Lendemain de fête
Rex dormait paisiblement dans son panier. Lorsqu'il ouvrit un oeil ce matin-là, l'animal fut ébloui par la clarté de l'astre solaire déjà haut dans le ciel, un réveil saisissant pour le jeune husky habitué à se blottir au petit matin contre le corps endormi de son maitre. En six ans de vie commune, jamais il n'avait dérogé à ce rituel consenti entre homme et canidé.
Le lit était désert. Aucun bruit familier dans la maison. Il fallait se rendre à l'évidence : le maitre avait quitté les lieux en catimini. Si fier de l'acuité des sens qui dirigeaient sa vie, Rex s'inquiéta de cette soudaine défaillance.
Sous la caresse des rayons du soleil, les paupières à demi closes, le chien se remémorait les paroles prononcées chaque jour lorsqu'ils se séparaient. Je te confie la maison. Rex n'était pas dupe. Avec la télésurveillance, les portes blindées et l'installation du système d'alarme tout dernier cri, cette activité ressemblait davantage à un emploi fictif qu'à une véritable mission de confiance.
Dès son plus jeune âge, l'éducation très stricte qu'il avait reçue lui interdisait toute expression lyrique susceptible d'enfreindre les mœurs de la vie aristocratique. Il avait un rang à tenir et aimait qu'on le récompense. Alors, sans excès de zèle et dans l'espoir de se divertir, le toutou des beaux quartier s'offrait parfois le loisir d'effrayer les tourterelles perchées sur le garde-corps des balcons. À ses moments perdus, il aimait se moquer de ces oiselles sans cervelle. Il se tenait en embuscade et observait avec attention leur attitude. Tout d'abord timides, leur curiosité excessive, leur naïveté naturelle les poussaient inévitablement à franchir l'espace privé du balcon. Il se délectait attendant patiemment qu'elles affichent un air conquérant pour opérer sa métamorphose et surgir en bête féroce.
Le jeune husky se réjouissait de mener une vie désinvolte, insouciante et plaisante.
Quelle heure pouvait-il être ? Dans un long soupir désabusé, l'animal engloutit sa truffe humide dans l'oreiller en plumes brodé à son effigie. L'impatience de se rendormir était grande. Dans chacun de ses rêves, Rex s'évadait vers de vastes étendues sauvages où il découvrait le monde aux côtés d'une meute de loups qui l'avait adopté. Il avait échangé des regards complices avec l'un d'entre eux, un loup indépendant aux yeux vairons, l'allure altière, le pelage ébouriffé. Le reverrait-il ? La puissante migraine qui maintenait son crâne en étau lui interdisait pour l'heure tout abandon au monde onirique. Avait-il lapé par inadvertance ce breuvage brulant qui donne aux hommes la gueule de bois ? Avait-il abusé de croquettes frelatées ? Malgré ses efforts, aucun souvenir ne lui revenait en mémoire.
De son panier situé en un point stratégique, l'animal disposait d'une vue circulaire sur toute la superficie du loft. À son grand étonnement, il aperçut les coussins du canapé en bataille, des canettes et bouteilles renversées, plusieurs balles de tennis, des colliers multicolores ainsi que d'autres objets ludiques qui jonchaient le sol. Plus intriguant encore, les pages du Financial Times et du Wall Street Journal, étaient réduites en lambeaux. Une bande de chiots livrés à eux-mêmes n'aurait pas produit pires dégâts.
Que s'est-il donc passé ici hier soir ? Un anniversaire ? Ce mot évoquait instantanément un nouveau casse-tête : la table des multiples de sept. 7 x 6... À 42 ans, dans la force de l'âge, ses rotules le faisaient déjà affreusement souffrir. Le « genu-elbow » le menaçait et malgré cela, il resterait farouchement opposé au port disgrâcieux de genouillères. Dans quelques semaines, sept ans de plus allaient peser sur ses articulations. L'année suivante, il serait à la mi-temps de sa vie... Qu'avait-il fait de son existence ?
Malgré les questionnements qui s'imposaient à son esprit, en fin limier, Rex tentait de poursuivre son expertise. D'un caractère obsessionnel, son maitre n'aurait jamais toléré un si grand désordre chez lui. Quitter le domicile de toute urgence pour une raison majeure était la seule explication plausible.
La baie vitrée, exceptionnellement fermée, marqua une nouvelle déception. Il ne pourrait même pas mettre le museau dehors de la journée. Et si le maître ne revenait pas ? Forcé de constater sa dépendance pour les actes essentiels de la vie quotidienne, une bouffée d'angoisse l'envahit et le chien prit conscience de l'ambiguïté de son statut. Son humeur taciturne virait maintenant à la rébellion. On l'avait prénommé Roi, il n'était que domestique !
Rex sentait monter en lui la rage de ses ancêtres alors que son organe vocal se gonflait des sons refoulés de son enfance. Alors qu'il s'apprêtait à enfreindre la règle d'or du silence, l'animal décela une présence humaine de l'autre côté de la porte d'entrée.
« Rémy ? Tu es là ? Ouvre-moi s'il te plaît ! »
« Wap ! Waouap ! »
« Ta réception déjantée, un véritable ravage ! Dire que par timidité, j'ai longtemps hésité à me décider. Quelle idée géniale de s'amuser entre puppy ! »
« Waouaap Waouaap... Houaaap ! Huouuaappp ! »
« Lacérer de concert les pages de la presse économique, tu ne peux pas savoir ce que j'ai ressenti et pour finir les vocalises sous les étoiles, c'était divin... Ce matin, plus aucune envie de me foutre en l'air, plus aucune envie de renoncer à ma vie. Je viens de déchiqueter ce minable contrat de travail signé la semaine dernière. Au diable le trading ! Je me sens prêt à dévorer ainsi tout ce qui ne fait plus sens dans mon existence. Nous savons maintenant fuguer dans la vraie vie. Je suis libre... Tu entends Rémy... L I B R E. »
« ... »
Sous l'effet de la fête, l'esprit de Rex basculait entre deux mondes, celui des loups qui l'attirait et celui des hommes bien plus féroce, qui l'entouraient.
Annotations