07.Sans passer par quatre chemins

12 minutes de lecture

Joyce

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

Octobre 2023

Un bâillement m'échappa, mais je m'obligeais à la concentration. Aux vues des quantités d'informations conséquentes que j'avais du traiter dans des délais brefs ces derniers jours, quelques heures de sommeil me manquaient probablement. Qu'à cela ne tienne, j'en avais vu d'autres. La charge de travail avait quelque peu diminuée ce matin, en revanche. Alléluhia !

Je ne m'attendais pas à tenir bien longtemps au sein d'A.J. Investigation sans me battre. Avec Jones pour rédacteur-en-chef, le moindre écart me conduirait directement à la porte. J'étais déjà étonnée de ne pas avoir été démise de ma nouvelle fonction à l'instant où j'avais quitté la salle de réunion, cinq jours plus tôt. Depuis lors, je n'avais pas revu ne serait-ce que l'ombre d'Alec, à mon grand soulagement. Soyons honnête, peut-être avais-je volontairement évité l'étage des chefs. Si, bien d'ailleurs, qu'un appel de Brett m'informa d'une convocation à son bureau une fois l'affaire qu'il m'avait confié parcourue. Et mince. Je levais les yeux vers Angie qui se mordit les lèvres d'inquiétude.

— A quel point c'est mauvais signe ? Notre beau chef Samson a l'air de vouloir bosser avec toi. Tu crois que c'est le moment où tu te retrouves à devoir faire tes cartons ? Ajouta-t-elle en baissant drastiquement le volume de sa voix.

Je pianotais en rythme sur le clavier, rentrant les données que j'avais sous les yeux avec un haussement d'épaules.

— Si ça ne tenait qu'à notre PDG, la place en face de toi serait vide ou aurait un nouvel agent de traitement, émis-je avec neutralité. Je pense pouvoir remercier Brett.

C'était pratiquement une certitude. A moins qu'Alec ait décidé de mettre de côté son animosité vieille de plus de dix ans de côté. Et quelle animosité... Les mêmes questions que j'étais parvenue à entériner dans mon for intérieur ressurgissaient inlassablement depuis le début de la semaine, lorsque je n'étais pas accaparée par le travail. Pourquoi un tel mépris, une telle indifférence, passé comme présente ? M'avait-il enrayé de ses souvenirs en fin de compte, au point de ne plus me reconnaître? Il avait si facilement tourné la page ? Je ne savais pas si je me devais de singer son comportement et agir comme s'il n'existait pas. Comme s'il n'était qu'un simple étranger, un patron sans visage, alors que le savoir à l'étage supérieur au mien me plongeais dans un état de quasi-fébrilité. La réponse à mes questions se trouvait à moins d'une dizaine de mètres au-dessus de ma tête. Comment avait-on pu en arriver à ce point de non-retour ?

Lycée public de Springer, Oklahoma

Décembre 2010

Les chutes de température, de plus en basses, promettaient un noël enneigé cette année, en tout cas je l'espérais ardemment. Le ciel m'offrit ce fabuleux cadeau moins d'une semaine plus tard, avec l'arrivée des congés scolaires. Je me précipitais dans le salon, encore en pyjama, les yeux brillants et plaquais mon visage contre la fenêtre avec émerveillement. Il neige ! Sans perdre un instant, j'attrapais un manteau dans l'intention de sortir, mais un rappel à l'ordre de ma mère freina aussitôt mon élan.

— Pas si vite, jeune fille ! Petit-déj d'abord, et les chaussures en priorité !

— M'man, y-y-il neige ! Gémis-je en levant les bras avec un ton fataliste.

— Et il neigera normalement encore dans quinze minutes, sourit ma mère avec un air qui ne laissait pas de place à l'opposition. Je veux que mes deux grandes filles aient l'estomac plein et les patounes au chaud avant d'aller se vautrer dans l'eau gelée !

— Ca fait des années qu'on a pas vu la route assez blanche pour qu'ils sortent les chasse-neiges dans la rue, rouspéta Emma en se mettant tout de même à table tandis que je tendais déjà mon assiette dans le but d'engloutir son contenu sans même regarder ce qui s'y trouvait réellement.

Une fois dehors, mon ainée et moi fîmes exactement ce que notre mère avait prédit, et je n'aurais su dire laquelle de nous deux se retrouva la première étalée au sol, entrain de nager dans l'épaisseur glacée. Nous entamions une bataille de boule de neige malgré le froid qui s'infiltrait dans nos vêtements, bataille à laquelle je me soustrayais en courant, loin des projectiles.

— C'est bon j'arrête, me cria Emma, lassée. Bonhomme de neige !

Je me tournais vers elle et haussais la voix à mon tour pour combler la vingtaine de mètres qui nous séparait.

— On a p-p-pas fait de bo-bonhomme de neige de-depuis...

Depuis papa. Mes épaules s'affaissèrent lentement, alors que sans préavis, les rires de ma sœur et mon père résonnèrent à mes oreilles, comme s'il était encore présent. Il aurait dû les voir, les premières neiges de décembre, lui aussi. Il aurait dû... Une boule obstrua ma gorge, concurremment aux larmes qui montaient et m'étouffaient. Si seulement...

— JOYCE ! Hurla Emma.

Le temps que je ne lève les yeux pour comprendre la raison de sa soudaine anxiété et que je perçoive son visage déformé par l'angoisse, un crissement de roues et de chaines retentit derrière moi. Je n'eus pas le temps de bouger. Quelque chose me percuta violemment, m'entrainant dans une chute à plusieurs mètres. Une douleur irradia vivement mon dos et mon épaule, tandis qu'une sensation de chaleur se propageait contre mon visage et autour de mes côtes. Un grognement sourd et un souffle erratique me fit lever les yeux. Qu'est-ce que...? J'avais le visage coincé contre le torse d'Alec Jones. Il avait amorti ma chute. Il m'avait empêché de me faire renverser...Ses prunelles, chargés de colère, étaient braquées dans les miennes, complètement affolées.

— T-t-t-t-tu v-v-vas b-b-bien ? Soufflais-je en me relevant, inquiète.

Il m'imita en me regardant de la tête aux pieds avec une sorte de dégoût très prononcé, avant de chercher du regard l'automobiliste qui avait déjà rembrayé pour prendre la fuite.

— Ca va, Microbe ? Beugla Emma qui était déjà sur moi pour me saisir et m'étreindre à son tour jusqu'à l'étouffement.

Après s'être assurée que je n'étais pas blessée, elle me relâcha pour se tourner vers Alec.

— Merci pour ma sœur ! Hey, t'es le nouveau à Springer, c'est ça ? C'est quoi ton nom ? T'habites dans le coin ?

Il s'éloigna après un coup d'œil glacial qui m'avait plus congelé que le sol enneigé. Mes dents claquèrent, et je ne su si c'était le contrecoup, le choc ou le regard terrifiant d'Alec.

— D'où il sort, ce malpoli, ça l'aurait tué de répondr...Microbe, t'es gelée, viens, on rentre à l'intérieur, on va voir si tu n'es pas blessée !

En dépit de son expression froide et de son impolitesse, comme disait ma sœur... Alec Jones venait de me sauver d'un accident, et...

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

Octobre 2023

Angélina

— Allooo, la Terre appelle Joyce, tu m'écoutes ? Fis-je en secouant la main devant les yeux de ma partenaire de travail qui, à l'évidence, était complètement plongée dans ses pensées. Tu es entrain de chercher un prétexte pour éviter de te rendre au 3ème étage, c'est ça ? Tu ne pourras pas faire traîner ton dossier éternellement. En plus j'en ai besoin, ajoutais-je en désignant son ordinateur d'un mouvement oculaire.

— N-non, répondit-elle avant de faire nerveusement tressauter sa jambe. Je vais y aller, peu importe la raison ou le résultat.

J'acquiesçais. Certains de ses tics gestuels avaient tendance à m'agacer au début, mais j'avais la nette impression, depuis notre soirée au bar, qu'elle y trouvait un certain réconfort, voir même un meilleur aplomb verbal, aussi, je ne lui faisais plus aucun reproche. En parallèle, je mourais d'envie de la questionner au sujet du PDG et des rapports qu'ils entretenaient. Les brides d'informations crachées par sa grande sœur, bouillantes de rancunes, constituaient le teaser d'une saga croustillante de laquelle j'étais fort curieuse. Sauf que les regards gênés et les balbutiements de Joyce m'avaient incité à mettre le frein sur les questions. J'étais perplexe. Pas plus tard qu'hier, en me rendant joyeusement dans le bureau de Brett, toute guillerette, pour vérifier que le beau blond avait bien reçu mes mails et connaître son avis sur la série de clichés que j'avais réalisé le matin, j'avais aperçu notre PDG en train de repousser froidement une fille dont les yeux, débordants de larmes, attestaient d'un « échange » peu cordial. La porte du bureau de Brett s'était ouverte au même moment et, avec un regard d'excuse, il m'avait invité à le rejoindre, tandis que la jeune femme quittait l'étage en pleurs sous le regard insensible du rédac-chef. Quelle classe, vraiment.

Je dévisageais discrètement ma partenaire avec sollicitude. Avec un goujat pareille, elle avait dû morfler. Je passais une main dans mes cheveux, revenant sur ma dernière réflexion. Avant d'émettre un jugement, tiens-toi au fait de la situation. Ma collègue se leva en même temps qu'un tintement m'annonçait la réception d'un mail.

— Terminé, conclut Joyce en bougeant ses doigts sur ses hanches. Je vais voir si je dois faire mes cartons ou au contraire, dénicher une plaque à mon nom pour la poser sur mon côté de la table, sourit-elle en coin.

— Je croise les doigts pour la deuxième option, j'aime trop tes coiffures pour me réhabituer à une autre tête que la tienne à la gauche de mon ordi, répondis-je avec un rictus crispé.

J'avais sympathisé rapidement avec elle, et au regard de notre feeling, fluide et agréable depuis ce début de semaine, j'espérais sincèrement ne pas changer de partenaire de travail.

Brett

J'avais reçu la lettre de démission de Candace à la première heure sans avoir eu la pénible tâche de devoir la renvoyer moi-même, ce qui était une première. Je voyais plus habituellement les stagiaires prier pour rester et pleurer toutes les larmes de leur corps dans l'espoir qu'un poste, même minime, ne leur soit accordé. J'avais harcelé Alec de questions la veille jusqu'à ce qu'il ne daigne me céder un « De toute façon, tu devais la licencier, donc boucles-là et ne te plains pas. Je fais ce qui doit être fait, autrement dit, ce que tu n'a pas le courage de faire sans t'éterniser. Cette femme ne sait pas dissocier le travail et le privé, alors il valait mieux que je prenne les devants et ne me sépare des éléments à problèmes avant qu'ils ne deviennent ingérables. »

Je me massais les tempes avec exaspération. Rien qu'à cette phrase, j'étais presque sûr qu'il s'était passé quelque chose entre eux. Les regards de Candace se révélaient pour le moins éloquent quant à leur potentielle proximité. Alec, t'es le pire quand tu t'y mets.

Beaucoup le prenait pour ce qu'il voulait bien montrer de lui, à savoir un homme froid, distant et exigeant, insensible et particulièrement intransigeant, à la limite du sadisme. Si je ne le connaissais pas depuis nos années fac et que je n'avais pas entrevu, à de rares moments, au-delà de la carapace d'arrogance et de domination qu'il affichait, j'aurais tendance à le croire aussi. Seulement, mon meilleur ami avait cette fâcheuse habitude de... Un toquement de porte interrompit la courte pause que je m'était octroyé.

— Entrez, répondis-je.

La porte s'ouvrit sur une Joyce au visage impassible, mais dont les yeux trahissaient le questionnement interne, voir une certaine appréhension.

— Content de te voir Joyce, la rassurais-je avec un sourire chaleureux et amical. Si je t'ai demandé de monter, c'est pour faire un point sur le travail de cette semaine. Je m'y engage auprès de tous les nouveaux, le premier mois.

Mois avant le terme duquel, généralement, j'ai un retentissement factuel de la part de notre râleur-en-chef, mais c'est mon problème et j'espère que ce ne seras pas le tien.

— Asseyez-vous, je vous en prie, n'attendez plus que je vous y invite. Tout d'abord, je tiens à vous féliciter pour votre investissement et votre application. Je vois que vous avez l'habitude de traiter sur différents sujets et le changement comme la quantité de travail à abattre ne semble en aucun cas vous impressionner.

Un léger sourire passa sur les lèvres de la journaliste.

— Il est vrai qu'on a pas le temps de flâner, à A.J. Investigation, rit-elle tandis que ses doigts pianotaient avec légèreté sur son genou. M-mais ça me convient parfaitement, se précipita-t-elle en interrompant son mouvement sous mon haussement de sourcil inquisiteur.

— Calmez-vous Joyce, m'amusais-je dans un pouffement, je ne vais pas vous accusez de vous plaindre. En outre, ce serait...justifié.

Elle ne pipa mot, me laissant poursuivre.

— Je vais vous faire une confidence, révélais-je sans la quitter des yeux. J'adapte le labeur au profil qui se présente pour ce travail, et il y a bien longtemps que je n'avais pas eu besoin d'alléger mes demandes. Bien au contraire, même, et ce, particulièrement avec vous.

Les yeux de la jeune femme s'agrandirent et ses lèvres s'entrouvrirent, manifestant de son étonnement.

— Vous...

— Vous avez bien compris, Joyce. J'ai volontairement augmenté la consistance du travail auquel je vous ai mandaté.

Un long silence s'ensuivit, rompu par un mot relâché dans un souffle de la jeune femme.

— Pourquoi ?

Je me réhaussais sur mon siège et répondis avec un sérieux assez rare, de ma part.

— Croyez-moi, je le fais réellement dans votre intérêt, Joyce. D'une part, je ne vous cèderais pas une charge de travail aussi conséquente si je n'étais pas persuadé que vous êtes capable de l'accomplir, j'étudie vos comptes rendus. D'autre part...je ne suis pas le seul.

Jusqu'où pouvais-je déborder, dans la justification, sans paraître intrusif ?

— Ne passons pas par quatre chemins, vous voulez bien ? Votre candidature, bien qu'elle m'ait ravi, n'a pas fait pas l'unanimité.

La poitrine de Joyce s'immobilisa, signe qu'elle avait cessé d'apprécier la qualité de l'air.

— Je ne sais pas quel conflit vous oppose, vous et le rédac-râleur-en-chef, soulignais-je rapidement, mais la seule façon de lui clouer le bec sur vos compétences, c'est encore de les lui montrer.

Même si par-delà ma conscience pro, j'étais au bord de l'implosion d'interrogations. La jeune femme continuait de me fixer, les sourcils froissés de gravité. Oups.

— Je me doute que cet argument relève plus du personnel que du professionnel, grimaçais-je. D'ailleurs ça ne me regarde pas et vous n'avez aucune justification à donner à qui que ce soit, évidemment. Seulement...

Je pris une grande inspiration, à la recherche de la tournure de phrase qui pourrait atténuer l'impact de mes mots précédents, lourds de sens.

— Vous avez l'étoffe de la profession à laquelle vous aspirez Joyce, et si vous croyez en vos capacités comme je le fais, ne baissez pas les bras. Je vous éprouve sur du court terme, juste suffisamment longtemps pour faire entendre raison à quelqu'un que vous semblez connaitre aussi bien que moi. Après ça, l'épée de Damoclès disparaîtra.

La jeune blonde baissa les yeux sur ses cuisses, de sorte à ce que je n'eus plus aucun moyen de voir son expression.

— Joyce ? Je ne voulais pas vous...

Elle releva brusquement la tête, et je pus contempler ses yeux, animés d'une détermination étonnamment farouche.

— Combien ? De combien de temps m'avez-vous fait bénéficier auprès de lui pour faire mes preuves, Brett ? Précisa-t-elle en accélérant la fréquence de percussion de ses doigts sur son genou ainsi que son élocution.

— Un mois, reconnus-je, épaté par le fait qu'elle ait compris d'amblée que j'avais intercédé en sa faveur, jusqu'à la conclusion de l'ultimatum.

Un sourire éclaira son visage, avant qu'elle n'acquiesce.

— Je vais vous laissez dans ce cas, j'ai du travail.

— Joyce, vous...

— Je vous remercie de votre franchise et de vos compliments, Brett, ils me vont droit au cœur. Alors allez-y, ne me ménagez pas. Je vais faire ce pour quoi on me paye, asséna-t-elle avec une assurance des plus solides. Et si je ne suis plus dans ces locaux dans un mois, ajouta-t-elle avec un regard suffisant, vous et moi saurons de manière absolue qu'il ne s'agit pas de mes compétences journalistiques dont il est question.

Avec un signe de la tête et un geste de la main, la jeune femme quitta mon bureau et referma la porte derrière elle, me laissant scotché à ma chaise. Un rictus amusé étira mes lèvres et je calais mon menton sur mon poing en appui sur la surface boisée. Alors ça...La suite promettait d'être intéressante.

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Bonjour à tous !!!

Joyce est mise au courant sur une indiscrétion de Brett qu'elle est sur la sellette à cause d'Alec, qui, dans ce chapitre, à mon goût, mériterait amplement quelques baffes x)

Le prochain chapitre va, semblerait-il nous accorder un moment dans les réflexions de Joyce qui parait plus que regonflée à bloc et déterminée à prouver sa valeur (je constate à ce sujet que je n'aborde pas beaucoup le dur du métier de journaliste d'investigation -sur lequel j'axe mes recherches à l'heure actuelle-. J'espère, avec le défilé des chapitres, restituer davantage les aspects de cette profession pour le moins riche, et navrée pour les erreurs potentielles qui pourraient éventuellement naître, je touche -encore- à un domaine que je ne maitrise pas du tout !)...à bientôt !

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