16.Confidence pour confidence

9 minutes de lecture

Note de vocabulaire :

Syndrome du survivant : Réaction psychique d'une personne traumatisée ayant été exposé à une situation qui aurait pu lui coûter la vie alors que d'autres ont péri. Ressenti principal (simplifié et abrégé) : Lourde culpabilité, sentiment d'injustice, logique contreproductive selon laquelle l'individu aurait du, lui aussi, mourir.

Sur ces paroles pleines de joie... Bonne lecture !

Joyce

Lycée public de Springer, Oklahoma

Janvier 2011

J'ouvris à mon tour ma veste pour m'en débarrasser et m'asseyais entre les genoux d'Alec, de dos à lui, avant de m'en recouvrir comme d'une couette.

— Un s-seul m-mouvement dé-déplacé Jones, et j-j-je te jure q-que tu le re-regretteras, le prévins-je en m'adossant contre son torse qui vibra légèrement, signe qu'il riait.

Il referma les pans de sa veste autour de moi avant que le silence ne se fasse de nouveau dans l'habitacle. Moins d'une dizaine de minutes plus tard, j'avais cessé de grelotter. Je ne l'aurais reconnu pour rien au monde, mais... J'étais réellement bien. Dans les bras d'une armoire à glace qui me faisait minimum deux fois en largeur, je ne me sentais pas seulement à l'abri du froid, même si je savais que ce n'étais qu'illusoire. Mes cauchemars me rattraperaient une fois mes yeux clos. Je frissonnais, ce à quoi Alec répondit en serrant davantage ses bras autour des miens. Au bout d'un moment il remua et son portable apparut sous mes yeux.

« Dors. »

— J'y arrive p-pas, mentis-je tandis qu'il tapait de nouveau.

« Essayes. »

Je fermais les paupières, m'obligeais à ralentir mes inspires pour donner le change, mais étonnamment, je ne parvins pas à le berner.

« Tu me prends pour un con ? »

— T-tu m'emmerdes, soufflais-je avec agacement.

Son corps s'agita de tremblements et je me retournais pour le voir sourire. Apercevant mon mouvement, il retrouva son sérieux et, d'une main, attrapa mes joues pour faire pivoter mon regard vers son portable.

— Hey !

« Puisque tu ne veux pas dormir... »

Il fit une pause et j'attendis, impatience de savoir ce qu'il allait bien pouvoir écrire.

« Est-ce que tu te souviens de la tuerie d'Houston Height de l'an dernier ? »

Si je m'en souvenais ? J'avais fait deux nuits blanches d'affilées et supplié ma mère de ne pas m'envoyer à l'école. Toutes les chaines d'informations en ont parlé en boucle durant des semaines, jusqu'à ce que le drame ne tombe aux oubliettes. Comme tous les massacres de masse frappant les établissements américains. J'opinais de la tête en me mordant la lèvre inférieure.

« Un gars qui était inscrit là-bas a vu son meilleur pote étendu raide mort. Il a aussi perdu sa nana dans ses bras avant de prendre une balle. »

Mon souffle se coupa brusquement en fixant ses mains, instables. C'était affreux. Je me tournais de manière à me retrouver face à lui. Je déglutis, mais me forçais à verbaliser. Son visage inexpressif laissait la parole à ses yeux empreint de souffrance qui répondait déjà à la place de ses doigts.

— T-tu le c-co-connaissais...

Il releva avec lenteur le bas de son pull jusqu'à son torse et je devinais qu'il n'avait pas dans l'idée de partager la vue de sa musculature. Une cicatrice qui n'avait pas encore blanchi par le temps, toujours violacée et d'un petit diamètre, maculait sa peau. Je ne parvenais pas à relever les yeux vers son visage, choquée comme je l'étais par ce que je venais d'apprendre. je frôlais sa côte supérieure du bout de mes doigts sans toucher à la blessure cicatrisée, comme si mon contact aurait pu rouvrir la plaie. Son meilleur ami avait été tué. Sa petite-amie... ma gorge se serra et je ravalais le flot de larmes qui remontaient. Rassemblant mon courage, j'affrontais son regard tandis qu'il m'examinais.

— Et... et l-le tireur ?

Un signe négatif de sa part m'appris qu'il ne le connaissait pas.

— T-tu as cessé d-de p-p-parler depuis ?

Cette fois, il acquiesça, puis écrivit une nouvelle note.

« Il vit sa meilleure vie. Les trois autres ont été attrapé, mais lui, il court toujours. »

Quatre tireurs ?

— Les... les infos ne p-p-parlaient q-que de t-t-trois ti-tireurs, soufflais-je. Pou-pourquoi ?

« A cause de cette question, je suis resté à l'hosto plus longtemps que prévu et j'ai même changé de chambre. Mais un jour je le saurais. »

Alec vivait avec des questions sans réponses, lui aussi. Avec un deuil impossible à faire, lui aussi. A composer avec le syndrome du survivant*, lui aussi. A avancer avec des séquelles handicapantes galère à surmonter, lui aussi. J'avais beau comprendre partiellement ce qu'il ressentait... j'avais l'impression que sa douleur était plus terrible que la mienne. Peut-être parce que plus récente. Une chose demeurait intemporelle et similaire, en revanche. L'injustice. L'arrachement trop brutal, trop impromptu, trop... définitif. Je jetais presque mon visage contre son torse et m'accrochais à son pull. S'il broncha à mon étreinte soudaine, il ne fit rien pour me repousser. A la place, je sentis sa main se poser sur mon cuir chevelu et le caresser.

Comté de Jasper, Texas

31 Octobre 2023

« Oh. Oh. Je te parles. Tu es venu comment ? »

Je faillis sursauter avant d'apercevoir l'expression maussade d'Alec, debout devant moi, impatient.

— J-je... heu... Ne t'en fais pas pour moi, me repris-je. Je me débrouille.

Je n'allais pas lui révéler que je n'avais plus les moyens d'assurer mon véhicule depuis plusieurs mois. Ma situation financière ne le concernait pas.

« Je t'ai posé une question Carson. Ne me fais pas répéter. »

Ses injonctions me tapais sur le système, aussi je me mordis la langue pour ne pas devenir aussi désagréable que lui.

— J'ai un faible pour les transports en communs. Satisfait ?

Il se dirigea vers sa voiture, garée juste devant nous et claqua le toit d'un main.

— Ça ira, je...

Le regard incendiaire du PDG d'A.J. Investigation suffit à me convaincre de choisir mes combats. Je rouspétais en prenant place côté passager.

— Si tu as quelque chose à rajouter, tu pouvais très bien le faire ici et rentrer chez toi.

Sans tenir compte de mon commentaire, il démarra en trombe.

Alec

Midtown, Houston, Texas

31 Octobre 2023

Je me garais devant l'adresse indiquée sur son curriculum vitae en scrutant le quartier. Elle habitait à moins d'une cinquantaine de minutes de chez moi seulement, mais la différence d'ambiance était flagrante. Qu'est-ce qu'elle foutait dans ce quartier ? Elle n'avait pas la tête à se fondre dans un décor aussi malfamé. Elle ressemble à s'y méprendre à un petit ange. Un rictus m'échappa, mais je ne fis aucun commentaire et la regardais regagner son appartement avant de reprendre la direction nord.

Je croyais qu'une fois l'autre partie, je pourrais enfin me relaxer. Quelle blague. J'ouvris la fenêtre côté passager mais rien n'y fit. Son putain de parfum, subtile et entêtant, flottait encore dans toute la bagnole. Pourquoi je m'étais infligé ça ? J'étais sûrement trop habitué à morfler, je ne savais pas faire autrement. J'aurais dû la laisser à Jasper et me barrer. Je grinçais des dents. Me retrouver coincé avec elle dans ce cabinet, puis dans ma caisse s'était révélé être un supplice. Pour moi. Absolument tout me renvoyais à nos années à Springer. Alors que j'arrivais devant mon garage, je tournais les yeux sur le siège arrière avec une nostalgie que je me haïssais d'éprouver.

Lycée public de Springer, Oklahoma

Janvier 2011

J'ouvrais les yeux en grognant pour constater que le soleil brillait déjà. Le soleil ? Je baissais les yeux pour découvrir ma camarade de classe étendue sur moi, dormant d'un sommeil paisible, l'une de ses mains enlacée dans la mienne. Je cherchais du regard mon portable pour le trouver à portée, sous le siège et tendis mon bras libre. 8H35. J'étais dans un état proche de la sidération. Je n'avais pas quitté Terre aussi longtemps depuis mon coma, c'était certain. Je ramenais mon attention sur la fille fragile. Joyce Carson. Ni elle ni moi n'avions bougé, de toute la nuit. J'avais le dos endolori, je suais tant j'avais chaud sous ma couverture humaine, mais j'avais bel et bien frappé mon meilleur somme depuis un an. Est-ce que c'était le fait de m'être confié sur ce qui m'était arrivé qui avait favorisé mon repos ? Ou était-ce parce qu'elle semblait me croire ? Ou seulement parce qu'elle, à la différence des autres, elle avait entendu ma souffrance sans mes mots ? Parce qu'elle le connaissait, ce seuil de mal-être ? Un cumul ?

J'étais autant capable de la sortir de son sommeil que de trouver une réponse tranchée, alors je me contentais de la regarder dormir en savourant la douceur de sa paume. C'est vrai qu'elle était petite, en comparaison de moi. Ses lèvres pleines s'entrouvraient par moment, murmurant de façon inaudible des brides de mots que je ne pouvais comprendre, mais j'étais étrangement apaisé par son calme. Joyce était la première de qui j'exigeais la parole, alors que je ne supportais plus entendre les racontars de tout un chacun. Elle était parvenue à me faire rire, sincèrement. Elle avait fini par me toucher, aussi. Qu'est-ce qu'elle avait de si spéciale ?

Un rayon de lumière tomba droit sur son visage alors que le soleil dépassait un arbre, et elle gémit en enfonçant davantage sa tête contre mon torse. Je m'en amusais et toussotais involontairement. Elle leva vivement les yeux vers moi, grands ouverts cette fois. Ouais Carson, me regardes pas comme ça, on a bien dormi là. Je lui octroyais un sourire en coin charmeur, auquel elle répondit avec une moue exaspérée.

— I-i-il est quelle heure ? S'inquiéta-t-elle.

Je tapotais sur mon écran avec un flegme absolu. J'étais trop à l'aise pour songer à décaler d'ici.

« Assez tard pour avoir raté le début des cours. Fais pas chier, rendors toi, t'avais l'air sage. »

Si ses yeux pouvaient sortir de leur orbite façon cartoon, ils le ferait.

— On a raté les cours ! Mon Dieu, 9h, paniqua-t-elle en se relevant d'un bond.

Sa tête heurta le plafond de la voiture, la faisant se rasseoir et grimacer. Elle se tourna de nouveau vers moi alors que j'éclatais de rire. Ma respiration saccadée s'accordait avec la sienne, paniquée.

— Et-et-et-et ça te f-fait rire toi ? Est-ce que...

Joyce se calma avant de réfléchir un instant, plus posément.

— J'ai d-d-dormi toute la nuit ? Souffla-t-elle.

Si je ne souffrais pas d'insomnies chroniques et si je n'étais pas bouffé par mes propres cauchemars, j'aurais ris de plus belle à sa demande absurde. Mais je compris. Elle aussi. Sa question me calma d'amblée. Je plaçais mon portable entre ses doigts.

« T'as pas bougé de la nuit, Joyce. »

Je lisais son trouble alors qu'elle se perdait dans mon regard. Mes yeux dévièrent une fraction de seconde de trop vers sa bouche avant que je ne récupère mon téléphone.

« T'en ai même arrivée à me baver dessus. Bouges-toi de sortir, maintenant. »

Parce que si tu continues à me mater avec ces-yeux là, belle blonde, je sais pas ce qui va m'empêcher de t'embrasser à part une belle gifle de ta main...

Je la regardais ouvrir la portière et s'extraire de ma caisse, avant de me frotter le visage. J'avais grandement besoin de tirer un coup. Ça devait être ça. Ou pas.

Joyce

Midtown, Houston, Texas

1er Novembre 2023

Des vibrations me réveillèrent en sursaut. Mon portable. Encore somnolente, je regardais mon réveil pour constater qu'il était 3H du matin. Maman ? Emma ? Bien réveillée et alerte, je m'emparais en vitesse de mon portable pour découvrir un numéro inconnu.

Inconnu

« Inutile de vous précisez que vous devez être au bureau lundi matin, je présume. »

Si j'avais encore eu le moindre doute sur l'expéditeur, un nouveau sms arriva pour le confirmer.

« Bonne nuit B.B. »

L'en.Foi.Ré. de première. On était DI-MAN-CHE demain ! Il déraille ou quoi ? J'étais enfin parvenue à m'endormir. Je fusillais du regard l'appareil en me demandant ce que j'avais bien pu faire de mal pour me retrouver sous les ordres d'un patron pareil. Un rictus un peu sadique balaya mon expression furieuse. Si tu veux vraiment m'emmerder, Alec Jones, il va falloir te lever très, très tôt.

-----------------------------------

Bonjour tous le monde !!!

Dans ce chapitre, nos perso-principaux-premièrement-antagonistes-anciennement-protagonistes-puis-de-nouveau-antagonistes (oui, c'était très lourd, tentez de le lire à voix haute celui-ci x) se retrouvent à penser au même moment de leur rapprochement, soit environ deux mois et demi après leur rencontre (le délai paraît correct pour envisager des confidences et une proximité acceptable. N'hésitez pas à me signaler si vous estimez que le rappel des événements traumatiques au travers de leur discussion vous apparait comme redondant).

Mais il semble que le Alec du présent n'est pas complètement en paix avec celui du passé. Joyce l'impacte toujours malgré lui, et il le lui fait payer.

Le prochain chapitre sera composé... de mots. Sachez qu'aux vues du chiffre qu'indique le réveil, c'est le meilleur avant-goût dont votre auteur soit capable ^^' (mis à jour prochainement)... à bientôt !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Rose H. Amaretto ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0