23.Muttum

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Joyce

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

5 Novembre 2023

Cette journée est interminable.

C'était ce que me renvoyait régulièrement les prunelles d'Angie en croisant les miennes lorsqu'elle lâchait les coupures de journaux ou l'un des relevés et rapports de la pile incommensurablement longue que nous avions divisée en deux, chacune la sienne. J'avais supposé que connaître une partie de l'histoire d'Alec me donnait un avantage temporel sur ce que nous devions explorer, mais je me trompait lourdement. Chaque nouvelle pochette m'arrachait un cri douloureux et inaudible. Je savais qu'à chaque rapport saisi, à chaque article, c'était un morceau d'espoir et du temps d'existence d'Alec que j'épluchais. Sa vie tenait littéralement entre mes doigts. Toutes les heures qu'il avait accumulé à rechercher des preuves, des indices aussi petits soient-ils, pour chaque fois repartir à la case départ. Combien de fois avait-il laissé le découragement l'accabler ? Combien de fois, frustré de s'être trompé ou de tomber sur une nouvelle impasse, il avait été tenté de tour balancer à la benne ?

Mais il tenait bon. Il continuait de s'accrocher. Et, plus de treize ans après les faits, son acharnement payait et lui offrait, gracieusement l'identité du visage qui le hantait.

— Il espère vraiment qu'on trouve quelque chose qu'il aurait raté lors de cette fusillade ? Me questionna Angie. C'est improbable. Ses recherches franchissent les frontières du pays, même. Il était déterminé et il a envisagé toutes les pistes. Et rien qui ne se rattache même de loin à Riley Hart.

— Il ne veut rien laisser au hasard, répondis-je. C'est aussi sa manière de nous mettre à jour. Je suis persuadée que de son côté, il est en train de décortiquer le parcours des Hart et leur passé. Voilà pourquoi il nous brief. Parce que nous, nous allons continuer sur l'enquête présente. Il exige qu'on fasse les liens appropriés et qu'aucun détail ne soit oublié. Tiens, le résumé de l'armurerie du centre de Dallas, fis-je en lui tendant la copie que je détenais. Les balles retrouvés sur place proviennent du même fusil, commercialisé un mois avant les faits.

— Ainsi qu'une palanquée d'autres à travers tout le Texas, l'État le plus armé jusqu'aux dents, où la détention d’une arme est même autorisée sans permis et sans formation depuis Août 2021, pesta-t-elle en saisissant le document. Et on a même pas encore choppé la pile « contrebande et marché noir », ajouta-t-elle en désignant les quatre centimètres de document à ma gauche. On va jamais s'en sortir avant la semaine prochaine !

Je la fixais un instant avant de rétorquer à voix basse, la gorge nouée, en tapotant le papier.

— On va y passer deux ou trois jours, Angie. Lui, il y a passé treize ans.

Un soupçon de culpabilité traversa les yeux de mon binôme qui baissa de nouveau les yeux vers les archives.

— Il a du courage. Et de l'obstination.

Je hochais la tête avec véhémence. C'était bien la raison pour laquelle j'étais tombée amoureuse de lui. Au bout de plusieurs heures de travail acharnés, l'arrivée de Brett nous fis lever les yeux.

— Fin les filles, il est temps de raccrocher pour aujourd'hui.

Angie se leva, mais je restais assise.

— Je termine cette pile et je m'en vais, répondis-je à Brett en souriant.

— Tu rigoles ou quoi ? S'exclama mon binôme en croisant les bras. À chaque fois que tu dis ça, y en a pour des heures avant que tu ne quittes le bureau ! Ça suffit !

— Juste celle-là ! Je mets un réveil, regardes, fis-je en pianotant sur mon portable. Comme ça, dans moins d'une demie heure, je suis dehors.

Après avoir obtenu un sursis de mon chef et ma partenaire en terme de réprimandes, je replongeais le nez dans les archives. Mes yeux se perdirent sur la description du tireur et du portrait-robot qu'Alec avait réalisé par ses propres moyens. Il était typique, mais les traits de ressemblance avec le porte-parole d'Evy-health étaient flagrants. Tant d'années pour lui associer un visage.

La porte s'ouvrit à la volée, me faisant lâcher le portrait-robot. Les yeux glacés d'Alec se posèrent dessus avant qu'il ne les relèvent vers moi. Je baissais les miens.

« Mettez votre blouson, Carson. »

— Je peux juste terminer ce...

« Vous avez suffisamment travaillé », me coupa la voix de IPhone.

Cette fois, je liais mes prunelles aux siennes.

— Pas autant que toi, soufflais-je, la voix entravée par l'émotion accumulée au court de la journée.

Pendant une fraction de seconde, un sentiment de douceur imprégna ses iris, mais ce fut de courte durée.

« Blouson, Carson. Ne me fais pas répéter. »

J'obtempérais sans discuter, sachant qu'il s'agissait d'une des conditions incontournables de mon travail ici, aux vues de son choix de mots.

Alec

Lycée public de Springer, Oklahoma

Février 2011

Cette salle de musique, j'y retournais, à reculons pour commencer, mais l'expression de la petite blonde à ma vue, plus d'une fois, continuait de m'attirer malgré moi. Elle voulait un public. Et elle voulait entendre le son de ma voix, celui que je ne voulais ou ne pouvais plus libérer. À force, j'étais devenu incapable de le savoir. À quoi bon, l'unique fois où j'aurais souhaité qu'elle me serve, ma putain de voix s'était avérée inutile. Seuls mes poings comptaient, en mesure de faire la différence.

— Tu sais c-c-comment on le dit, en f-f-français ? Mot.

Je haussais un sourcil, peinant à comprendre ce qu'elle baragouinait. Joyce me regarda avec un sourire aussi espiègle que rayonnant.

— Mot v-vient du latin « muttum », q-q-qui si-signifie grognement. Alors, p-p-peu importe l'avis gé-gé-général, tu parles t-toi aussi. À-À ta façon.

Je lâchais un bruit proche du cracha avant de griffonner sur un calepin neuf. À cause d'elle, j'en arrivais au cinquième. C'était bien plus que tout ce que j'avais utilisé en une année entière.

« Tu viens de l'inventer, celle-là. »

— P-pas du tout ! Se vexa-t-elle. Cherches s-s-si tu ne m-me crois p-pas !

« De toute manière, qu'est-ce qu'on en a à cirer d'un pays où on mange des escargots gluants et des cuisses de grenouilles à peine cuites ? »

Elle jeta un coup d'œil à mon bloc avant de se mordre la lèvre. Elle pouffa, une fois, puis deux, avant d'éclater de rire. Un vrai fou-rire, comme je n'en entendais que rarement, de sa bouche. J'aurais pu l'envoyer chier, mais à cet instant précis, la seule chose que j'avais pu faire, c'était la regarder s'esclaffer en se tenant presque les côtes. Le coin de ses eux brillaient légèrement et malgré moi, un sourire étira mes lèvres, sincère, avant que je ne me fige pour reprendre un visage verrouillé. Le rire de Joyce venait de se tarir. Elle me contemplait les lèvres entrouvertes, et avait lâché la feuille qu'elle était sensée lire. Elle inspira avant de secouer la tête.

— Tu d-devrais sourire p-p-plus souvent comme tu v-v-viens de le faire.

Un nouveau sourire plus moqueur et carnassier glissa sur mon expression, cette fois.

« Pourquoi faire ? Charmer les Bigleuses Bègues ? »

— Tu f-f-ferais moins peur, rétorqua-t-elle en levant le menton.

« Si tu flippais vraiment, tu ne te permettrais pas ce genre de remarque, B.B. »

Le soir même, incapable de trouver le sommeil, comme presque toutes les nuits, je repensais à notre échange. M'asseyant sur le rebord de mon lit, je scrutais mon reflet dans le miroir. Le gars qui me fixait dans ce dernier, le regard sombre et cerné, donnait tout sauf envie de rire. Vu ma carrure, j'avais plus la gueule du type qui allait braquer une banque que celui qui s'apprêtait à aider une petite vieille à traverser. Penser à son rire adoucit légèrement mes traits.

« Dis... e-elle était comment t-ta voix, avant ? Grave ou ai-aigue ? D-Douce ou ou rauque ? »

J'inspirais lentement. Kara me disait souvent qu'elle trouvait mon timbre rocailleux, presque caverneux à mon réveil, et rauque le reste de la journée. Elle aimait ma voix et c'était, d'après ses dires, ainsi que je l'avais séduite. Ma voix. Celle qui m'avait été arraché en même temps que la fille dont j'étais amoureux. La douleur était lancinante, elle me crevait le cœur et, pour la millionième fois depuis un an, je laissais mes larmes moisir au fond de mon œsophage. J'avais besoin que ça sorte. J'en avais besoin. J'ouvris la bouche sans quitter mon image des yeux.

— ...

Pardon Kara. Pardonnes-moi. Mes dents se serrèrent et après plusieurs tentatives, seul un murmure s'échappa d'entre mes lèvres, un souffle sans la moindre tonalité.

— Joyce...

Sans que je ne puisse les retenir, les larmes jaillirent dans un flot quasi ininterrompues. Ce soir-là, je vidais toutes les larmes que mon corps avait emmagasiné avant de sombrer.

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

10 Novembre 2023

— J'ai trouvé !

La porte de mon bureau, ouverte à la volée, claqua presque contre le mur. Joyce tressaillit avant de serrer les dents et pivota lentement vers moi après l'avoir précautionneusement refermé, l'expression coupable, puis retrouva toute sa conviction fracassante.

— J'ai trouvé où transitait le reste de l'argent injecté sur le compte de Marvin Dudson, m'expliqua-t-elle. Une clinique à proximité du Nouveau-Mexique, juste avant la frontière.

Denver City ? vraiment ? Je retins mon souffle, pressé.

— Dans la ville de Denver, poursuivit-elle, me confirmant ce que j'attendais. Axton Médical Center.

J'avais recherché et retracé tous les agissements de Hart père et fils, pendant l'année de la fusillade. Au moment des faits, Riley Hart était officiellement hospitalisé de jour dans une clinique du nom d'Axton Médical, à la périphérie de Denver que je venais de trouver non sans peine. Un sourire s'arrima à mon visage, certainement sinistre vu le sourcil haussé de la blonde qui me faisait face. Je lui tendis mon rapport qu'elle parcourut avant de relever un regard de connivence vers moi.

— Pourquoi un cabinet dentaire verserait-il des fonds à une clinique où le porte-parole d'Evy-Health aurait séjournée moins d'une journée ? On a pu vérifier l'authenticité du certificat délivré ou le nom du médecin qui s'est chargé de son officiel bras cassé ? S'enquit Joyce alors que je rédigeais déjà la réponse.

« Comme par hasard, personne n'est en mesure de me fournir le nom du praticien. »

— Qu'est-ce qu'on fait ?

« À ton avis Carson ? On va aller leur rendre une petite visite. »

— Denver se trouve à 560 kilomètres d'ici, souligna-t-elle, dubitative. On en a pour près de 9 heures de route.

« C'est pour ça qu'on part dans une heure. Vas te chercher à manger avant qu'on ne décolle. »

Joyce

Quelques part sur la route du conté de Travis, à environ 159 km de Houston, Texas

15 Novembre 2023

À bord du véhicule d'Alec, nous roulions depuis un peu plus de deux heures dans un silence quasi absolu, pesant, durant lequel je ne pouvais m'occuper autrement qu'en tapotant le rebord de la vitre. J'avais décider de le rentabiliser en ressortant la pochette de documents que j'avais emmené. Après un certain temps de relecture, je jetais un coup d'œil en direction du conducteur. Ses lunettes de soleil opaques ne me permettaient pas de voir ses yeux. Seule une de ses mains se tenait sur le volant, l'autre reposant sur son genou, proche du levier de vitesse.

— On peut s'arrêter à la prochaine station ? J'ai oublié de prendre de l'eau, lui demandais-je.

Aucune réaction. Non pas que je m'attendais à ce qu'il me réponde, mais un petit signe de tête confirmant qu'il m'avait entendu m'aurait suffit. Aussi excédée par sa froideur que déprimée, je m'enfonçais davantage contre mon appui-tête et regardais défiler le paysage. Moins de dix minutes plus tard, je le vis ralentir avant de s'arrêter dans la station service. Je me retournais vers lui.

« Trois minutes, le temps de faire le plein. Je n'hésiterais pas à te laisser là si tu traînes. »

— Trop aimable, murmurais-je après avoir claqué la portière.

Une fois ma course finie, je me rapprochais du côté passager tandis qu'Alec reprenait place, lui aussi.

— Et toi, qu'est-ce que ça a donné, avec ton sms ?

Il me fixa à travers ses lunettes et se contenta de m'ignorer, démarrant. Super.

— Ravie de voir que tu es toujours capable de collaborer avec entrain, sifflais-je. Si tu continues de te comporter comme quand on s'est rencontrés, je ne suis pas sur qu'on parvienne à grand chose. C'est pas comme ça qu'on avance, quand on...

Je plaquais mes mains contre l'avant de l'habitacle en panique, surprise par son coup de frein brutal. Je me tournais vers Alec dont les prunelles sans lunettes flamboyaient de colère, et je gelais sous le poids de son regard.

« On ne collabore pas, tu bosses pour moi. Je ne te dois rien Carson, rentres-toi bien ça dans le crâne. »

Génial, il ne comptait faire aucun effort, aujourd'hui. J'allais adorer la ballade avec mon rédac-chef et connard d'ex.

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Bonjour à tous !!!

Nouveau chapitre où nous découvrons l'un des souvenirs d'Alec les plus chargés en émotions (je suppose) et où il retrouve, dans le présent, son comportement de râleur-acariâtre qui nous gonfle tant (je suppose again x).

Le prochain nous emmène, dans le présent, à Denver et, dans le passé chez Joyce, avant qu'Alec ne s'y invite... à bientôt !

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