25.Forteresse

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Alec

Motel au centre de Denver, Texas

10 Novembre 2023

J'analysais les notes qu'elle avait prises et étudiais la méthode de classement dont elle avait usé pour raccorder certains articles ensembles, différente de la mienne. Je devais reconnaître qu'elle disposait d'un talent peu commun de connexion, et surtout, instinctif et rapide. Son organisation n'avait rien à envier à la mienne, nous travaillions juste différemment. L'eau qui coulait à travers l'unique cloison qui me séparait de mon ex me déconcentra un instant. Incapable de refreiner mon cortex qui me ramenait systématiquement au passé, je resongeais aux instants précédents la première nuit que nous avions passé tout les deux et grognais. Putain, j'avais beau détester tout ce qui se rapportait à elle, mes souvenirs ne me permettrais jamais d'oublier à quel point cette femme avait été mon monde...

Appartement de la mère de Joyce, Oklahoma

26 Mars 2011

Lorsqu'elle m'ouvrit la porte, je soulevais un sachet avec un autocollant patché dessus.

« T'as mangé ? Moi non. »

Elle haussa un sourcil en se décalant pour me laisser entrer et m'indiqua le buffet de cuisine.

— On est pas d-des ours, marmonna-t-elle. Ma mère a laissé le d-dîner pour nous quatre et m-ma sœur a déjà emporté sa p-part.

Ce fut mon tour d'hausser un sourcil. J'attrapais mon bloc dans la foulée et comme à son habitude, elle patienta le temps que j'y inscrive ma question.

« Ta mère n'est pas ici ? Elle se barre alors que tu reçois un ours chez toi ? »

— Elle est infirmière, me répondit-elle. Elle t-travaille souvent de nuit.

Je cherchais des yeux la blonde caractérielle qui m'avait quasiment crié dessus, me rappelant vaguement son visage, sans résultat.

— Emma est partie p-passer la soirée chez son p-petit-copain du moment, souffla-t-elle en sortant une part de rôti du four.

Donc, elles passaient une partie de leurs soirées toutes seules, lorsque les sœurs étaient ensembles, du moins. Ce qui était complètement raccord avec l'image solitaire que Joyce renvoyait au bahut. Est-ce qu'elle se sentait seule aussi, dans son propre foyer ?

— Merci pour le repas, on a q-qu'à faire un assortiment et piocher de t-tout, sourit-elle en s'installant.

Elle me fit faire le tour de l'appartement après le repas, charmant et bien agencé, quasiment dans les mêmes tons que le salon de mes parents, ce qui m'arracha un sourire. Faut croire que nos mères ont toujours le dernier mot sur nos vieux quand il s'agit de redécorer la maison. Je fronçais les sourcils à ma propre remarque interne. Évidemment, que Joyce aurait aimé voir ses parents se disputer pour une histoire de cadres ou de la couleur du papier-peint... Mes yeux dévièrent sur sa silhouette alors qu'elle ouvrait la porte de sa chambre, non sans une certaine hésitation.

— T-tu te moques pas de mon espace de t-t-travail, hein ?

Qui ça, moi ? Je lui offris une mimique désabusée et choquée qui la fit secouer la tête.

— Je c-c-commence à te c-connaître à force, siffla-t-elle en entrant.

Je balayais l'espace du regard et fut surpris par l'agencement du mobilier. Tout était impeccablement rangé et la chambre studieuse certes, mais l'agencement... Je déglutis silencieusement en me rapprochant du coin le plus reculé de la pièce où se trouvait son bureau. Elle l'avait entouré par des meubles de rangement, rendant son accès possible uniquement par un côté, comme si elle se barricadait de quelque chose.

Une maison dans une maison. Lentement je m'asseyais sur son siège pour constater deux choses. J'avais une vue imprenable sur l'entrée, sur la fenêtre, sur le lit, et sur chaque recoin de la pièce, mais j'étais presque invisible pour quelqu'un qui entrerait. Entre deux étagères, mon regard rencontra le sien, mal à l'aise.

— Je sais que c'est p-p-pas habituel comme c-c-configuration de chambre, m-m-mais... je suis p-p-plus à l'aise comme ç-ç-ça, chuchota-t-elle. Ne t-te m-m-moques p-pas, s'il t-te plaît, Alec.

Sans répondre, je jetais un coup d'œil à la fenêtre. Un crochet bloquait la poignée. Je levais les yeux pour remarquer qu'il était relié à une clochette. Elle avait besoin de ces remparts, parce qu'elle ne se sentait pas en sécurité. Je me retournais de nouveau vers son bureau et notant la présence d'un calepin vierge, je saisis un crayon dans l'un de ses pots, classés par usage plutôt que par couleur.

« Qui a joué les architectes, que je le félicite ? C'est une belle forteresse B.B. »

Je le lui tendis alors qu'elle me rejoignait dans son bureau-abri. Elle gloussa nerveusement avant de se désigner du doigt.

— J-j'ai eu un coup de main d'Emma pour transporter le meuble à étagère, dit-elle alors que son regard se perdait sur l'une de celles-ci. Ma mère r-râlait au début, mais elle s'y est f-f-faite. L-le psy m-m'a donné raison a-alors elle m'a laissé o-organiser ma ch-chambre comme je le voulait.

Elle vivait comme ça depuis l'accident qui lui avait arraché son père. Elle se blindait au bahut pour supporter le mépris des autres bouffons là-bas. Elle se barricadait chez elle, dans la crainte que le boucher de ses cauchemars ne revienne terminer le travail. Putain. Je n'ai pas envie de me foutre de toi quand je vois ça, Joyce.

Sans réfléchir ni même chercher à contrôler mon impulsion, je me levais, attrapais son poignée et l'attirais contre moi dans une étreinte ferme. Elle tressaillit et hoqueta.

— A-A-Alec...

Merde. Alors que j'allais la relâcher, ses doigts s'agrippèrent à mes flancs, froissant mon tee-shirt dans un mouvement compulsif. L'instant suivant, elle plongea son nez contre mon torse, me rendant mon geste.

Motel au centre de Denver, Texas

10 Novembre 2023

La porte de la salle de bain s'ouvrit, me sortant de mes pensées. Je me retournais vers ses pieds et fit remonter mon regard le long de ses jambes fines puis ses bras qui flottaient dans mes fringues trop amples pour sa corpulence, avant de revenir aux notes que j'avais face à moi.

« Demain, nous iront interroger ce fameux Arthur Kennett. »

Sans prendre le temps de vérifier son expression, je fermais le document et m'allongeais avant de tendre le bras vers la lampe de chevet.

— Laisses allumé ! S'exclama-t-elle avant de se répéter plus modérément. Laisse allumé, s'il te plaît.

J'avais failli oublier ce détail. J'abaissais le bras et entrepris de fermer les yeux.

Joyce

Motel au centre de Denver, Texas

10 Novembre 2023

Je fixais un court instant la silhouette immense et allongée d'Alec, lentement rassurée par le fait qu'il avait bien l'intention de ne pas éteindre la lampe de chevet. C'est ridicule, et je le sais. J'avais largement quitté l'adolescence malheureusement, ce fichu réflexe ne voulait pas disparaître, pas plus que mon sentiment d'angoisse face à l'obscurité. Lentement, je m'allongeais dans mon propre lit. Je me tournais du côté gauche pour observer le dos de mon rédac-chef, qui montait et descendait au gré de sa respiration. Il m'avait tourné le dos pour ne pas avoir à supporter ma vue. Je le dégoûtais à ce point ? Je ne l'avais pas obligé à m'emmener avec lui ! Frustrée, je me détournais pour observer le mur opposé. Marre de me torturer avec les mêmes questions. J'essayais de me détendre sans y parvenir. Comment je le pouvais, d'ailleurs ? Je partageais le même air que l'homme qui m'avait calmé autant qu'enragé, qui m'avait fait l'aimer autant qu'il m'avait blessé. La première étreinte, hormis celle de ma mère et ma sœur, que j'étais parvenue à accepter...

Appartement de la mère de Joyce, Oklahoma

26 Mars 2011

Les larges bras d'Alec me maintenaient fermement contre son torse et étonnamment, au lieu de me sentir écrasée ou vulnérable comme je pensais le devenir, je me sentais... en sécurité. Comme s'il agrandissait les murs de ma forteresse et les consolidaient. Je me sentais bien, à l'abri, un sentiment qui me faisais défaut chaque fois que je sortais de chez moi.

Bien sûr, j'avais énormément progressé en trois ans. Après l'accident, il m'avais fallu plus de deux mois pour accepter de sortir, et trois pour y parvenir sans crise proche de l'hystérie. Mais je n'acceptais les longues étreintes de personne. Même Riley, excepté son baiser, n'avais pas pu me garder très longtemps dans ses bras sans que je ne finisse par sentir l'inconfort reprendre le dessus. Et là...

Je m'accrochais désespérément à la sensation de plénitude que j'éprouvais contre le corps d'Alec. Je ne saurais dire combien de temps j'avais apprécié son geste, mais ce fut aussi long en terme de durée que bref en guise de ressenti. Lentement, il me décolla de lui sans pour autant s'éloigner et baissa son regard vers le mien. Ses prunelles intenses me sondèrent jusqu'à ce qu'un demi-sourire n'émerge sur son expression. Qu'est-ce qui venait de se produire, là ? Je détournais furieusement les yeux alors qu'il s'emparait de mon bloc-notes pour écrire dedans. Je sentais toujours la chaleur que dégageait son corps encore très proche de moi, bien que restreint de tout contact.

« C'est le câlin le plus pourri auquel j'ai jamais eu droit. J'ai cru que t'allais dégouliner dans mes bras. »

Le con ! J'ai rien demandé moi !

— T-t'as qu'à demander à K-Kimberly de t'en f-f-faire, j-j-j-j'ai rien demandé moi ! Lui envoyais-je au visage, offensée.

Contre toute attente, il éclata d'un de ses rires silencieux. Troublée mais toujours fâchée, j'allais sortir de mon bureau, mais il me retins par le bras. Je croisais ses yeux pour y voir une lueur aussi amusée que taquine. Il n'était pas moqueur. Alec m'entraîna doucement vers mon siège sur lequel il m'incita à m'asseoir avant de recommencer à écrire.

« Sois pas jalouse B.B., je suis chez toi pas chez elle. Je suis venu pour une demande précise, t'as oublié ? »

Relevant son air aussi tranquille que curieux, j'ouvris mon tiroir.

— T-t'as une chaise à-à-à l'entrée, t-tu peux la p-prendre.

Il hocha la tête et sortit de mon bureau pour y revenir quelques secondes après, la chaise pliante en main qu'il ouvrit pour s'installer à côté de moi. Mon bureau-forteresse semblait bien plus étroit maintenant qu'il l'avait investit, beaucoup plus que lorsqu'Emma ou ma mère s'y aventurait. Il se pencha pour saisir mon article pendant que je sortais l'encyclopédie et les différents livres et coupures de magasine-découvertes qui m'avait permis de le réaliser. Je regardais ensuite son expression tandis qu'il parcourait mon exercice-loisir avec le plus grand des sérieux. Il leva les yeux vers moi et je pinçais mes lèvres entre elles, toujours sous le coup de notre étreinte précédente.

« Tu veux devenir journaliste ? »

Moins mal à l'aise grâce à sa question, j'opinais pour seule réponse.

« Pourquoi ? »

— Parce que les j-journalistes trouvent des réponses, lui expliquais-je. P-parce que contrairement à la p-police, ils ont plus de libertés de mouvements et l-le choix de leurs sujets s'ils t-travaillent en indépendants.

Ma tirade le laissa pensif un instant alors qu'il focalisait son attention sur ma page. Il fini par la reposer devant moi.

« Termines-la. »

Je le dévisageais avec surprise alors que lui le faisait avec une intense gravité.

— P-pourquoi ? Et toi, tu v-vas juste me r-regarder ?

Il repoussa le bloc-note sous mes yeux.

« Tu as commencé, faut bien terminer ton article. J'ai envie de voir comment tu procèdes. »

Alec

Motel au centre de Denver, Texas

10 Novembre 2023

Je ne trouvais pas le sommeil, et sans présomption de ma part, j'étais quasi-persuadé que Joyce non plus. Même de dos, j'entendais le bruit assourdissant de ses réflexions dans le silence auquel elle se contraignait. Et ça m'agaçais. J'attrapais mon téléphone.

« Arrêtes de cogiter aussi fort. Dors. »

J'entendis son hoquet de surprise et souris moqueusement.

— Si tu dormais, toi, peut-être que j'y parviendrais ! Rétorqua-t-elle. Rien que ta présence me stresse.

Je me retournais vers elle, l'expression aussi narquoise que mon sourire.

« Quoi, t'as besoin d'un câlin pour dormir, B.B. ? »

Le choc, puis la rage traversèrent ses traits avant qu'elle ne me tourne définitivement le dos.

— Vas te faire foutre, Jones !

Je repris ma position initiale avec une satisfaction non dissimulée. Quitte à ce que je sois torturé par le passé, je savais que je ne serais pas le seul en colère ce soir.

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Bonjour tout le monde !!!

Partagé entre son amour passé et sa détestation présente, Alec se montre aussi contradictoire que désagréable dans le présent, mais on le voit capable d'empathie près de douze ans plus tôt.

Le prochain chapitre devrait achever le récit du 26 Mars 2010 sur une note plus épicée...à bientôt !

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