2 - Azerial
Année 1439 de l'Âge des Prospérités,
Neuvième jour du Mois des Abondances.
Mer de Fahnn
Un ciel sans nuages, d'un bleu éclatant, épousait les eaux paisibles de la Mer de Fahnn dans une étreinte parfaite. Le temps était idéal pour naviguer. Les voiles gonflées par une bonne brise d'ouest, l’élégante nef elfique fendait les vagues.
Sur le pont du navire, Les marins ylanthii vaquaient à la manœuvre, tandis que le second tenait la barre. Regroupée au pied de la dunette, l'escorte d'archers sylvarii de ma mère, la Reine Nelifeld, veillait au confort de leur souveraine.
Retenue d'une main à l'une des drisses de la voilure, perchée en équilibre sur le beaupré, je jouais les figures de proue. Un bonheur simple rosissait mes joues. Ma langue avide savourait le goût du sel, ma peau frémissait sous la fraîcheur des embruns, ma longue chevelure d’un noir bleuté flottait dans le vent. Chaque effluve iodé qui emplissait mes poumons me murmurait des mots de liberté. Plaisir de la vitesse, ivresse de glisser sans entrave vers l'horizon où ciel et mer se confondaient.
Voilà, c'était une évidence : la mer était mon élément. Bien plus que les frondaisons d'Elderiath, sous lesquelles j’avais grandi.
— Prend garde à ne pas tomber, Azerial ! m’enjoignit ma mère avec une pointe d’inquiétude mêlée de réprobation.
Je la rassurai d’un sourire. Il n’y avait guère de risque, mon agilité n’était plus à démontrer et grimper n’importe où faisait partie des compétences que je maîtrisais depuis l’enfance. Mais sûrement préférait-elle me voir escalader les arbres des forêts sylvarii plutôt que les haubans d’un navire.
Elle avait longtemps espéré que me tenir loin des rivages et du chaos des vagues suffirait à éteindre cette affinité particulière avec la mer, héritée de mon géniteur. Elfe des vents de noble naissance, elle avait jadis succombé aux yeux bleu saphir d’un Elfe marin de basse extraction et payé d’un reniement cette mésalliance et la naissance d’une bâtarde.
Après la disparition de mon père, elle avait voulu conjurer ce destin. La Dame Nelifeld avait regagné son rang en épousant le puissant seigneur des Elfes Sylvarii qui m’avait élevée comme sa propre fille. Elle avait cru ainsi ancrer l'enfant illégitime que j’étais dans une nouvelle lignée. Mais l'appel de l'eau était bien trop puissant. Les rivières d'Elderiath elles-mêmes m’attiraient vers l’océan.
Mère, pourtant, ne rendait pas les armes. Au début du printemps, prétextant que le temps était venu de solder les vieilles rancunes, elle avait soudain exprimé le désir de renouer avec les siens. Elle m’avait priée de l'accompagner sur les terres des Elfes des vents, dans l'espoir que la rencontre avec ma famille maternelle puisse me détourner de l'immensité liquide des océans.
À son grand regret, je ne m’étais guère découvert d'affinité avec son peuple. Ces Venturii manquaient beaucoup trop de fantaisie à mon goût et j’étais restée insensible aux murmures incessants des courants d'air dont bruissaient inlassablement leurs demeures. Au terme de trois décades qui m’avaient semblé interminables, j’avais pris congé sans grande tristesse de la Reine Yldis, cette grand-mère qui ne m’avait pas adressé plus d'une vingtaine de phrases pendant toute la durée de notre séjour. Ses regards méprisants en disaient bien assez long sur le dégoût que lui inspiraient mes yeux bleu sombre et mes cheveux noirs trop incontestablement ylanthii.
Le seul intérêt de ce voyage résidait dans la traversée et les liens tissés avec l’équipage qui m’avait enseigné les rudiments de la navigation. Un sourire flotta sur mes lèvres à ce souvenir. Ma voie, je l’avais trouvée dans la sensation grisante de voler sur les vagues en équilibre à la proue d’un bateau.
Au moins, avais-je acquis cette conviction. Aux yeux des miens je n’étais encore qu’une elfante, à peine entrée dans sa dix-huitième année, pourtant je n’avais plus aucun doute quant à ce que je ferai de ma longue vie. J’étais une enfant des tempêtes, une bâtarde de l’eau et du vent, ma place était sur le pont d’un navire.
Un choc ébranla l’embarcation, l'arrière se souleva brusquement, roulant sur le dos d'une houle soudaine. La proue plongea à la rencontre de la surface bleu-vert.
Je n’eus pas le temps d'avoir peur. Tout juste lâchai-je une brève exclamation de surprise à l'instant de l'impact. Mon cœur rata à peine un battement lorsque mes pieds perdirent leur appui. D'instinct, je me jetai à plat ventre, enserrant de mes jambes le mât oblique, mes doigts crispés sur le filin enroulé à mon poignet.
L'étrave percuta les flots dans une grande claque d'écume. Puis, aussi vite, la nef se redressa et recouvra son équilibre. Peu à peu, le tangage s'atténua.
Trempée, je me relevai déjà et cherchai la cause de l'incident. Derrière moi, sur le pont, les marins m'imitèrent. Négligeant les contusions et les plaies superficielles provoquées par le choc, ils se hâtaient vers les plats bords et se penchaient sur les eaux, pressés par l'inquiétude. Chacun guettait et redoutait le danger dans une attente anxieuse.
Ignorant la morsure de la douleur, là où l'élingue m’avait cisaillé le poignet, j’écartai d'un geste machinal les mèches ruisselantes qui me brouillaient la vue. Les traits tendus par la concentration, les paupières plissées, je scrutai l'étendue marine à l'avant du navire. Mais il n'y avait rien, que des vaguelettes évanescentes dessinées par la brise. La mer restait sereine, aussi calme et paisible qu'un lac au printemps. Je fronçai les sourcils, perplexe.
Quelque chose avait pourtant heurté le bateau et ce n'était sûrement pas un récif. La coque n'y eût pas résisté, or personne n'avait signalé de voie d'eau. Il ne pouvait s'agir que d'un animal !
Une ombre subite fila sous la nef elfique. À quelques mètres de la proue, les eaux se teintèrent de noir, comme obscurcies par les prémices d'un orage soudain. Aucune nuée annonciatrice de tempête ne chavirait pourtant la pureté du ciel, mais un tourbillon né de nulle part perturbait la quiétude des vagues. Un chapelet de bulles creva la surface. Une masse gigantesque montait des profondeurs.
J’écarquillai les yeux, incrédule. Parmi les habitants des eaux, seuls les Dragons Marins ou les Baleines de Verre avaient l'envergure de ce qui fonçait vers nous. Mais on ne rencontrait pas de telles créatures en Mer de Fahnn ! Elles vivaient loin au nord, le long des côtes gelées du continent interdit ou dans les tréfonds de l'Océan Estéride...
Je frissonnai. Une sueur froide, mêlée d'eau de mer, traça un sillon glacé entre mes omoplates. Quelle qu'elle fût, cette chose n'était pas amicale. La certitude s'en imposait à mon esprit avec une acuité blessante. Je repensai aux rumeurs qui, le soir, hantaient les conversations de l’équipage. On parlait d’attaques mystérieuses, de bateaux disparus...
Je tirai mon épée et sautai sur le pont. Un sentiment d'urgence me pressait, mon cœur battait plus fort, mon sang coulait plus vite. Je vis le Capitaine courir vers ses hommes, lâchant ses ordres comme des projectiles.
Un sifflement furieux déchira l'air. Un jaillissement d'écume crépita alentour, une ombre immense effaça le soleil.
Haute de plusieurs toises, une créature à la peau lisse, noire et huileuse se dressa devant le navire. Un losange de nuit, dont les vastes nageoires triangulaires ondulaient de part et d'autre de son corps fusiforme comme deux ailes de chair. À l'avant de sa tête plate, des yeux globuleux brillaient d'un reflet laiteux au-dessus d'une large bouche ovale défendue par deux lames de cartilage blafard.
Chevauchant le monstre, une dizaine d'individus se maintenaient en équilibre sur son dos. Plusieurs agrippaient des lanières de cuir qui convergeaient vers la gueule de l'animal et semblaient faire office de rênes.
La bête heurta de nouveau l'embarcation. Le mat de beaupré se brisa net dans un craquement de bois éclaté. Une violente trépidation ébranla la coque. Le choc éjecta plusieurs marins. D'autres, terrifiés, se jetèrent d'eux-mêmes dans les flots dans une hâte effrénée de s'enfuir.
Depuis la dunette, le second ylanthi tentait à la fois de maintenir le cap et de ramener la raison parmi l'équipage. Les archers sylvarii décochaient déjà des volées de flèches qui rebondirent sur le cuir du monstre sans lui causer le moindre dommage. Pour ma part, je me concentrai sur les étranges cavaliers.
Impossible d'en déterminer la nature ! Leurs visages étaient dissimulés par des masques ténébreux, percés d'ouïes verticales, qui ne laissaient voir que leurs yeux brillant d'un éclat bleu pâle. De même, un habit noir ajusté, complété d'une étroite cagoule, gainait entièrement leurs corps et en masquait la moindre surface de chair. À l'exception des Dragons, ils pouvaient appartenir à n'importe laquelle des races de Melarkis. Tout comme à une cohorte de démons surgis tout droit des enfers !
Se jouant des flèches des Sylvarii, les guerriers noirs se ruèrent à l'attaque. Dès qu'ils prirent pied sur le pont, une onde glacée parut balayer le navire. Les marins comme leurs passagers se figèrent. Un froid funeste nous submergeait. Une chape de terreur, née de la nuit la plus sombre, s'abattit sur nous, écrasant toute volonté de résistance.
Je hoquetai. Des doigts gelés semblaient s'insinuer sous ma peau. Ils aspiraient ma chaleur, drainaient mon énergie et mon désir de combattre. Je sentis mes genoux fléchir, mes membres s'enraidir dans un étau de glace. Le souffle polaire menaçait de m'emporter dans un courant mortel aux relents de tombeau.
Autour de moi, mes compagnons s'effondraient l'un après l'autre. Déjà, les assaillants achevaient les plus affaiblis de leurs lames brunes environnées de fumée. Mon visage se crispa. L'art du combat ne serait d'aucun secours face à des monstres qui, à l'évidence, usaient de magie pour terrasser leurs victimes.
Soit ! Je les affronterai avec leurs propres armes ! Ma mère m’avait transmis sa magie de l'air et, des Elfes sylvarii, j’avais aussi appris les Arts de Guérison et de Reviviscence.
D'instinct, je plantai mon épée dans le pont. Mes phalanges rigides convulsées sur la garde, je laissai s'y déverser mon pouvoir. Concentrée, je recueillis dans les vents qui caressaient la Mer de Fahnn la moindre parcelle de chaleur. Ma lame, luisante de magie, irradia une brise tiède que je dirigeai vers les miens en scintillantes volutes. Au moins, les réchauffer un peu et ranimer leur courage...
Mais mon énergie s'épuisait vite. Le Cœur-Source semblait désespérément lointain, comme si la présence des créatures érigeait un barrage pour m'empêcher d'y puiser librement. Pourtant, au centre de mon être, je sentis naître soudain un noyau brûlant animé d'une vie propre. Une pensée étrangère, mais néanmoins familière, effleura mon esprit. Tenez bon ! Nous arrivons !
Je levai les yeux. Dans le ciel sans nuage, je distinguai au loin de minuscules points brillants qui progressaient à grande vitesse. Je perçus leurs pouvoirs : le Feu, la Foudre... La joie et l'espoir ravivèrent mes forces. Béni soit l’Unique, la puissance ancestrale des Dragons approchait !
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