Prologue
An 057 après Lancement
— Silvia, j'ai trouvé d'où venait la panne. Mais, évidemment, je vais avoir besoin de ton aide.
— J'arrive. L'égalisation se termine à peine.
Silvia Baslet s'extrait du sas avec une élégance forcée, soufflant dans son casque comme si cet effort héroïque compensait la pesanteur absente. Ses bottes magnétiques s'ancrent sur la coque de la station Mary avec un clic rassurant, rendant son pas soudainement grave et significatif. La voilà, debout sur cette gigantesque ruine flottante, face au vide insondable.
Ils l'avaient prévenu, ce cher commandant. Passer dans un nuage de gaz instable ? Mauvaise idée. Problème inévitable. Mais non, pourquoi écouter les techniciens ? C'est vrai, après tout, que savent-ils, eux, avec leurs outils et leurs heures passées à cartographier les dangers invisibles de l'espace ? Pour une fois, même les navigateurs de Mary, d'habitude aussi désaccordés qu'un vieux synthétiseur, étaient du même avis : ce nuage, c'était une catastrophe en attente.
Mais voilà, le commandant a ses raisons — mystérieuses et insondables comme une singularité gravitationnelle — de les ignorer. Grand manitou responsable de plusieurs milliers de vies à bord, il aurait dû comprendre qu'un voyage de deux cents ans entre les étoiles n'a pas de place pour l'improvisation. Plus ils s'éloignent de la Terre, plus chaque détail devenait vital, chaque boulon, chaque câble, un garde-fou contre l'abîme.
Le résultat ? Silvia et Kisani, plantés sur la coque extérieure de la station Mary comme deux moucherons sur une lampe interstellaire, s'accrochant à leurs magboots pour réparer une antenne capricieuse. Une antenne, élément pourtant si banal, devenue tout à coup essentielle. Pourquoi elle ne fonctionne plus ? Mystère. Mais pour Silvia, les coupables sont évidents : cette nébuleuse perfide qui dérive encore à l'horizon, luisante comme une promesse empoisonnée.
— Franchement, tout ça pour un brouillard interstellaire. Qui est assez bête pour ignorer un truc pareil ?
— Sil, râle moins, marche plus.
Kisani, son coéquipier, n'a jamais eu de patience pour ses plaintes — ou pour quoi que ce soit d'autre, en fait.
D'un rapide coup d'œil par-dessus son épaule, Silvia vérifie que le sas reste bien ouvert, comme une maigre promesse de salut. L'espace la pétrifie. Elle a cette sensation intolérable d'être prête à s'envoler, à être arrachée à tout contrôle, son existence suspendue à la seule fidélité de ses magboots. Leur magnétisme, cette mince ligne entre la vie et le vide, suffit à lui retourner l'estomac.
Autour d'elle, il n'y a rien. Absolument rien. Un néant oppressant, à peine troublé par la silhouette distante de la nébuleuse, spectrale et vaporeuse. C'est elle, la responsable. Ce maudit nuage était la cause de la panne et de l'isolement de Mary. Yuranese et Sole semblent si éloignées, des ombres minuscules dans ce désert sombre et glacé, et pourtant elles lui paraissent étrangement proches, presque palpables.
Silvia a du mal à imaginer que des centaines de milliers d'âmes s'entassent dans ces stations, embarquées sur ce pari insensé cinquante-sept ans plus tôt. Tant d'histoires humaines confinées dans des boîtes métalliques dérivant dans l'abîme. C'est fascinant, bien sûr, mais surtout terriblement absurde.
— On aurait pu éviter tout ça si le commandant avait écouté. Traverser un nuage de gaz, quelle brillante idée. Bravo, chef, vraiment.
Elle avance à contrecœur, chaque pas métallique résonnant dans le vide, jusqu'à Kisani, accroupi devant l'antenne — une grande tige argentée que l'on pourrait presque confondre avec un mât de drapeau, si ce drapeau représentait l'échec.
— Alors ? Un diagnostic, docteur Kisani ? se moque-t-elle.
Il frappe un câble du bout d'une clé, comme pour lui donner une leçon.
— Oui, mais il y a un truc pas net.
— De quoi tu parles ?
— Tu vois ce câble-là ?
Silvia contemple l'endroit sur lequel Kisani frappa deux coups avec une de ses clefs : la prise dudit câble, au pied de l'antenne.
— Oui, je vois le câble et la prise.
En réalité, elle ne voit rien. Ce raccord est parfaitement normal à ses yeux et pourtant, derrière la vitre de son casque, Kisani semble inquiet.
— Il n'y a rien qui déconne. Et pourtant, la prise était déconnectée quand je suis arrivé.
Surprise, Silvia baisse les yeux sur l'écran de son HT à son avant-bras et constate d'un seul coup d'œil que les communications ont été rétablis avec le poste de commandes.
— Mais ça n'a aucun sens, admet-elle.
— Un câble d'alimentation pareil à des sécurités, tu vois ? Des écrous pour le maintenir dans la prise. Tout a été plombé pour éviter qu'un impact d'astéroïde fasse sauter la prise. Quelqu'un l'a volontairement débranché.
Silvia arque un sourcil sous son casque.
— Volontairement ? Je suppose que tu insinues que ce n'est pas le nuage qui a voulu nous saboter ?
— Waouh, quel perspicacité, docteur Baslet, raille-t-il.
Silvia se redresse, les bras croisés, l'esprit en ébullition. Qui diable aurait intérêt à saboter la communication entre les stations ? Couper Sole, Yuranese et Mary les unes des autres revient à briser la colonne vertébrale de toute l'opération de colonisation.
Sans liaison, comment savoir si l'une d'elles rencontre un problème ? Comment réagir face à une urgence ? Voyager à travers les étoiles pendant deux siècles n'est déjà pas une sinécure, mais sans communication, cela devient une farce tragique. La collaboration entre les stations n'est pas un luxe ; c'est leur seule chance de survie. Une telle trahison, si c'en est une, tient du suicide collectif.
— Prévenons Remahita, tranche Silvia.
— Et s'il n'y a rien ? Si je me trompe ?
Elle pivote, bras croisés, observant l'homme hésitant. Ce n'est pas comme si les probabilités jouaient en leur faveur. Ici, chaque vis compte. Et si quelqu'un a vraiment coupé ce câble... pourquoi ?
Elle ouvre le canal de communication pour joindre le commandant, mais une secousse violente interrompt son appel. Sous ses pieds, une explosion éblouit l'obscurité : la zone quatre de Mary s'ouvre comme un fruit pourri, projetant des débris — et des corps — dans le vide glacé. La station, symbole d'espoir et de survie, commence à se disloquer.
Son casque grésille. Cette fois, la voix qui s'élève n'est pas celle d'un commandant calme et assuré. C'est un hurlement, un cri paniqué qui déchire le silence.
— Les Sole nous attaquent !
Dans l'immensité froide et lumineuse, la guerre frappe, implacable, et Silvia, accrochée à sa coque métallique, comprend que le voyage pour Capella C vient de prendre une tournure bien plus brutale que prévue.
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