Chapitre 4
An 245 après Lancement
— Ma nébuleuse, tu es avec nous ?
La voix d’Oliver m’arrache à mes pensées. Le claquement de doigts de Mary sous mon nez finit de me ramener à la réalité. Non, je n’étais pas du tout avec eux. Je me presse les doigts sur les paupières et me racle la gorge pour faire passer cette gorgée de boisson que je garde en bouche depuis de longues minutes.
La cascade artificielle derrière nous dévale les terrasses empilées du café de 2C8, emplissant l’air d’un murmure hypnotisant. Cette ambiance, si paisible en apparence, me semble en contradiction totale avec le chaos des dernières heures. Mon esprit est encore embrumé par ce que nous venons de voir. Je réalise à peine à quel point j’ai toujours vécu sur Yuranese dans une insouciance confortable. Le cliquetis des tasses, les éclats de rire des jeunes autour de nous... Qui parmi eux, assis dans ce café à discuter d’un avenir radieux sous le dôme, a conscience des sacrifices de ceux qui se battent pour le rendre possible ?
Je me sens idiote, lâche, de simplement attendre que les autorités nous donnent le feu vert pour déménager à la surface. Les regards des Cavaliers me hantent encore. Ces yeux accusateurs semblaient hurler : Bah voyons, vous venez nous observer, mais pour nous aider, là, il n’y a plus personne.
— Oui pardon, j’étais ailleurs. On parlait de quoi ?
Je prends ma paille pour continuer à siroter ma boisson, espérant noyer ma gêne.
— De s’engager.
Je m’étrangle à cette réponse. Mon cocktail menace de refaire surface par mes narines, et je m’étouffe sous les rires de Mary et la surprise d’Oliver. Aucun des deux ne bouge pour m’aider, mais après tout, que pourraient-ils faire ? Je m’évente avec mes mains, suffoquant de chaleur. Une fois calmée, je croise le regard d’Oliver.
— De s’engager ?! je répète, horrifiée par cette simple idée. Vous comptez vous engager ?
Mon regard, paniqué, passe de lui à Mary, qui roule des yeux en soupirant.
— Mais non, me rassure-t-elle. On a bientôt l’âge légal. Enfin… Oliver l’a déjà et toi, dans deux mois, d’ailleurs !
Son sourire enjoué m’inquiète. Elle prépare certainement une fête mémorable pour mes seize ans, mais je redoute toujours ces soirées où elle finit par disparaître avec un inconnu.
— Ils vont bientôt te demander si tu veux rejoindre les rangs, ajoute Oliver en posant une main sur mon avant-bras. Moi aussi, d’ailleurs. Mais ce n’est pas une option pour toi, pas vrai ?
Je secoue la tête en m’affalant sur la table de verre. M’engager ? Quelle idée ridicule. Je ne me vois pas obéir aveuglément, suer sous un uniforme et risquer ma vie face aux Skell. Ma seule ambition est de descendre sur Capella C pour fonder une famille avec Oliver. C’est mon plan, simple mais clair. C'est ce que veux le régent pour nous, pas vrai ? Que nous soyons des mères, que nous participions à l'effort de guerre à notre façon, en procréant.
— J’avoue que j’y pense, avoue-t-il en se grattant le menton.
— T’es sérieux ? s’étonne Mary, abasourdie. Tu comptes t’engager ?
— Pour la sécurité de l’emploi, pourquoi pas ? Je pourrais devenir Protecteur.
Mary éclate de rire, moqueuse.
— Mais arrête ! T’es pas assez bon pour sortir premier des classes et devenir Protecteur. Et puis regarde, même eux finissent au front, au final.
— Oui, mais j’ai plus de chances de terminer dans un secteur tranquille que sous les coups des Skell.
— C’est quand même une possibilité. Le risque est trop grand.
— Il y a de meilleurs privilèges que simple secrétaire.
— Et pourquoi, à ton avis ? Parce que personne ne veut devenir Protecteur, sinon ! Je préfère être tranquille derrière un bureau que risquer ma vie pour deux paniers-repas de plus par semaine.
— Tu me fatigues, Mary... T’es vraiment une lâche.
— Je suis survivaliste.
Leur échange vire à la joute verbale, mais mon esprit s’égare. Les mots d’Oliver résonnent étrangement en moi. Compte-t-il vraiment abandonner nos projets ? Cette idée me bouleverse. Est-ce lié à notre dispute de l’autre jour ? Il voulait que je me donne à lui, mais je n’étais pas prête. Je ne le suis toujours pas, et je sais que cela le frustre, même s’il prétend le comprendre.
Je fixe les glaçons qui tourbillonnent dans mon verre, mon estomac noué. Rien que de penser à lui, à son corps contre le mien, me met mal à l’aise. Mary, elle, n’arrête pas de m’expliquer combien cela pourrait changer ma vie, mais elle ne comprend pas. Pour moi, ce n’est pas une simple étape.
— Et ça y est, elle est encore ailleurs !
Mary bascule la tête en arrière, exaspérée.
— Désolée, dis-je en me frottant le front. Je pensais à plein de trucs.
— C’est le fait d’avoir vu la Cavalerie rentrer qui te met dans cet état-là, ma nébuleuse ? suppose Oliver en déposant un baiser sur ma joue.
Oui. Et non. L’image de ce soldat, cet homme étrange, ne quitte pas mon esprit.
— Bref, tout ça pour dire que je ne m’engagerai pas. Piétiner dans Yuranese pendant des heures, ce n’est pas mon délire, et risquer ma peau contre les Skell, encore moins.
Mary soupire, étirant ses bras avant de croiser ses doigts derrière sa tête. Ses mouvements révèlent la tâche mystérieuse à l’intérieur de son poignet. Une forme carrée, qu’elle prétend être une tache de naissance, mais je reste sceptique. Elle est pleine de secrets, et je les respecte.
— Je n’ai pas envie de le faire, mais les rangs diminuent dans l’armée.
— Toi et ton complexe du sauveur, je te jure... râle Mary. C’est pas toi qui mettras fin à la guerre.
— Oui, mais on n’aura peut-être pas le choix, répond Oliver. Autant choisir une bonne tant qu'ils nous laissent encore le choix.
— Qu’ils essaient seulement de me faire entrer dans une de leurs combinaisons, et on en reparle.
Je murmure, presque inaudiblement :
— Je ne compte pas y aller.
Mary s’agite, exaspérée :
— Oh, ton rêve idiot de fonder une famille sur Capella C ! Pense à toi pour une fois. Quand est-ce que tu arrêteras de prendre a pieds de la lettre ces fichues campagnes de ponte humaine ?
— Désolé, ma nébuleuse, renchérit Oliver, mais tu risques de la fonder ici, sur Yuranese.
Tu ? Pas de on ? Je me sens attaquée, mais le serveur interrompt notre discussion en débarrassant. Oliver règle nos consommations, et un message de ma mère apparaît sur mon écran : Rentre, on a besoin de toi.
— Eh merde. Faut que je rentre, râlé-je en me levant.
— Tes parents bizarres ont encore besoin de toi pour se faire torcher le cul ? raille Mary.
— Probablement...
— Tu vois, c’est de ça que je te parlais, ajoute Mary. Tu penses toujours aux autres, jamais à toi.
Je dépose un baiser rapide sur les lèvres d’Oliver avant de partir, effacant d'un sourire les propos blessant de Mary. Elle ne pense qu'à mon bien, mais en plus de ne pas respecter mes aspirations, elle les critique. Le geste est mécanique, sans conviction. Mon cœur est ailleurs, hanté par des questions auxquelles je n’ai pas de réponse.
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