les trois amants de Paya
Parmi les histoires que les Prêtres itinérants enseignent dans les villages, il en est une dont les jeunes gens raffolent. Je ne comprends pas vraiment pourquoi ; il n’y est question que des Dieux, sans bataille épique ni grand prodige. Cette histoire ne parle pas de leur naissance, de leur guerre fratricide, de la déesse oubliée, de la famille Impériale (que l’Empereur veille sur nous, au nom de sa divine mère). Cette histoire ne parle que d’amour.
Cela commence avec un avertissement : il est incroyablement dangereux de tomber amoureux d’un Dieu, et il l’est encore plus qu’un Dieu tombe amoureux de vous. C’est ce qui est arrivé à la très jeune divinité Paya, fille de la défunte Ixchel, l’ancienne déesse mortelle de la médecine et d’Angus, le vieux dieu de la poésie. Trois fois. Voici ce que raconte les prêtres :
A la mort de son père, Paya décida de prendre sa suite, et devint la nouvelle égérie des poètes de l’Empire. C’était une déesse vive et joyeuse. Sous son office, la poésie se modernisa et devint beaucoup plus populaire. Elle apprit aux ménestrels à chanter et devint ainsi l’une des divinités les plus populaires de l’Empire. Il y eu bientôt de nombreux chanteurs et troubadours pour la vénérer, lui construire des autels et lui délivrer de somptueuses offrandes.
La déesse était très belle. Pour les humains bien sûr, tous les Dieux sont irrépressiblement attirants, peu importe leur aspect, le nombre de membres qu’ils possèdent, ou si leur peau est recouverte d’écailles ou de fourrure. Mais même chez les dieux, la beauté de Paya était renommée. Nombreux furent celles et ceux qui lui firent une cour acharnée, mais elle finit par jeter son dévolu sur l’ancien et puissant Teuites, qui était celui à qui l’on adressait ses serments et ses pactes de sang.
Pourquoi la belle et délicate Paya se laissa séduire par le vieux dieu barbare ? Qui pourrait le dire ? Le dieu avait une tête de taureau et d’anciens textes sous-entendent qu’il aurait bénéficié d’autres attributs de cet animal. Certains insinuèrent que cet appendice, accompagné d’un enthousiasme particulièrement vigoureux, faisait le succès de Teuites auprès de ses conquêtes. Il ne nous appartient pas de dire si tel était le cas pour Paya.
Toujours est-il qu’elle succomba au vieux, mais non moins fringant dieu, et lui accorda ses faveurs pendant quelques temps. Teuites était fou amoureux de Paya. Il espérait bien qu’elle lui laisse lui faire un ou deux enfants avant qu’il ne trépasse, ce que la déesse refusait catégoriquement.
Pour la convaincre, Teuites lui fit de somptueux présents : il lui offrit un collier d’étoiles, qu’elle disposa dans le ciel, et une lyre d’or, fragile et délicate, dont elle ne joue jamais. Il dompta un taureau blanc (un vrai) pour elle, et lui offrit une vingtaine d’oiseaux chanteurs du domaine secret des Dieux. Elle offrit le taureau à une génisse d’un noir d’encre et libéra les volatiles sur l’île d’Oblat, où ils vivent aujourd’hui encore en grands groupes colorés. Teuites ne savait que faire pour convaincre la jeune déesse, qui, à dire vrai, s’était rapidement lassée de ce compagnon inculte et frustre. Aussi, s’éclipsait-elle dans le monde des humains aussi souvent que possible, se promenant à travers l’Empire.
C’est au cœur de la campagne tamaisienne qu’elle le vit. Elle le connaissait, bien sûr : il faisait partie des tous premiers dieux, ceux qui sont nés immortels, qui vivront éternellement et ne vieilliront jamais. Paya avait tout juste deux-cents ans. Lui en avait des milliers de fois trois-mille. Pourtant, le visage qu’elle vit était celui d’un jeune homme, aux cheveux dorés à peine sorti de l’adolescence. Il était étendu sous un arbre, dans la douce chaleur de cette fin d’été. Il contemplait la danse des feuilles tout en caressant délicatement un écureuil endormi sur son torse.
Paya resta d’une immobilité parfaite n’osant s’approcher, ne voulant partir et ne pouvant détacher son regard du jeune homme qui n’en était pas un. Elle le croyait endormi jusqu’à ce qu’il se mette à fredonner un air qu’elle avait elle-même inventé. Sa voix était profonde et douce, caressante et envoûtante. La jeune déesse le regarda, l’écouta, et tomba amoureuse du dieu de l’Amour.
Tamaï savait très bien qu’elle était là. Il l’avait longuement observé et ne s’était pas trouvé là par hasard. Il avait choisi ses armes avec soins et avait mis toutes les chances de son côté. Il avait même sollicité l’aide de son jumeau, Hérès, Dieu de la Guerre. Pourquoi ? Parce que même le Dieu de l’amour peut brûler de passion pour quelqu’un.
Il resta là de longues heures, prenant possession du cœur de Paya, la laissant gagner le sien. Il écoutait sa respiration de plus en plus rapide, ressentait le désir qui la submergeait, imaginait son souffle dans ses cheveux, le long de sa nuque, caressait sa peau de sa voix suave. Et Paya écoutait, ressentait, imaginait et caressait aussi. Une dizaine de mètres les séparait, ils ne se touchèrent pas une fois. Ne s’adressèrent pas une parole. Mais chez les Dieux, mains et mots ne sont pas nécessaire. Cela viendrait, ils le savaient. Pour l’instant, ils profitaient tous deux de la félicité qu’ils partageaient.
Quand le soleil se coucha, Tamaï s’en alla, promettant de revenir ici le lendemain à midi. Paya marcha dans la fraîcheur du soir pour apaiser la tension qui la tenait depuis quelques heures. Elle arriva près d’un lac et se baigna dans l’eau claire sans savoir qu’un autre Dieu se trouvait là et l’observait à son tour. Hérès était curieux de comprendre pourquoi son jumeau aimait tant cette jeune déesse. Alors il la regarda. Il vit sa beauté, son intelligence, sa joie et sa vitalité. Il vit le feu de sa passion qui brûlait en elle comme les volcans de Tohil et la douceur qui l’habitait. Elle lui donna l’impression d’être chez lui et que sans elle, la vie serait terne et insipide. Bref lui aussi tomba amoureux de Paya et la désira autant que son jumeau.
Lorsqu’enfin elle sortit de l’eau, la jeune divinité trouva face à elle le Dieu de la guerre, dont les yeux brûlants, exactement identiques à ceux de Tamaï la dévoraient des pieds à la tête. Et elle se donna à l’un avec la même passion qu’elle avait éprouvée pour l’autre. Hérès la quitta après de longues heures, lui promettant de la retrouver ici la nuit suivante. C’est ainsi que, des semaines durant, Paya fut la compagne de Teuites et la maîtresse de Tamaï et d’Hérès sans que personne ne le sache.
Un soir, après le départ d’Hérès, Paya s’assit au bord de la riv pour réfléchir. Elle avait trompé un dieu jaloux et violent, avec deux Dieux, puissants, immortels, et jumeaux. Pourtant, la seule chose qu’elle craignait était la colère de Teuites lorsqu’elle lui annoncerait qu’elle partait. Paya refusait de choisir entre ses deux amants, elle adorait les deux. Elle aimait la douceur de Tamaï qui savait la faire vibrer si fort sans la toucher tout comme elle aimait la passion qu’Hérès lui avait ressentir en posant ses mains sur elle. Les émotions qu’elle avait ressenties avec chacun étaient trop intenses pour qu’elle envisage de se passer de l’un ou de l’autre. Alors elle prit une décision insensée.
Tamaï et Hérès partageait la même demeure. Lorsqu’ils entendirent frapper à leur porte, ils se levèrent ensemble et ouvrirent d’un même mouvement. Ils ne furent pas surpris de voir Paya encore nue et trempée de sa baignade se glisser entre eux et se lover contre leurs torses. Tous deux savaient depuis le premier jour qu’ils partageaient leur compagne. Ils attendaient simplement qu’elle fasse un choix. Ils refermèrent la porte et Paya ne les quitta plus jamais.
Teuites, bien sûr, entra dans une colère noire. il jura de se venger et quand le vieux dieu mortel, barbare et colérique vint s’en prendre à Paya, Tamaï et Hérès le tuèrent immédiatement. Personne ne le regretta.
Paya mit au monde les seizes Muses, filles et fils de ses deux amants. Elle seule sait qui est le père de qui, mais elle se garde bien de révéler ce secret à qui que soit. Ses enfants représentent tous les arts de l’Empire : elle offrit la poésie à sa fille ainée, et les autres reçurent tour à tour le chant, la musique, le dessin, la peinture, la sculpture, la littérature, l’éloquence, l’orfèvrerie, la gastronomie, l’architecture, le théâtre, la danse, l’horticulture, la mode et l’histoire dont je suis un modeste adepte.
Aujourd’hui, la déesse des Arts n’est plus si jeune, même si elle est toujours aussi belle. Elle approche des neuf-cents ans et Tamaï et Hérès cherchent avec ardeur comment briser la malédiction qui leur volera leur bien-aimée. Une élue sera bientôt prête. Une jeune femme puissante, qui porte en elle le sang des Prêtres.
Mais, en attendant que ce sacrifice leur arrive, les Jumeaux et Paya font ce qu’ils font de mieux depuis plus de sept siècles : ils s’aiment.
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