III - Traumatisme
Deux mois. Cela fait déjà deux mois que ça s'est produit, et j'en fais encore des cauchemars. Je revois toutes les nuits son corps qui chute devant moi, l'arme qui glisse sur le sol à un mètre de là, le sang qui s'écoule de son cadavre pour former une grande mare et le trou dans sa tête. Et le trou dans sa tête. Ce trou dans sa tête, béant et noir et rouge et immense.
Le lendemain de "l'incident", comme je l'appelle, nous sommes retournés en classe et nous avons fait cours. Normalement. Nous avons fait cours comme si rien ne s'était passé, comme si un de nos camarades de classe ne venait pas de se faire sauter la cervelle devant nous. On marchait sur la tête, clairement. Les autres n'ont pas semblé plus perturbés que ça, contrairement à moi. Il faut dire que j'étais encore plus près qu'aux premières loges. J'ai même été arrosée par un peu de sang et de matière grise. Dégueulasse.
La sonnerie a couvert le coup de feu. Elle a aussi réussi à ramener monsieur Track parmi nous. Aussitôt reconnecté à la réalité, il a contacté la direction qui a fait intervenir les forces de l'ordre. Elles sont arrivées rapidement, toutes sirènes hurlantes, ont pris quelques photos, emballé le corps puis l'ont embarqué. Ensuite, ils nous ont posé des questions et nous ont donné un comprimé à avaler. Pendant ce temps là, les autres élèves ont été rassemblés dans le gymnase pour regarder un film sur le Gouverneur et son travail au service de la ville et de sa population; ils ne se sont rendus compte de rien.
Je crois que mon interrogatoire a été plus long que celui des autres, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me souviens pas des questions et encore moins de mes réponses. Je me rappelle seulement avoir pleuré beaucoup, tremblé autant, et être restée pétrifiée durant de longues minutes. Je me rappelle aussi qu'ils m'ont donné le cachet, d'autres vêtements en échange des miens, puis raccompagnée chez moi. Je ne l'ai pas pris. J'ai mes propres somnifères, enfin ceux de ma mère. Alors, j'en ai avalé et ai laissé le cachet dans ma poche. Il y est toujours. Je sais que j'ai pris quelques somnifères; je ne pensais pas pouvoir dormir sans, puis plus rien. Nada. Le néant complet pendant plus de douze heures. Pas de rêve, pas de cauchemar, rien que le noir d'un sommeil profond.
Quand mon réveil a sonné et que je me suis reconnectée à mes souvenirs, j'ai éclaté en larmes. J'ai passé un temps infini à pleurer et à me balancer d'avant en arrière sur mon lit avant d'aller en cours, mue par un instinct inconnu. Heureusement, maman n'était pas là et du fait que seule la radio contrôlée par le Gouverneur émet, personne en dehors de la police et de ceux présents dans la salle ne doit savoir ce qu'il s'est passé. Pas de questions auxquelles il faut répondre, pas de chuchotements ou de regards en coins, rien.
Les jours qui ont suivi, j'ai encore pleuré, mais seulement quand j'étais seule. J'ai pris d'autres somnifères pour dormir d'un sommeil sans rêves, mais je n'ai pas touché à la pilule donnée par les forces de l'ordre. Par contre, j'ai continué à aller en classe normalement. Tout le monde a fait pareil. Et personne n'en a parlé. Jamais. Alors, un jour, j'ai pris mon courage à deux mains et près d'une semaine plus tard, à la fin des cours, je suis allée parler au seul à qui il m'arrivait d'adresser la parole.
- Heu... Thomas ? Je... euh... voulais savoir si tout allait... bien, j'ai quasiment chuchoté ma question.
Il jette un coup d'oeil pour voir si ses amis l'attendent, mais ils sont déjà partis. Il semble déçu : pas d'excuse pour m'éviter, il est obligé de me parler.
- Salut, Mana ! Je vais très bien, pourquoi cette question ?
C'est vrai qu'il semble aller bien : sa peau est rose, ses yeux ni trop brillants, ni trop ternes. Il n'a pas de cerne et est parfaitement coiffé, comme d'habitude.
- Pour rien ! C'est juste que je m'inquiétais, après ce qui s'est passé avec Jack, et tout... ma voix s'éteint.
Quand j'ai mentionné Jack, il a froncé les sourcils, comme s'il cherchait de qui il s'agissait.
- Je ne vois pas de quoi tu parles. On n'était pas si amis que ça, tu sais. Et puis il a juste déménagé dans un autre quartier, ce n'est pas comme s'il était mort.
Quand il prononce le mot "mort", j'ai un frémissement qu'il ne semble pas remarquer. Si, il l'était, mort. Et personne d'autre que moi ne semblait le savoir.
- Tu n'as pas lu tes notifications ou quoi ?
Non, justement, je ne les avais pas lues. Plus depuis "l'incident". Ce qui est contraire aux lois, puisque tous les matins nous sommes censés consulter nos notifications : elles proviennent directement du Gouvernement et peuvent parfois transmettre des ordres importants, ou des avis de déménagement...
- Comment ça, il a déménagé ? lui ai-je demandé, incrédule. Je chuchote à part : mais il n'a pas déménagé ! Il est mort !
- Hey, Mana ! Tu fais une drôle de tête, ça va ?
- Hein ? Heu... oui, tout va bien ! Bon, je te laisse.
Et je file en le laissant planté là, un air d'incompréhension sur son joli visage. Je n'ai plus osé lui parler depuis. J'avais trop peur de paraître bizarre, or, ceux qui semblent bizarres ont la fâcheuse manie de "déménager" dans un autre quartier. Je ne sais pas ce qu'il se passe à Centrale, mais maintenant je suis sûre d'une chose : nous sommes manipulés et le Gouverneur nous ment.
C'est après cette discussion que j'ai réalisé que ce n'était pas la première fois qu'un de mes camarades de classe déménageait. Il y en avait eu d'autres avant, dont Liv.
Liv était tout pour moi. À la fois soeur, amie et confidente elle était mon ancrage dans la vie et me permettait de me couler dans le moule de la société, un moule dont je n'ai jamais vraiment réussi à prendre la forme. Grâce à elle, j'arrivais à m'intégrer, à sembler normale et à passer inaperçue. Puis un jour, elle a disparu. Selon les notifications, sa mère aurait décidé de se remarier avec un homme d'un autre quartier et elles seraient parties vivre chez lui. J'ai toujours eu du mal à y croire : elle ne serait jamais partie sans me prévenir. Depuis ce jour-là, il y a déjà quatre ans, la situation n'a cessé de se dégrader pour moi. Je me suis renfermée sur moi-même, mes émotions ont commencé à être moins vives, la vie a perdu tout attrait et ne se résume plus qu'à : dormir, aller en cours, manger, dormir.
Depuis, j'essaie de faire semblant, j'essaie de passer inaperçue et j'y parviens, mais je n'ai pas d'amis, pas de famille. Rien que ma solitude et une mère absente qui ne me parle pas sauf pour me harceler de questions quand j'ai le malheur de croiser sa route. Cela doit bien faire trois ans qu'elle ne m'a pas souhaité mon anniversaire. Quand Liv est sortie de ma vie, je suis morte.
Quand Jack est sorti de notre vie, aux autres et à moi, ils ne sont rendus compte de rien, mais moi, je me suis souvenue de ce jour. Je m'en souviens encore comme s'il venait d'avoir lieu, deux mois plus tard. Et curieusement, je me sens vivante. J'ai des questions plein la tête, des hypothèses plein l'esprit et de la peine, de la peur et de la douleur, des émotions que je n'avais plus ressenties depuis la disparition de Liv. Quand Jack est mort, il m'a ressuscitée.
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