VIII - Voisinage
La journée suit tranquillement son cours sans que je sois de nouveau importunée. Mais ce n'est pas aussi calme pour tout le monde. Hikage, lui, est sans cesse entouré d'une ou de plusieurs personnes et durant les courtes pauses qui séparent les leçons, une cour se rassemble autour de lui, en quête d'une information ou d'un secret à exhumer.
Les filles se pâment devant lui et rient à ses blagues stupides pendant que les garçons font de leur mieux pour attirer son attention et tenter d'obtenir la place de "meilleur ami" ainsi tous les avantages qui lui sont surement associés. L'attrait de la nouveauté, dira-t-on.
Durant tout ce temps, il ne m'accorde même pas un regard. Non pas que cela ait de l'importance à mes yeux - après tout, c'est un véritable idiot - mais j'aurais au moins aimé qu'il fasse autrement que comme si je n'existais pas.
Dès que la sonnerie annonçant la fin du dernier cours retentit, je ramasse mes affaires et je file. Pour une fois, je suis resque heureuse de rentrer chez moi. La journée a été éprouvante et je n'ai qu'une envie : me poser avec un livre ou dormir un peu, histoire de rattraper le retard de la nuit dernière.
J'arrive largement en avance à l'arrêt de la navette qui dessert le lycée. Je pose mon sac par terre et décide de prendre mon mal en patience. Je croise les bras et regarde autour de moi.
Du béton, du béton et encore du béton. Toujours du béton. Du béton et de faux arbres en plastique. Notre monde est si déprimant ; il ne vit plus. Je détourne mon regard vers le ciel avec un soupir de désolement. C'est encore pire. La voûte céleste est cachés sous l'épaisse couche de fumée provenant de l'Usine, on ne voit même plus les lourds nuages d'orages, qui sont pourtant encore au-dessus de nos têtes ; prêts à lâcher une nouvelle averse. Même si je ne les vois pas, je peux les sentir.
Un courant d’air passe et je remonte le col de mon haut sur mon cou. Il commence à faire frais, l’hiver approche. Je déteste l’hiver : il fait froid, il fait moche et ma mère est plus présente que jamais à cette période de l’année. Au début, j’étais contente de la voir plus souvent puis, alors que je grandissais, elle a commencé à me poser des questions étranges. Avec le temps, les questions sont devenues de plus en plus bizarres et aujourd’hui, je ne comprends même plus ce qu’elle cherche en m’interrogeant ainsi.
La navette arrive alors que je suis perdue dans mes pensées et je ne réagis pas tout de suite. C’est seulement quand quelqu’un me bouscule en y montant précipitamment que je me rends compte de sa présence. Je ramasse aussitôt mon sac puis monte à bord. Les portes se ferment derrière moi et je me dirige vers le fond pour trouver une place assise.
S’il y a bien un avantage à habiter dans mon quartier, outre le calme et la sécurité qu’il offre, c’est que la navette n’est jamais pleine. Les gens préfèrent vivre près de leur lieu de travail, hors l’Usine se trouve de l’autre côté de la ville, ce qui n'empêche pas ses fumées de nous pourrir la vie.
Je parviens assez facilement à trouver une place et m’assieds avant que la navette ne reparte. Elle commence à s’ébranler quand une silhouette arrive en courant et la hèle. Je ne sais pas par quel miracle l’ordinateur parvient à détecter le retardataire, mais le véhicule s’arrête presque immédiatement et les portes s’ouvrent.
Un garçon entre. Il se plie en deux, les mains sur les hanches et tentent de reprendre son souffle. A cause de ses cheveux qui lui tombent devant les yeux, je ne le reconnais pas tout de suite. Une fois qu’il peut de nouveau respirer normalement, il se redresse et se dirige vers l’arrière du bus et vers moi.
Ce garçon, c’est Hikage. Je suis surprise. Je ne pensais pas qu’il avait emménagé près de chez moi. Mais bon, j’aurai dû le savoir : ce genre d’information est transmis par le biais des notifications. Notifications, que je n’ai pas consultées depuis des semaines, voire des mois...
Il avance sans faire attention à ce qu’il voit jusqu’au moment où ses yeux croisent mon regard. Là, il me fait un grand sourire assorti d’un signe de la main et vient me rejoindre. Je me rencogne dans mon siège avec un grognement ; je veux être seule. Il s’assoit à côté de moi sans prendre la peine de me demander mon avis et pose son sac par terre à côté du mien.
Un silence gênant s’installe, uniquement rompu par le ronronnement du moteur électrique de la navette. Il doit attendre que je lui dise quelque chose. Eh bah c’est mal barré. La journée a été longue, j’ai été obligée de me le coltiner au déjeuner, il fait moche et je n’ai qu’une envie : rentrer chez moi pour dormir. Je me contente donc de l’ignorer en regardant par la fenêtre.
- Hum ? Salut ? tente-t-il vainement.
Je ne lui réponds pas. Je sais que ça ne se fait pas et que j’ai dit que j’allais être sympa avec lui, mais sincèrement, je veux juste qu’il me foute la paix.
- Il semblerait qu’on habite dans le même quartier. Je suis content, ça me fait au moins un voisin que je connais, il essaie de mettre de l’entrain dans sa voix, mais je sens bien qu’il est sceptique face à mon attitude.
- Ouais, c’est cool, je finis par lâcher dans l’espoir d’avoir la paix.
- Elle ressemble à quoi ta maison ?
- Elle est exactement comme la tienne; toutes les maisons sont strictement identiques.
J’ai essayé de prendre un air blasé dans l’espoir de le faire taire et curieusement, ça marche. Il passe le reste du trajet à regarder devant lui tout en me jetant des regards en coin.
Lorsque l’annonce de notre arrêt retentit, je récupère mon sac et me lève sans dire un mot. Je descends dès que les portes s’ouvrent, Hikage sur les talons. Il me suit dans le silence pendant quelques minutes puis s’arrête devant une maison. Prise d’un soudain remord, je m’arrête aussi et me tourne vers lui.
- Désolée d’avoir été si froide, c’est juste que la journée a été longue et que je suis fatiguée.
Je lève mes yeux, jusqu’alors fixés sur mes mains, vers lui et reste bouche bée en voyant la maison devant laquelle il s’est arrêté. J'ai dit plus tôt que toutes les maisons du quartire sont des copies conformes, ce n'est pas tout à fait vrai. Surtout au sujet de celle-ci. Contrairement aux autres, par exemple, il y a une échelle sur le côté pour grimper sur le toit. Pour le reste, c'est à dire, la forme, les couleurs et l'agencement intérieur, tout est absolument identique.
Pourtant cette maison est unique pour moi. Je la connais bien, j’y ai passé de longues heures quand j’étais enfant. C’est celle de Liv. Cela faisait des années qu’elle était inoccupée et voilà que ce garçon y emménage. Comme ces coïncidences sont étranges.
D’abord, il intègre ma classe, puis je me retrouve à lui faire visiter l’établissement. Ensuite, il habite dans le même quartier que moi et, comme si cela ne suffisait pas, dans la maison de mon ancienne meilleure amie. Heureusement que je ne crois ni au hasard, ni au destin, parce que sinon j’y aurais vu un signe.
- … grave. Bon, on se voit demain ?
J’ai raté le début de ce qu’il a dit, heureusement, ça ne devait pas être trop important. J’acquiesce et pars en lui faisant un signe de la main. Après avoir fait quelques pas, je m’arrête et je me retourne pour le voir entrer dans la maison. Je hausse les épaules et reprends ma route. Le destin, ça n’existe pas.
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