Je m'appelle River Klein

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Futur

Mes promesses de ne pas faire de vague et de suivre le petit cours tranquille d’une petite vie tranquille ont volé en éclat, sans malheureusement que je puisse m’en dédouaner. Je n’ai pas envie de reconnaitre etre seule fautive – loin s’en faut. J’ai été entourée et influencée par pas mal de personnes aux intentions et aux méthodes douteuses. Pour ce qui m’occupe l’esprit – l’attaque du centre de recherche et ma projection au premier plan médiatique –, les premiers responsables sont Ned et Martial. Deux messieurs ; belote, rebelote. Ils ne se connaissaient même pas, et je crois que les péripéties qui me sont tombées dessus suite à leur intervention n’ont pas suffi à les faire se rencontrer, ce qui est une bonne chose, croyez-moi. Je trouve extraordinaire la propension qu’ont deux hommes à causer du tort, et ce super-pouvoir est décuplé lorsque les mâles sont amis, collègues, frères. Mais cette histoire-là ne risque pas d’etre couchée sur mon écran. Il existe des fanges ou il vaut mieux ne pas s’aventurer.

Bien sûr, Ned et Martial ont donné la pichenette qui a déclenché la série d’erreurs qui ont suivi et dont je veux parler, erreurs étant pour beaucoup conditionnées par mes propres travers. N’empêche, sans cette pichenette, je serais encore peut-être au 5ème étage du centre de recherche en génétique, à m’esquinter les yeux sur les petits caractères des scanners d’ADN, à m’intoxiquer aux produits chimiques, et à avoir pour seul refuge les toilettes pour femmes de la cafétéria.

Quand je repense à la manière dont cette histoire a commencé, ce sont ces toilettes qui me reviennent en tête. Charmant point de départ…

Il y a une grande table, au cinquième étage du laboratoire ou je travaillais, autour de laquelle docteurs, stagiaires, employés de labo et data analysts se retrouvaient à toute heure de la journée pour un café ou un repas. J’aimais bien cette pièce où l’on pouvait entendre toutes sorte des conversations, mais, bien trop souvent, j’y croisais une ou deux personnes que je n’avais pas envie de voir. C’était inévitable et pesant, et ça me donnait envie d’éviter les lieux de sociabilisation. Aujourd’hui, pourtant, il était dix-huit heures passées, les bureaux allaient bientôt se vider ; j’avais moins de chance que d’habitude de tomber sur un fâcheux.

Comme le risque zéro est une légende que nul n’a jamais su ancrer dans la réalité, j’étais déjà entrée dans la cafeteria quand j’entendis le gros rire de Martial qui prenait toute la place dans les papotages d’après-bureau. Sauf que j’étais déjà entrée, et opérer un demi-tour aurait eu l’air trop étrange. Je n’avais pas non plus l’intention de m’asseoir à la même table que lui et supporter ses simagrées d’amoureux. J’avais une solution de repli que, par le passé, j’avais déjà employée : je me dirigeai vers les toilettes, non sans qu’un « Ah, la plus belle ! Tu viens prendre un verre ? » retentisse dans mon sillage.

Martial n’était pas repoussant – il était un peu plus grand que moi, s’était tinte la barbe en mauve et laissait ses cheveux tourner poivre et sel, ignorant fièrement les thérapies de recoloration. Il entrait dans la quarantaine, il était avenant, aimable et intelligent. Son plus grand défaut, c’était qu’il avait pour moi une affection toute particulière, une attention qui me donnait des crampes d’estomac et nouait mes épaules au point de les rendre douloureuses. Je n’aimais tout simplement pas qu’on me tourne autour.

Je m’enfermai dans une large cabine aux parois noires, posai mon ordinateur à même le sol qui, comme toujours, brillait de propreté. Je m’assis sans me déshabiller sur le siège des toilettes et me pris la tête entre les mains. Voilà que je me retrouvai encore dans une de ces situations bancales dont j’avais le secret. Du haut de mes vingt-huit ans, je n’avais pas encore trouvé la méthode pour évincer un prétendant trop ambitieux. Je m’appuyai dos au mur, cherchant dans mon cœur la force d’affronter de nouveau mes collègues et l’attirance étrange que j'exerçais sur Martial.

Ce fut là le premier coup de pouce dans l’enchainement de malchance que j’allais subir : me retrouver confinée sur les WC du Centre de Recherche et Expérimentations Génétiques de l’Observatoire, bien après que l’employé moyen se soit en allé.

La cafétéria était vide quand je me montrai enfin. Mon ordinateur sous le coude, j’allais me prendre une boisson chaude à base de faux café – ces fèves-là ne poussaient plus que dans quelques usines biologiques avec des atmosphères contrôlées au demi-pourcent d’humidité près. Comme le cacao, le café était devenu à la fois hors de prix et une catastrophe environnementale.

J’avais encore deux ou trois heures de travail devant moi pour atteindre les objectifs que je m’étais fixes. Je m’engageai dans le couloir qui faisait le tour de l’étage, bordé de longues rangées de murs et de portes, ponctuées ici et là de plantes vertes et de posters scientifiques, éclairées par des rangées de LED, il n’y avait pas âme qui vive.

Mon bureau, bien qu’il fût confortable et privé, manquait de place. Je me dirigeai à la place vers le grand open space d’ordinaire bondé de monde et rempli d’une intense agitation, où tous échangeaient des idées et des grignotages dans un brouhaha constant. Impossible de m’y concentrer, mais maintenant que presque tout le monde était parti, je pouvais en apprécier l’ouverture, la vue offerte sur l’Observatoire qu’offraient les grandes baies vitrées, et surtout les serres exposant les spécimens les plus beaux de la collection de monsieur Sveinbjörn – le directeur du Centre et, accessoirement, le propriétaire de l’immeuble entier. Ces serres étaient occupées par de grandes plantes, dont certaines étaient éteintes en milieu naturel. Leurs cages de verre montaient du sol au plafond comme des couloirs d’aération – une aération de l’esprit que permettaient les fleurs et les nuances de vert.

Mon spécimen préféré était un sorbier des oiseleurs, un petit arbre aux feuilles luminescentes que j’avais participe à créer. Cette espèce endémique à l’Islande n’avait eu besoin que d’un léger coup de pouce génétique pour se mettre à briller dans le noir – on utilisait ses rejetons pour que les rues luisent la nuit. Cela diminuait la criminalité et donnait à la plus grande ville de l’ile un aspect onirique. Parfait pour le tourisme.

J’étais seule dans la grande salle. Parfait. D’ici quelques heures, les bureaux fermeraient – tous les retardataires devraient être sortis sous peine de déclencher les alarmes.

Pour profiter au maximum de ce temps calme, je m’absorbai dans mes résultats, tentant de trouver si les portions d’intérêt de l’ADN de ma bruyère pouvaient contenir des gènes intéressants. J’aimais bien mon métier : technique et mathématique, et puis j’avais l’occasion de travailler avec du vivant. Je n’étais pas à plaindre. La plus grosse part de l’économie de l’ile avait attrait au tourisme de luxe – restaurants servant de la viande de laboratoire, hôtels douze étoiles, services de ménage, prostitution de luxe…

L’Observatoire. C’était une ville étrange dans une des quelques régions du monde où il faisait encore bon vivre. Et c’était chez moi. Je m’en étais absentée longtemps, mais j’y étais revenue. Pour de bon, j’espérais. Il y avait ici, pour moi, un million de petits risques qui pourraient me renvoyer loin de cette existence confortable…

Dans la lune, je sursautai soudain en entendant des bruits de pas précipités tambouriner dans le couloir. Qui courait à cette heure-ci, quelques minutes avant le verrouillage ? Et ça se rapprochait de l’open space ! Mon cœur s’emballa. Aucune ville n’était parfaitement sure. Des voleurs ? Des détracteurs du laboratoire ? Le centre n’était pas exempt d’ennemis…

Je retins mon souffle, mordue de curiosité, mais espérant devenir invisible.

Les pas s’arrêtèrent un court instant, la poignée s’abaissa et en un clin d’œil la porte fut ouverte à la volée sur deux individus habillés en noir avec ce qui ressemblait à des uniformes de bandits équipés de casques.

J’étais paralysée. Ceux qui parlent de devoir choisir entre se battre et fuir sont de fieffés imbéciles et oublient cette paralysie des membres et du cerveau quand le danger menace. Je ne pouvais que les fixer. Un seul des deux entra, courant dans la pièce et droit vers l’un des postes fixes qui nous servaient aux calculs les plus lourds. Il ne m’avait pas vue.

Il se mit à hacker le calculateur de pointe et j’étais en train de me liquéfier sous son nez lorsqu’il leva les yeux vers moi. Sa main se porta à son arme. Je levai les pognes bien en évidence en me levant de ma chaise qui alla heurter la baie vitrée. Je m’attendais à ce qu’il me ligote quelque part loin de mon téléphone pour que je ne donne pas l’alerte, ou bien qu’il ne s’embête pas de gestes inutiles et se déleste d’une balle pour éterniser mon silence. Il n’en fit rien. Il me dévisagea et, d’un coup, se mit à crier.

— Eva ? Putain, Eva ! C’est toi ? Merde, tout le monde a fini par te croire morte !

Je secouai la tête, sans comprendre de quoi il parlait.

Il se redressa de devant l’écran et vint vers moi. Je reculai précipitamment, mais je fus rapidement plaquée contre les fenêtres. Il s’immobilisa, comme touche par ma dérobade, et regarda autour de lui comme s’il cherchait à savoir si l’on était seuls. Nous l’étions. Il n’y avait pas de caméras le long de ces fenêtres. Satisfait, il retira, comme un signe de bonne foi, son casque [AM1] et abaissa l’écharpe qui lui masquait le menton et le nez.

— C’est moi, dit-il. Ned !

Je secouai la tête. Et il fut sur moi, me dévisageant comme…

— C’est bien toi, bordel. Pourquoi t’es brune ? Et merde ! Qu’est-ce que tu fous ici ?? Pourquoi t’es partie ? Et surtout comment ?

Je secouai la tête de plus belle, la gorge nouée par la peur. Mais je ne lisais rien d’agressif en lui, seulement une franche consternation ombrageuse. Presque déçue. Cette découverte dénoua ma langue et je dis précipitamment :

— Je m’appelle River. Je ne connais pas d’Eva.

— Pas d’Ev… Non mais tu me prends pour un cave !

Il m’attrapa au col, et sa surprise vira à la colère.

— Te fous pas de ma gueule, cria-t-il en m’attirant contre lui.

Prenant appui sur le mur derrière moi, je le repoussai de toutes mes forces, mais il ne lâcha pas – il était bien plus fort que moi. En sentant ses poings se refermer sur mon vêtement pour me maintenir, un horrible sentiment de panique me prit et je frappai, du poing et du genou, l’estomac et l’entre-jambe. Je parus lui faire moins mal que le surprendre, mais il se dégagea. Sans doute sentait-il ma peur et réalisait que je ne l’écouterai pas sans ruer.

— Mais putain, Ev’… ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu devais aider à la cause et t’es… ici ! Tu sais ce qu’ils nous font, ici ? Tu cautionnes ?

Je serrai les dents, tout le corps tendu comme un arc, prête à me débattre s’il faisait mine de revenir.

Oui, je savais les rumeurs, et je n’étais pas tout à fait sûre qu’elles étaient fausses. On parlait de recherches contre les travailleurs inféodés. On racontait que Sveinbjörn, mon patron, touchait de grosses sommes de l’Etat pour assurer la coopération docile des esclaves. Mais ce Ned avait tort, je ne cautionnais rien, j’avais juste besoin, comme tant d’autres, d’un travail. Et puis il se trompait. Je m’appelais River Klein !

— Je ne connais pas d’Eva !

J’aurais voulu le dire posément, mais je criai, la voix cassée par l’angoisse.

— T’es une putain de lâcheuse. T’es censée être une des nôtres, on a grandi ensemble, j’ai grave pleuré quand t’as disparu, je…

Et d’un coup, son regard où se mélangeaient tout un tas d’émotions confuses se durcit et son visage sembla se fermer. J’avais déjà vu cette expression ; un jour, ou l’un de mes professeurs de l’université avait pris la décision d’abattre un agresseur qui, sans ça, aurait sans doute capturé et demandé une rançon pour l’un des étudiants. J’avais été éclaboussée de rouge, mais je savais qu’il avait fait le bon choix. Ça avait dû etre dur de presser la détente. Ce même regard, dans le regard de ce hors-la-loi… Ça n’augurait rien de bon.

Il remonta son écharpe d’une main, enfonça son casque sur sa tête et en verrouilla la mentonnière.

Je remarquai soudain qu’un œil noir sur son casque accrochait la lumière. Une caméra. Il filmait !

— Je te préviens, grondai-je, éteins ça !

Il eut un sourire méchant.

— Tu diffuseras ça, dit-il, et je compris qu’il s’adressait à un microphone. Tu me feras plaisir.

Il avait dit cela en me regardant droit dans les yeux, mais, avec cette diffusion, c’était des centaines de personnes qui allaient voir mon visage. Je regardais le monde entier droit dans les yeux. C’était la participation de Ned dans les évènements qui allaient faire de moi une figure publique. J’avais encore espoir, a cet instant, de pouvoir échapper a la tourmente médiatique – oh comme je me trompais. À cause d’un imbécile. À cause d’un esclave. À cause de Ned.

Je lui sautai à la gorge, mue par quelque chose, un instinct animal. J’avais l’impression qu’il me prenait la vie que j’avais fabriquée, et ça n’allait pas se passer ainsi ! Il évita mon assaut assez facilement, et comme si ma propre agressivité attisait la sienne, il se mit à parler, à raconter que je m’appelais Eva Stefánsson, que j’avais été esclave et que j’étais une traîtresse et une hors-la-loi. Je n’avais pas mes papiers sur moi, je ne pouvais prouver ses mensonges, mais diffamer ainsi une simple employée m’apparaissait injuste, puéril et cruel. Ned avait reculé de quelques pas comme pour prendre un beau plan de moi. Il se trouvait dos à la fenêtre, désormais. Je me redressai, tentai de faire disparaître la grimace qui me tordait la bouche – la colère, la peur – et articulai bien fort :

— Je m’appelle River Klein.

Un coup de feu retentit derrière-moi, près de la porte, et la détonation me fit hurler de peur. Je me retournai pour faire face à des membres d’une police privée – couleur et appartenance – qui nous tenaient en joue. D’autres détonations retentirent, je me jetai au sol. Ned avait eu la même idée et, avec effroi, j’entendis les bottes des gens d’armes faire vibrer le sol. Et Ned bougea : il se ramassa et se prépara à bondir. Il vint sur moi et fut très vite au-dessus de moi. Je hurlai de plus belle lorsqu’il voulut m’attraper par le poignet. Je me débattis du mieux que je pouvais, la seule pensée qui m’animait était qu’il ne pouvait, qu’il ne devait pas me toucher ! Puis il tira son propre pistolet de son fourreau et le pointa sur ma tête en criant :

— Si vous approchez, je la…

Un nouveau coup de feu partit et Ned s’écroula sur moi, soudain transformé en sac de sable qu’agitaient encore quelques soubresauts. Ils l’avaient eu. Je poussai aussi fort que l’adrénaline et mes bras me le permettaient, pour me débarrasser de son poids, et parvins à le faire rouler sur le côté. Son corps geignit. Il était vivant !

Libérée, j’aspirai de grandes goulées d’air sans le quitter des yeux. J’aurais voulu lui arracher son arme, le frapper encore, m’enfuir à toutes jambes, mais j’étais si lourde, si pataude. Ma respiration sifflait de manière ridicule, je tremblais de tous mes muscles. Je ne pus que reculer sur les talons et les fesses pour m’éloigner de Ned et des policiers qui se jetaient sur lui. L’insurgé gémit quand on lui attacha les mains dans le dos et gémit quand on lui arracha son casque. Il avait été touché à la tête, mais vivait toujours. Au moins la caméra n’était-elle plus braquée sur moi.

Un policier qui m’apparut immense se pencha au-dessus de moi. Je crois qu’il voulait m’aider à me relever, mais il m’apparaissait si grand et si menaçant ! Comme un gorille ou un monstre de cauchemars ! Je levai les bras devant moi pour me protéger, reculai avec des gestes saccadés et heurtai une serre. Mes mains, tendues devant moi, étaient couvertes de sang. Ma blouse également. Je restai assise sur les fesses et tentai de reprendre mon souffle. Il ne devait pas me toucher. Personne ne devait me toucher.

— Elle… elle s’appelle Ev’ et…

Je n’en revenais pas. Cette immense ordure ! Fusillé, blessé, peut-être agonisant, il l’ouvrait encore !

— C’est une put… d’es… esclave.

Le policier qui avait voulu m’aider marcha sur moi.

Ne se tairait-il donc jamais ?

Le statut d'esclave est inaltérable.

La justice de l’Observatoire était implacable, impitoyable. Une simple accusation me vaudrait d’etre placée en détention, le temps que lumière soit faite. Surtout dans une situation pareille, dans ce désordre sanglant, dans l’une des institutions les plus importantes de la ville.Top of Form

Sur mon bureau, j’avais mon badge, pose près de mon ordinateur. J’oubliai complètement son existence. L’aurais-je brandi, est-ce que ça aurait changé quelque chose ?


J'essayai de le repousser, protestant pitoyablement que Ned mentait et clamant que mon nom était River. Mes bras, pourtant, n'avaient guère plus de force que ceux de l’insurgé et l’homme des ordres me saisit par le poignet, me hissa sur mes pieds d’une traction du bras. L’instant d’après, il me passait les menottes.

Les larmes aux yeux, terrifiée, je jetai un coup d’œil à mon détracteur. Ned me regardait en retour. Il sourit, le visage noyé dans le sang qui coulait du haut de son crâne. Un sourire méchant. Aujourd’hui encore, je peine à reconnaître qu’il y avait peut-être une pointe de tristesse derrière le sel des sentiments.

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