Trait de sable

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Égypte

Mars 1989

Il est de ces journées qui restent gravées dans votre mémoire, où chaque heure se détache des autres, où chaque geste vous revient en boomerang idéalisé. Certes, mon souvenir se pare de perfection et clamer son exactitude serait présomptueux; trente-quatre ans se sont écoulés.

Ma soif d’aventures m’emmena, cette semaine-là, dans ce pays fabuleux qu’est l’Égypte. L’irrésistible attraction de cette civilisation avait fini par emporter la mise, je rêvais d’y aller depuis de nombreuses années. Le milieu dans lequel j’évoluais à cette période était favorable, j’aurais été un idiot de ne pas en profiter.

Deux jours après ma prise de décision, je volai quelques heures à ma mission siglée UN, et quittai le Sud Liban à bord d’une P4, sans savoir ce que me réservait ce voyage. Rien n’était préparé. Le chauffeur me déposa à Tel-Aviv, j’y passai la nuit. Le lendemain, je pris un bus en direction de la frontière israélienne, puis, formalités passées, un autre autocar me conduisit, dans le froid glacial de sa climatisation, jusqu’au Caire. En route, nous traversâmes le Canal de Suez à l’aide d’un bac. Autre moment inoubliable.

Au troisième jour de mon périple, les incantations du Muezzin me réveillèrent de bonne heure. La nuit pesait encore sur la mégapole, je me levai, une journée sans fin m’attendait. Le petit hôtel où j’étais descendu grouillait déjà d’activités. Du monde s’affairait à préparer le petit-déjeuner, je m’installai à une table et profitai du spectacle. Je ne sais dire si c’est cette ambiance particulière, ou l’odeur des galettes cuites sur une plaque, ou encore le goût du miel, mais déjà, ce pays m’envoûtait.

J’avais, en arrivant la veille au soir, repéré un loueur de voiture non loin du terminal des bus. Je m’y rendis. Tant qu’à être là, autant aller jusqu’à Louxor afin de profiter des temples, je visiterais les pyramides en revenant. Une antique Fiat 131 récupérée, je m’engouffrai dans la circulation Cairote. Vous décrire le fonctionnement du code de la route m’est impossible, tout n’était que klaxon, moteurs vrombissants, pousse-toi de là que je m’y mette. Un vrai régal ! Cependant, c’est sans anicroche que je me faufilai jusqu’à la route qui descendait plein sud.

C’est en arrivant à Assiout, que je pris conscience de la chaleur du peuple égyptien. Ici, loin des lieux touristiques, le mot hospitalité se chargeait de sens. Je me garai sur une place, suite à un pneu crevé. Une chance que se fut en ville. À peine descendu de la voiture, une multitude d’enfants fonça sur moi. Leurs cris me décontenancèrent, mais ils n’étaient pas hostiles, au contraire. La nuée m’entoura, des mains voulaient me toucher, des bouches me parler. Je les laissai faire, déboussolé par tant d’enthousiasme. Puis, les enfants m’emmenèrent jusqu’à un réparateur qui se trouvait là. L’homme laissa tomber ce qu’il faisait pour s’occuper de la roue, puis une femme me proposa à manger et à boire. Si j’acceptai les fruits, je refusai l’eau, redoutant l’effet sur mes boyaux. Le réparateur ne voulut aucun dédommagement. Après l’avoir remercié, je repartis, avec dans mon sillage, une flopée de mains s’agitant en au revoir. Le soir, Louxor atteint, je m’endormis dans un hôtel rive droite, la tête pleine de la clameur enfantine.

Tout cela nous rapproche au cliché de présentation qui date du quatrième jour de mon voyage. Et puisque cette série se focalise sur une photo et son histoire, je vais vous la narrer.

Dans un premier temps, pardonnez son rendu. À l’époque l’argentique était roi, j’avais de plus, fait développer les négatifs dans une échoppe de Naqoura (Ville du Sud Liban) gage d’une qualité douteuse. À cela s’ajoute un passage au scanner…

Tôt le matin, votre serviteur et à sa Fiat, traversèrent le Nil, sur un bac. La cohue à l’embarquement et au débarquement, mériterait un livre à elle toute seule, les petits oignons n’étant pas les partenaires du mot organisation. J’en rigole encore ! Quoi qu’il en fût, la rive gauche m’appartenait pour la journée. Vallée des Rois, des Reines et autres temples n’avaient qu’à bien se tenir, j’étais là et n’avais pas l’intention de repartir sans les avoir explorés. Oui, mais… Parce qu’il faut toujours un mais, sinon point de saveur, n’est-ce pas ?

Les colosses de Memnon passés, je bifurquai à droite, direction la Vallée des Rois et ses splendides tombeaux. J’y passai une partie de la matinée, et, en sortant, je remarquai un sentier qui s’élevait dans la montagne protégeant le site. Je ne sais pas si cela est encore possible de nos jours, mais je l’empruntai. Personne ne m’en empêcha. Sous un soleil de plomb, la montée fut rude. Le chemin, réservé aux bourricots (oui, j’en suis un), louvoyait entre de gros rochers, jusqu’à atteindre un plateau. Là, sous mes yeux, s’étala l’infini. Un sentiment de solitude s’empara de moi alors que je marchai, un isolement total, sans rien à quoi s’accrocher. Et plus j’avançai, plus ce ressenti s’exacerba. Combien de gouttes de sueur avais-je libérées, combien de pas m’avait-il fallu pour atteindre le bord de la falaise ? Je n’en sais rien, mais face au spectacle, la fatigue de mes efforts s’envolat. Un trait, sans bavure, coupait ma vue. L’avant et l’après, la poussière et la vie.

Je restai un long moment assis sur un caillou à contempler ce pays, à m’accaparer sa force, sa fièvre, et la grandeur de ses bâtisseurs. Indestructible ? Oui, je le pense, sur l’instant, je l’étais.

Je ne puis vous dire mon état d’esprit en me relevant, mes pensées appartiennent à ma pudeur. Je ne sais pas si elles ont influencé ma destinée, mais je n’oublierais jamais... mon trait de sable.

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