Le chant de la sirène
La barque glissait tranquillement sur l'eau douce. Non loin de la berge, on la voyait revenir comme chaque soir, sous un ciel aux nuances de rose et de bleu. Comme chaque soir en été, le coucher de soleil donnait une teinte orangée au lac, et les remous provoqués par la barque dans l'eau donnait l'impression qu'elle brûlait.
Rowald ramait doucement jusqu'à arriver à quai, où l'un des bateliers du village vint l'aider à nouer la corde autour du bollard habituel.
— Alors, combien aujourd'hui ? lui lança-t-il avec un rictus moqueur.
— Combien quoi..? rétorqua Rowald, dans un froncement de sourcils.
Commençant à décharger sa barque, Rowald porta un regard plus loin au niveau de l'auberge qui bordait les quais, où quelques gaillards se marraient en le regardant.
— Et bien... combien de chants, cette fois ? précisa le batelier en ricanant.
Rowald siffla entre ses lèvres d'agacement, posant le sac de poissons sur le quai pour laisser le maître des docks compter les prises.
— Va te faire foutre, Conrad.
S'éloignant ensuite pour quitter les docks, Rowald regagna sa maison près de la place du village. Elle était un peu surélevée sur la colline et donnait une belle vue sur la partie basse du village, sur les quais, et le lac. Kardilon était un village paisible à l'est du Royaume d'Alanthe, bordant le Lac Pourpre et rattaché à la Mer de Feu par des réseaux de fleuves et de canaux que les bateliers avaient l'habitude d'emprunter afin d'élargir les zones de pêche. Le village était un peu à l'écart de tout, entouré de forêts, de collines et de plaines.
Rowald Hendles était un homme plutôt solitaire, qui aimait sa routine quotidienne. Pêcheur et fils de capitaine, il ne faisait pas forcément honneur à la réputation de son père. L'homme d'une trentaine d'année préférait sa barque et ses poissons aux galions et aux trésors.
Son visage était d'un naturel sérieux et fermé, les traits plutôt durs avec un air nonchalant et une barbe brune souvent négligée. Il avait les yeux bleus, et un regard profond qui en rendait plus d'une dingue, si tant est qu'il s'intéresse aux femmes. De taille plutôt moyenne, il avait une musculature de rameur, plutôt bien bâti. Il portait constamment un médaillon autour du cou, un héritage de son père, dont il ne parlait jamais.
Comme chaque soir, Rowald alluma sa cheminée et attrapa l'un de ses livres favoris en s'affalant dans son lit, bouquinant jusqu'à ce que ses paupières ne soient lourdes. Se grattant la barbe, il fut cependant déconcentré de sa lecture par quelques pensées divergeantes, portant un regard par la fenêtre. Personne ne le croyait, mais il devait en avoir le cœur net... C'était décidé, demain, il partirait à la recherche de l'origine de ces fameux chants qu'il avait entendu plusieurs fois en allant pêcher.
De bonne heure, Rowald fut levé le lendemain avec une détermination certaine. Il se fichait bien que les autres pêcheurs et les bateliers du coin se moquent de lui, mais il avait le besoin personnel de découvrir ces voix douces et agréables qui semblaient comme l'appeler.
Enfilant son manteau en vue du mauvais temps, il s'habilla et enfila ses grosses bottes, rassembla son matériel et quitta sa maison en direction des docks. Aujourd'hui, il allait enfin savoir. Arrivant proche de sa barque, il fut interpelé par le chef des docks :
— Rowald, tu pars aujourd'hui ? C'est pas ton jour de repos ?
— Oui, j'ai du retard sur mes comptes. Je rentrerai avant la tombée de la nuit.
— Il y a plutôt intérêt, ce soir Miranda espère bien te voir, n'oublie pas.
Grim, le chef des docks, esquissa un sourire taquin, ce qui n'évoqua qu'un froncement de sourcils chez Rowald. C'est vrai, il l'avait presque oubliée. Miranda, la serveuse blonde à "La Pêche au Gros". Mais il y avait plus important dans l'immédiat.
— J'oublie pas, mh. A ce soir, Grim.
Sur ces mots, Rowald termina de charger sa barque, et détacha son bateau avant d'attraper sa rame pour partir sur le lac.
Ce matin, alors qu'il commençait à peine à faire jour, le lac était totalement couvert par la brume. Mais même par ce temps, Rowald connaissait parfaitement le lac et savait se diriger malgré le manque de visibilité. Voguant sur l'eau douce, en ramant tranquillement, Rowald était plongé dans ses pensées.
Traversant le lac jusqu'à atteindre un passage étroit entre les falaises, le jeune homme arrivait dans une succession de couloirs rocheux. A mesure qu'il progressait, le soleil se levait. Finalement, le couloir débouchait sur un embranchement de canaux, et Rowald emprunta celui qui débouchait au niveau de la mer.
La Mer de Feu. Elle devait ce nom à une guerre ancienne, lors de laquelle les pirates du Royaume d'Ardon s'étaient livré à une bataille sanglante avec les corsaires d'Alanthe. Ce matin, le soleil était radieux, et la brume s'était enfin levée. Cette partie-là de la mer était un bras qui reliait les deux royaumes, qui se rejoignaient plus au sud-est; et l'eau était moins agitée ici que plus au nord dans la véritable mer.
Rowald était plutôt serein. A vrai dire, cela faisait des jours qu'il tentait de percer le mystère de ces chants. Il n'avait jamais rien trouvé, mais il était pourtant convaincu qu'il y avait quelque chose, non loin de la côte. Tranquillement, il longeait la plage rocailleuse en observant l'horizon ou les rochers. Tout était très calme, et l'on n'entendait que le son des vagues, et le cri des mouettes.
Il observait le remous des vagues, profitant de la sérénité et de la beauté de la mer pendant un long moment sans qu'il ne se passe quoi que ce soit. Il mangea son petit repas de fortune qu'il avait emporté avec lui en début d'après-midi, lorsque le soleil était bien haut et qu'il commençait à faire chaud.
Bien plus tard dans la journée, alors que sa patience était inébranlable, Rowald entendit enfin quelque chose. Comme une voix lointaine et mystique qui chantait. Il était difficile pour lui de déterminer d'où cela venait, mais il se remit à ramer pour tenter d'en percevoir la provenance. Il observait les environs, le regard plissé, le front un peu en sueur à cause de la chaleur, et son regard finit par se poser sur un rocher qui dépassait de l'eau, à quelques centaines de mètres. Il vit la silhouette d'une créature aquatique, et commença à s'en approcher. Le chant se poursuivait, et semblait être de moins en moins lointain. Il parvenait aux oreilles du pêcheur comme un murmure doux et enchanteur. La voix féminine était magnifique. Rowald était convaincu qu'elle semblait l'appeler, comme les dernières fois qu'il l'avait entendue.
Les fois précédentes, il avait préféré rester à bonne distance, mais cette fois-ci il devait en avoir le cœur net. La tentation était si forte... Il s'approcha du rocher, et vit la silhouette étrange plonger à l'eau. Immobilisant sa rame un instant en clignant des yeux, il se remit à ramer ensuite, plus vite encore, pour atteindre le rocher. Lorsqu'il fut arrivé près de ce dernier, il lâcha la rame et s'approcha d'un rebord de la barque pour observer la surface de l'eau autour de lui, puis de l'autre côté de son petit bateau.
Il patientait calmement, en silence, tandis qu'il écoutait le chant qui semblait tout proche mais si lointain à la fois, comme s'il venait de partout autour de lui, et de nulle part à la fois... comme s'il émanait des profondeurs. Rowald avait finit par s'asseoir, à observer la mer.
Le pêcheur finit par voir une silhouette juste sous la surface de l'eau, ce qui lui fit croire à un gros poisson pendant un instant. Celle-ci passant juste sous sa barque, le bonhomme se précipita vers l'autre côté, la faisant tanguer alors qu'il put voir une grande queue de poisson dépasser de l'eau un instant. Le chant s'était arrêté, mais pourtant Rowald avait la sensation de l'entendre encore, comme un murmure incessant et lointain qui le berçait.
Finalement, alors qu'il fixait l'eau d'un air ahuri, il vit une tête sortir à demi de l'eau. Il ne s'agissait ni d'un poisson, ni d'un monstre, mais d'une femme aux longs cheveux clairs grisâtres, et deux yeux bleus ciel qui l'observaient curieusement en dépassant à peine de l'eau. Rowald eut un léger mouvement de recul, tandis qu'elle sortait un peu plus de l'eau, allongeant ses bras sur les côtés pour brasser l'eau doucement.
Était-ce une sirène, comme dans les légendes ? Elle était magnifique. Le pêcheur restait bouche-bée, le regard plongé dans le sien. Ses longs cheveux mouillés tombaient en des mèches ondulées sur ses épaules, son teint blanc était très clair et l'homme pouvait voir la naissance d'une poitrine ronde dépasser de l'eau. Elle avait le visage d'une femme jeune et élégante, un nez fin et droit, des lèvres légèrement rosées et un grain de beauté près du coin inférieur droit de sa bouche se dénotait de son teint pâle.
Les deux se regardaient longuement, avec autant de curiosité l'un que l'autre. Un silence pesait jusqu'à ce que la femme n'esquissa finalement un sourire amusé.
— Vous en faites une drôle de tête ! dit-elle en gloussant.
— E-et bien, je... Est-ce vous qui chantiez ?
— Mh-mh... Ça a l'air de vous avoir plu en tout cas.
Elle sourit en coin et s'approcha davantage de la barque. Rowald fut prit un instant d'un instinct qui le fit se mettre sur ses gardes, mais cet instinct se dissipa très vite. Pourquoi avoir peur d'une si belle créature ?
— Qu'êtes-vous..? demanda-t-il en clignant des yeux.
— Ha... vous posez beaucoup de questions, jeune homme curieux que vous êtes !
Elle gloussa une nouvelle fois et posa une main sur le rebord de la barque pour se hisser et s'y accouder, faisant pencher celle-ci de son côté tout en sortant son torse entièrement de l'eau. Elle provoqua un mouvement de recul chez le marin, qui préférait garder une certaine distance pour le moment. Cependant, il était subjugué par la beauté de la créature, et la reluqua longuement sans trouver ses mots : elle avait la taille fine, une poitrine pleine aux mamelons épais et assez clairs, et des hanches larges. Mais à la naissance de son bassin qu'il voyait ressortir de l'eau en partie, le corps de la femme devenait celui d'un poisson. Il voyait le début des écailles bleues, scintillant d'un reflet argenté au soleil.
— Vous n'êtes pas humaine..! déclara-t-il, plus pour lui-même en réalité.
— Je m'appelle Nirva. Et vous, charmant gentilhomme ?
— Nirva... J-p-... Rowald. répondit-il en balbutiant. Il ne pensait pas un instant qu'une telle créature pouvait avoir un nom.
La sirène se trouva prise d'un éclat de rire envoûtant, sa voix était si douce et claire, comme lorsqu'elle chantait. Ses prunelles reflétaient à la fois un charme et une innocence hors du commun, et plus le temps passait, plus Rowald se sentait attirée par elle. Il ne pouvait s'empêcher de l'admirer, de contempler ses formes féminines grâcieuses, ses longs cheveux humides et ondulés, ainsi que ses yeux envoûtants.
Ils restèrent là à se regarder et à échanger quelques mots de temps à autres, la sirène retournait parfois dans l'eau pour faire quelques tours, puis revenait de l'autre côté de la barque pour s'accouder à nouveau, appuyant sa joue contre sa main tandis qu'elle lui parlait. Rowald avait la tête qui tournait. Chaque instant passé avec elle le rendait plus obnubilé par sa personne, le pêcheur s'était même rapproché du rebord de la barque, qui penchait dangereusement vers ce côté-là.
Il avait l'impression d'avoir la tête qui tournait, et d'oublier tout le reste. Il n'y avait plus qu'elle... Nirva. Il ne s'était même pas rendu compte que la nuit était tombée. Il était affalé là, dans sa barque, sur le dos, un bras derrière la tête à contempler les étoiles... Le temps paraissait si futile qu'il ne savait plus depuis combien de temps ils s'étaient quittés. Et doucement, il sombra dans le sommeil, en repensant à cette étrange femme de la mer, à ses yeux et son corps magnifiques, sa queue d'argent et son chant enchanteur.
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