1999
Avec le temps, son sens de l’observation s’aiguisant, la frustration de Noëlle s’accrut. À force d’assister aux anniversaires de ses nombreux cousins et cousines, proches ou éloignés, elle assimila les détails qui faisaient du jour de son anniversaire le plus chouette de tous les jours de l’année. Juste après Noël, prétendaient la plupart des enfants en question. Noëlle ne saisissait pas bien la différence.
— La différence, lui avait gentiment expliqué son cousin Valentin, c’est qu’à Noël, tous les enfants du monde entier ont des cadeaux. Alors qu’à ton anniversaire, c’est juste toi !
Valentin avait cinq ans de plus qu’elle et, aux yeux de Noëlle, il détenait la science infuse. Elle buvait ses paroles.
Puis, passés tous les anniversaires de l’année, chacun mettant à l’honneur un enfant fier et comblé, vint enfin Noël. Son anniversaire. Le jour qui portait son nom. La petite réclama incessamment qu’on lui fasse des crêpes et que ses cadeaux soient emballés dans du papier multicolore et Murielle, qui sentait toute l’importance que cela revêtait, fit son possible pour contenter sa fille. En plus du traditionnel nougat glacé, elle convainquit la Tante Jo d’ajouter des crêpes au menu du dessert. Quant au papier cadeau, après avoir fait le tour de cinq supermarchés, elle s’en procura des échantillons gratuits de sept couleurs différentes. Un paquet de chaque, convint-elle, cela équivaudrait à peu près à du papier multicolore. Cet anni-noël promettait de se dérouler sans accroc.
Bien sûr, Noëlle rechigna encore devant le nez rouge et bouffi de papy, qu’elle refusa d’embrasser. Elle bouda devant les boules, éternellement rouge et doré, réservées au sapin menaçant. Mais elle joua et rit aussi parmi les autres enfants, se régala avec les crêpes et, même s’il lui sembla qu’elle aurait dû être davantage à l’honneur, elle patienta sagement pendant tout le réveillon et se coucha avant les adultes sans faire de caprice.
Au matin du vingt-cinq, la maison familiale s’éveilla et la ribambelle de gamins se précipita au pied de l’arbre où luisait une montagne de cadeaux. Noëlle n’en avait jamais vu autant, à aucun anniversaire. Ses yeux pétillaient d’envie et d’orgueil. Enfin, c’était les autres qui allaient la jalouser ! La plupart des paquets étaient rouges, verts ou gris, mais quelques autres bleus, jaunes, rose, et cela la ravit.
Mais, alors qu’elle se dirigeait vers la pile de présents pour déchirer le premier papier dans un élan jouissif, un cousin la devança et déballa un cadeau sous son nez. Puis une cousine, et une autre. Même les adultes s’y mettaient !
Voyant qu’on lui volait ses offrandes et que personne de bougeait le petit doigt, Noëlle éclata en sanglots. Des pleurs furieux, hachés par un râle âpre. Murielle tenta de consoler sa fille en lui tendant l’un des siens : un petit paquet bleu au reflet ondulé qu’elle avait très soigneusement scotché. Mais l’enfant rejeta l’objet et se laissa tomber au sol pour s’y rouler, le frapper, tirer les mollets des autres petits et tenter vainement de les chasser loin de la pile de cadeaux.
— Mais enfin, qu’est-ce qui te prend, No chérie ? demanda la voix de crécelle de Tante Jo.
— Tu t’es fait bobo, tiote ? s’inquiéta l’oncle Frank.
Impuissante, Murielle haussa le ton :
— Bon sang, Noëlle, dis-nous se qui se passe !
Tirée par le bras, la petite se laissa relever de force et confronta sa mère d’un regard noir comme cendre. Les sanglots se firent moins rauques et devinrent une plainte, un violon désaccordé.
— C’est pas juste ! cria Noëlle. C’est mon anniversaire ! Les cadeaux, c’est pour moi !
— Mais c’est aussi Noël, ma chérie, tenta de la raisonner Tante Jo en la prenant par les épaules pour l’écarter de la montagne de frustration. Tous les enfants ont des cadeaux, à Noël, c’est comme ça. Mais toi, Papa Noël te gâte plus que les autres, parce que c’est aussi ton anniversaire.
— Papa Noël ?
Tante Jo la fit asseoir sur ses genoux dans un fauteuil et lui présenta une bougie à l’effigie du bonhomme rouge. Elle lui raconta comme il voyait tous les enfants, récompensait les sages et n’offrait aux vilains qu’un sachet de charbon.
Les pleurs de Noëlle redoublèrent.
— Ouin ! Alors… snif… si je fais une bêtise… han… snif… y aura que du charbon pour mon anniversaire ? Ouin !
— Mais non, mais non, la rassura Murielle d’un ton impatient, en reprenant l’enfant des bras de sa tante. Toi, le Père Noël t’apportera toujours des cadeaux, que tu sois sage ou pas. Mais si tu fais des bêtises, ils seront plus petits, et tu en auras moins. C’est ça. Tu te rends compte ? Tu es la seule petite fille qui reçoit ses cadeaux d’anniversaire directement du Père Noël ! C’est pas génial, ça, hein ?
Noëlle se gratta le nez le temps d’y réfléchir.
— Mais maman… ça veut dire que tous mes cadeaux à moi, ils sont gratuits ?
— Euh…
— Tu pourrais m’en acheter plus souvent, alors !
La merveilleuse existence du Père Noël, l’homme au manteau rouge et à la barbe blanche qui peuple le rêves de millions d’enfants avides de présents, n’apprit qu’une chose à Noëlle : sa mère était une grosse radine.
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