2002

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Chaque année, pour les festivités de Noël, la famille Buchet au grand complet se réunissait dans la maison familiale de Tante Jo, la seule assez grande pour que tout le monde puisse y coucher. D’ordinaire, tout le monde arrivait dans la journée du vingt-quatre, juste à temps pour le réveillon, car tous habitaient dans le coin. Cette année-là, pourtant, le hasard – et sans doute l’alcoolisme latent – voulut que Pascal, le fils de Joséfa, se retrouve sans emploi et s’installe chez sa mère « pour quelques semaines » qui devinrent vite des mois. Il y avait avec lui sa femme Sylvie, leur aîné Valentin et la petite Sophie née au printemps dernier. Un autre hasard – et aussi de longues douches relaxantes plus abordables qu’une heure de spa – fit que le ballon d’eau chaude de Murielle se retrouve inexplicablement hors-service. Puisque la concierge était partie en congés, la jeune maman profita des fêtes et, prétextant vouloir prêter main forte à Tante Jo dans les préparatifs, s’imposa chez elle quelques jours en avance, accompagnée bien sûr de la petite Noëlle.

Si Noëlle détestait sa fête, elle adorait en revanche son cousin Valentin. Il avait eu onze ans et lui racontait plein de choses incroyables à propos du collège : qu’il n’y avait plus une maîtresse mais des dizaines de profs avec autant de salles de classe, qu’il y avait plein d’élèves qu’il ne connaissait pas, des devoirs tous les jours et dans toutes les matières, deux cours de sport par semaine. Il disait que les salopettes c’était franchement la honte et qu’une fille de sa classe avait attrapé le SIDA en embrassant un quatrième. C’était une maladie très grave qu’on pouvait attraper rien qu’en tombant amoureux. Ce qui contrariait Noëlle, c’est qu’elle aimait beaucoup sa salopette orange avec des petits pots de plantes de toutes les couleurs. Ce qui la rassurait, c’est qu’elle prévoyait bien de ne jamais tomber amoureuse.

Valentin était de loin son cousin préféré, parce qu’il ne se faisait jamais prier pour passer du temps avec elle et qu’il lui inventait plein de jeux. Il se faisait passer pour un clown, pour un monstre, pour un cheval, rien que pour l’amuser. Il se laissait déguiser en fille pour jouer au défilé, lui apprenait des recettes de cuisine à base d’ingrédients périmés chapardés dans les placards de Tante Jo et lui contait des histoires. Tous les jours, après le dîner, Noëlle sautait sur ses genoux dans le grand fauteuil à bascule et il lui lisait un bout d’un gros livre où à chaque date correspondait un conte.

Venu le vingt-quatre du mois, Noël oblige, Valentin lut à sa cousine l’histoire du Petit Sapin. Un conte terrible d’un auteur dépressif qui, comme la petite, détestait sans doute cette période de l’année et avait résolu d’en dégoûter ses lecteurs. C’est là l’histoire d’un brave petit conifère impatient de quitter sa forêt pour célébrer les fêtes, paré de boules et de guirlandes au milieu d’enfants joyeux. Le jour venu, l’adorable Petit Sapin passe le plus fabuleux Noël – car le seul Noël, en fait – de sa vie pourtant pleine de piquant. Puis, accaparés par leurs cadeaux, les enfants oublient le bel arbre. Le lendemain, on le traîne au grenier où il reste à moisir jusqu’à ce qu’un beau jour on vienne l’y chercher, on le débite et on le jette au feu pour chauffer le foyer. Le Petit Sapin meurt consumé, plein de regrets.

Elle avait beau mépriser l’arbre qui chaque anni-noël lui volait la vedette, à la fin de l’histoire, Noëlle était en larmes. Elle se repentait même de ses vilaines pensées : d’avoir voulu renverser le sapin ou lui voler ses boules, d’avoir tiré des épines et secoué ses branches. Elle n’avait jamais songé à ce qu’il advenait de lui, à la fin des vacances. Tout ce qu’elle pouvait dire c’était que, chaque réveillon, l’arbre était différent.

— Maman ! Tante Jo ! s’écria la petite en bondissant des genoux de son cousin.

— Qu’est-ce que tu as, No ? Viens-là, que je te mouche.

— C’est vrai qu’après Noël on brûle le sapin ?

Murielle et Joséfa échangèrent un regard circonspect.

— Mais non, mais non, mentit la grand-tante qui, parfois, enlevait jusqu’aux arbres de la commune pour ses feux de cheminée.

— Mais c’est pas le même sapin, pourtant. Lui, il est plus foncé que celui de l’année dernière…

— Il a bronzé cet été, lâcha Murielle.

Noëlle fronça les sourcils.

— Les arbres, d’abord, ça bronze pas !

— Ahah, quelle rigolote ta maman ! tenta de réctifier Tante Jo. Non, bien sûr. Eh bien, tu vois… Après Noël, on replante le sapin.

— Dans le jardin ? Alors, tu as une forêt dans ton jardin, Tante Jo ?

— Euh… non… Dans la forêt. Voilà. Après Noël, les sapins retournent dans leur forêt jusqu’à l’année d’après.

— D’accord.

Les deux femmes se félicitaient d’avoir si bien répondu à une question épineuse, quand Noëlle revint vers elle et demanda encore :

— Alors, comment on se souvient de tous les endroits d’où viennent tous les sapins ?

Cette fois, ce fut l’incompréhension qui marqua leurs visages.

— Ben quoi ? insista Noëlle. Si on replante pas tous les sapins au bon endroit, comment ils retrouvent leurs familles ?

Dans le cadre de la porte, Valentin se retenait de rire face à l’embarras de sa grand-mère et de sa tante. Noëlle, elle, avait compris : si sa question n’appelait pas une réponse évidente, c’était que la question ne se posait pas ; c’était que les sapins étaient bien malheureux.

Plus tard, tandis que tout le monde s’affairait à préparer le repas, elle se glissa furtivement dans la salle à manger où trônait l’arbre décoré. Elle essaya de le faire bouger, pour le sortir de la maison, mais le sapin était trop robuste pour ses petits bras d’enfant. Alors, elle se tint près de lui et lui parla longtemps, pour le rassurer.

Au soir, elle ne joua pas avec les autres enfants et resta là à le fixer, à l’admirer pour ne pas l’attrister. Il fallut même la soulever de force pour la mettre au lit.

Au matin, c’est à peine si elle prêta attention aux cadeaux qui, de toute façon, ne lui plaisaient guère plus que les autres années. On la retrouva accrochée au tronc, à câliner le sapin.

Les jours qui suivirent, elle resta tristement à tourner autour de l’arbre. Puis, quand la concierge de Murielle donna signe de vie et qu’il fut temps de rentrer, la mère dut s’emporter et en venir aux mains pour contraindre sa fille à lâcher l’arbre flétri. Noëlle pleura, se débattit, frappa sa mère, harcela de coups de pieds le siège de la voiture, et puis pleura encore, consignée dans sa chambre. Le chagrin dura des jours, peut-être même des semaines. Imaginez seulement découvrir, pour votre anniversaire, que les membres de votre famille sont d’affreux assassins ! Ils lui avaient menti pour camoufler leurs crimes. Noëlle s’en remettrait, mais sa confiance jamais.

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