Bleu ou rouge ?

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Monsieur Beunard, petit comptable à la cinquantaine bien lestée (surtout au niveau de la ceinture abdominale), marche dans la ruelle déserte en direction de la boulangerie, pour y acheter son croissant au beurre quotidien. L’habitué ne manque pas de saluer sa boulangère d’un bonjour courtois.

Notre client gourmand prend toujours une viennoiserie avant son trajet en métro. Sans faute. C’est pourquoi il ne réagit pas immédiatement lorsqu’elle lui explique qu’à cause d’un malaise, son mari n’a pas pu mettre la main à la pâte ce matin. Au sens propre. Voyez comme les présentoirs sont vides ! Non. Ne vous inquiétez pas. Rien de grave. D’après le médecin, c’est de repos dont il a besoin. On devrait suivre son conseil et partir en vacances. Mais où ? Vous en connaissez, vous, des destinations qui valent le déplacement ? Parce que quitte à prendre l’avion, autant que ça soit exotique…

Monsieur Beunard comprend enfin qu’il n’y aura pas de croissant ce matin. La journée commence mal.

Une fois à bord du métro, notre homme réussit à s’installer sur un strapontin, proche de la vitre qu’il regarde d’un air dépité. Il devrait être en train de mordre avec délice dans son croissant au beurre, et voilà qu’à cause d’un malaise, son rituel matinal s’en trouve tout bouleversé. Il ferme les yeux pour savourer le souvenir de sa dégustation quotidienne, seul vrai plaisir de ses journées toutes plus grises les unes que les autres. S’il y tenait tellement, à ce croissant, peut-être aurait-il pu se fournir ailleurs ? Mais c’était courir le risque d’être déçu. Or à s’écouter débattre en lui-même, Monsieur Beunard se demande s’il n’est pas plus attaché au rituel qu’au pain lui-même.

Ses pensées peu profondes ne l’empêchent pas de remarquer une bizarrerie dans cette rame. Comme une sorte de bonne humeur ambiante. Cela expliquerait le sourire incongru sur le visage des gens. Du jamais vu dans les transports en commun. Décidément, quelle étrange journée ! Méfions-nous.

Aaarhg ! Le comptable vient de sursauter à la vue du jeune garçon en uniforme qui se tient devient lui, droit comme un i, et qui ne le quitte pas du regard. Il ne reconnaît pas cet accoutrement scolaire tout droit sorti d’une prep school britannique. Serait-il perdu ? Monsieur Beunard se contorsionne pour ne plus avoir à lui faire face, sans grand succès. L’écolier ne cille pas. Il fait un pas en avant. Notre homme se braque. Le garçonnet lui tend soudain la main. Au bout, deux sucettes. Une rouge. Une bleue.

Choose, ordonne-t-il.

Comment ça, choisir ?! Il ne manque pas d’air, ce gamin ! Comment peut-on choisir entre deux choses sans savoir ce qu’elles sont ? La sucette rouge doit être à la fraise. Ou à la cerise. Or Monsieur Beunard n’aime pas les fruits rouges. Trop acidulés. Alors la bleue ? Mais la teinte est bien trop artificielle pour être issue de myrtilles ou de mûres. Si ça se trouve, le garçon tient dans sa main deux sucreries farceuses, immangeables...

A l'autre bout de la rame, on entend soudain un tapotement. Quelqu’un frappe discrètement dans ses paumes, à un rythme régulier. Le bruit s’amplifie à mesure que le tempo s’accélère. Encore un artiste fauché se dit notre usager qui retombe aussitôt dans la contemplation des deux bonbons translucides.

Choisis ! Que fais-tu ? Choisis ! Bleu ou rouge ? Choisis ! Qu’attends-tu ? Choisis !

Monsieur Beunard n’en croit pas ses oreilles. Tous les passagers de la rame se sont mis à chanter en cœur, en tapant dans leurs mains pour marquer la cadence. Quel synchronisme ! Serait-il en plein Flashmob ? Quand il lève la tête, cinquante paires d’yeux sont braquées sur sa personne.

Malgré la dimension parfaitement surréaliste de sa situation, notre homme se sent obligé de satisfaire la foule délirante et saisit l’une des friandises. C’est à ce moment que le métro, pénétrant dans la station, ralentit brusquement sa course. Les portes s’ouvrent enfin et c’est la bousculade pour descendre. Une fois la cohue dissipée, Monsieur Beunard se retrouve titubant sur le quai, le cœur battant la chamade. Autour de lui, plus personne ne chante. Aurait-il rêvé ? Un léger tournis l’oblige à s’asseoir un instant. C’est vrai qu’il n’a rien avalé depuis son réveil. Il ôte à la sucette son enveloppe de plastique et la porte à la bouche.

Mais quel est donc ce parfum ?

Le minuteur de sa montre ramène brusquement notre héros du jour à la triste réalité. Il est en retard au travail. Le voilà qui escalade les marches quatre à quatre et disparaît de notre texte.

Si seulement Monsieur Beunard s’était montré un peu plus curieux, il aurait constaté la présence, sur le quai d’en face, d’un petit écolier britannique aux yeux clairs, une sucette à la bouche, debout, sous la plaque de tôle bleue qui porte le nom d’une station dont peu soupçonnent l’existence : Fictionarium.

Le garçon secoue la tête, blasé. Au-dessous de ses cheveux apparaît soudain un phylactère en forme de nuage : « Wrong lollipop. »

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