Chapitre 20 : Le son de l'or.
- Olivier !
Cette voix ressemblait au printemps.
- Olivier, regarde ! Devine, ce que c’est !
***
À Saint-Clair, le jeune professeur Xavier enseignait le Français. Dans sa classe, vide, ce dernier rangeait les documents sur son bureau. Minutieux, il triait les tas de feuilles où une brise s’insinuait, les rires dans la cour comme chanson. Les élèves profitaient du beau temps, libre de contrôles, avant les prochains examens.
Il les chérissait tous autant qu’ils étaient et ceux-ci n’hésitaient pas à lui rendre le sentiment.
Cette proximité n’avait rien pour plaire à ses collègues. Il se savait traiter de prétentieux par la plupart des autres professeurs. S’il avait été embauché, c’était uniquement grâce à l'influence du directeur, qui était nul autre que son grand-père. Cette école, en effet, était une affaire familiale. Il y avait lui-même fait ses études.
La nostalgie le frappa lorsqu’il revint à Saint-Clair, trois ans après en avoir été diplômé. De retour avec le titre de professeur sous le bras, ce dernier se sentait prêt à exercer du haut de ses vingt-et-un an. Cependant, ayant initialement postulé pour enseigner aux plus jeunes, il n’avait pas prévu de se retrouver face à des ados de sa taille, et possédant la même vision du monde. L’écart entre eux n’existait qu’à cause d’un bout de papier, mais encore d’un costume. Proches en âge, ses élèves se confiaient naturellement à lui et il les écoutaient avec sympathie. Il reconnaissait leurs doutes : la peur de l’avenir, ou celle de se tromper de voie, ou encore, celle d’aller à l’encontre des désirs de leurs parents,... Nombreux se sentaient obligés de respecter leurs choix. Saint-Clair elle-même était comme ça. C’était une école élitiste. Le jeune homme se promit qu’une fois qu’il en aurait les commandes, il deviendrait un soutien et un guide pour ces ados en devenir. Et ce combat, il l’avait déjà commencé.
C’est pourquoi de temps à autre, il entendait un élève courir jusque dans sa classe, la joie de vivre présente dans tout le corps.
Celle-ci lui avait ramené les rayons de dehors :
- Olivier !
Il appréciait particulièrement cette élève, dont les cheveux blonds lui rappelait un timide soleil. Cette fois, elle les avait séparés en deux, à l’aide d’une pince sur laquelle reposait une fleur discrète.
- Olivier, regarde ! Devine ce que c’est ! s’exclama-t-elle, en secouant le document qu’elle tenait en main.
Ce n’était pas dans son tempérament d’être aussi animée. Habituellement, elle se montrait plus réservée, ses rires parsemés de tendresse. Atteindre son objectif l’avait rendue extatique. Il sourit face à ses yeux bleus, pétillants, et se dirigea vers la porte, qu’il ferma.
- Les professeurs vont jaser s’ils t’entendent m’appeler par mon prénom, pouffa-t-il, en la prévenant, un doigt sur la bouche.
- … Ils savent pourtant qu’on se connait depuis que nous sommes petits.
- Certes, mais aujourd’hui, je suis ton professeur. N’est-ce pas, Mademoiselle Praats ?
La jeune fille montra sa déception, ses lourdes paupières tombant en même temps que son sourire. En effet, ils se connaissaient depuis l’enfance. Tout avait changé depuis, et notamment la manière dont il la regardait.
- Je préfère quand tu m’appelles Lana…
Hypnotisé par ses lèvres pincées, Olivier reprit ses esprits.
- Qu’est-ce que c’est ?
- C’est… ! Hihi. J’ai gagné le concours !
L’école en proposait plusieurs, mais connaissant sa plume, il l’avait encouragé à s’inscrire à celui de poésie. Ce que ses parents, eux, n’avaient pas envisagé.
- Je dois te remercier, c’est grâce à toi !
Piétinant de bonheur, Lana se logea dans ses bras et elle serra son étreinte.Olivier tapota gentiment son dos, ne sachant où placer ses mains, et prit ensuite le recul nécessaire.
- Comment comptes-tu fêter ta victoire ?
Il jura qu’elle parut attristée de la distance qu’il eut mit entre eux et face à la question, une teinte discrète marqua ses joues.
- Ho, certainement pas avec mes parents. Mais Sylvain a dit qu’il m'emmènerait manger une glace, vu le temps…
C’était son petit-ami, un garçon remarquable et créatif. Secrètement, ils comptaient emprunter un tout autre chemin que celui choisi par leurs parents. Il leur souhaitait d’être heureux, et il croyait que Lana l’était, même si dans sa bouche, son prénom sonnait comme de l’or.
***
- … Olivier.
Lourdement, le vieil homme ouvrit les yeux, réveillé par une voix agitée. C’était son infirmière, qui discutait avec une collègue. L’horloge notait quinze heures. Amorti par son traitement, il s’était assoupi.
En activant la manette pour redresser le haut de son lit, ce dernier attira l’attention des deux femmes.
- Mesdames, y a-t-il un problème ?
La première évita de lui répondre en lui apportant les médicaments qu’il devrait dès lors prendre à vie. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis sa prise en charge.
Il craignait une nouvelle opération.
- Tout va bien, ne vous inquiétez pas Monsieur, mais le regard qu’elle échangea avec sa compère le convainquit du contraire.
- J’ai bien l’impression qu’il y en a un. Dites-moi ce qui se passe, dit-il d’un ton obligeant.
Elle parut bien embêtée en lui expliquant qu’ils avaient dû refuser l’accès aux visites à un jeune garçon, notamment à cause de “l’accident” qui s’était déroulé entre celui et l’assistante sociale dans son bureau.
- Le problème est qu’il est insistant et qu’il ne cesse de proférer des insultes… Les gardes l’ont fait évacué, mais s’il recommence, nous n’aurons pas le choix que de faire intervenir la police…
- Un petit blond à l’air menaçant, c’est ça ?
- C’est ça, oui ! Exactement !
- Alors, ce ne sera pas nécessaire. C’est un de mes élèves. Laissez-le entrer la prochaine fois.
À nouveau, elle hésita à se prononcer :
- Eh bien, j’ai ouïe dire que…
- Oui ?
- Qu’il campait devant l'hôpital.
- … Dans ce cas, allez me le chercher.
***
À son retour, l’infirmière céda le passage au garçon en question et l’invita à entrer dans la chambre. Ce dernier apparut alors aux yeux de Monsieur Xavier, l’expression serrée. Il reporta son humeur écrasante sur la femme en blanc, et se glissa à l’intérieur, la porte se refermant derrière lui.
Kyle prit brièvement connaissance de la pièce, ses mains rejoignant machinalement les poches de son baggy.
Face à son directeur, fatigué et alité, il leva le menton :
- Alors, comme ça, vous êtes pas mort ?
- Moi aussi je suis content de te voir, répliqua-t-il, amusé.
Il le regardait de haut.
- Une petite souris m’a dit que tu avais fait des pieds et des mains pour venir me voir. Ça m’a fait plaisir de l’apprendre. Beaucoup moins que tu aies agressé quelqu’un, ajouta-t-il d’un ton qui l’obligea à détourner le regard. Te connaissant, j’imagine que les enregistrements des caméras n’existent déjà plus ?
Kyle se figea une micro-seconde. Incapable de savoir à quoi il pensait, le directeur compris aux marques de fatigue présente sur son visage qu’il n’avait pas eu le temps d’y songer. Tout ce qui l’avait préoccupé se trouvait en réalité dans ce lit.
- Tu n’en as pas profité pour fouiller dans mon bureau ? Non, même pas ? devina-t-il à son expression défaite. Te serais-tu réellement inquiète pour moi ?
À ça, il ne répondit pas.
Un léger sourire atteints les lèvres de Monsieur Xavier :
- Je peux supposer que tu m'apprécie, finalement. Ou que ça ne t’arrangeait pas que je rendes l’arme à gauche…
- Ce serait mieux que vous creviez pas, ouais, cracha-t-il vivement entre ses dents.
- … Je comprends, déclara-t-il, l’air pensif. Si je venais à mourir et à être remplacé, il y a de fortes chances que tu sois expulsé de Saint-Clair.
- C'est ça, oui. Donc, évitez de crever.
- J’y tâcherai.
La tête reposée sur son oreiller, l’homme toussota aussitôt qu’il eut émit un rire. Kyle l’observa déposer sa main froissée contre son torse.
S’il n’avait pas agit, il serait mort.
- Tu aurais pu me laisser à mon sort, dit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Il avait même agit très vite.
- J'aurai pu.
- Cela en dit beaucoup sur toi. Tu aurais pu tout aussi bien décidé de m’achever. Je suis certain que tes parents auraient été fiers de toi. Mais tu ne l’as pas fait.
D’un air énigmatique, Monsieur Xavier sonda ses yeux, à la recherche d’une quelconque réaction. Mais il resta de marbre, jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche, une ride se dessinant sur son front :
- Je vais tuer, pourtant.
- Tu n'es pas obligé de participer aux activités de tes parents, nia le directeur, avec peine. Si tu me laissais faire, je pourrais t’aider…
- Ce sont des Yakuza, le coupa-t-il, d’un ton amer. Vous ne pouvez pas m’aider, et moi non plus, alors que je suis de leur “famille”, dit-il, avec ironie. J’aurais beau récolter le plus d’argent possible, ce ne sera jamais assez. Peu importe où je vais, s'ils veulent que je travaille pour eux, ils m’auront. Il n’y a rien que vous puissiez faire…
- … Tu serais surpris de constater tout ce dont je suis capable pour venir en aide à une personne que j’aime.
Kyle se tut.
Il serra les poings.
- Je…
- Pourrais-tu me servir un verre d'eau, s'il te plaît ?
En se massant la gorge, Monsieur Xavier lui montra la bouteille d'eau sur la table d'appoint, là où il y avait tous ses médicaments et un verre en plastique.
Un temps, Kyle se sentit cloué au sol. Puis, il prit place à ses côtés, entre le lit et la table, où il lui prépara son gobelet. Un instant, il garda celui-ci en suspension avant de le lui servir. Les yeux bleus abîmés dans lesquels il tomba le remerciait. Cet homme savait très bien ce qu'il faisait.
- Assieds-toi, et ne te fait pas prier, dit-il.
En lui tendant sa boisson, Kyle s’exécuta, et s’assura d’entourer sa main de la sienne, afin que cette fois, rien ne s’échoue au sol. Il baissa automatiquement le regard, assis à sa hauteur, mal à l’aise d’être aussi proche de lui.
- Je vais te raconter l’un de mes secrets.
Mais le sentiment s’envola au moment où il piqua sa curiosité.
- Tu sais, j’ai ressassé ma vie ces derniers jours. Mes souvenirs, toutes ces petites choses que je n’ai jamais racontées… Et je me suis soudainement rendue compte que j’avais envie de les partager à quelqu’un.
- C'est cliché, répondit-il, à voix basse.
- Certes, mais c’est comme cela que l'on continue à vivre même après la mort.
L’envie de le contredire ne lui vint pas, car il était d’accord. Peu importe les actes horribles dont il faisait preuve, au moins, l’on se souviendrait de ses actes.
- Figure-toi que de mon temps de jeune professeur à Saint-Clair, je suis tombé amoureux de l'une de mes élèves, avoua-t-il en prêtant attention à son expression qui resta inchangée. Oh, je ne suis pas fier d’avoir développé des sentiments pour une de mes étudiantes, mais elle était en réalité plus que ça à mes yeux. En plus de la côtoyer en classe, nous discutons également beaucoup en dehors des cours. Nous avions des points communs, comme l’art et la littérature. C’était un plaisir de partager ces discussions avec elle, et elle me faisait tellement rire… J’imagine que ce sont les raisons pour lesquelles j’ai commencé à l’apprécier un peu plus que les autres. Nous n’avions que cinq ans d’écart. Elle, dix-sept, moi vingt-trois. Je n’ai jamais osé lui avouer mes sentiments…
Kyle comprit qu’ils n’avaient pas eu de relation.
- Il n’y a rien eu entre vous ?
- Non, rien du tout. Je l’aimais beaucoup, mais c’était mon élève. Je ne me serais pas permis.
- En quoi est-ce un secret, alors ? releva-t-il, médusé.
- Je crois qu’elle m’aimait aussi. Avec le recul des années, j’en suis persuadé. En fait, je la considérais autrement, car nous avions aussi été voisins. Avec d’autres gamins, on se rassemblait sur la place du village, puis on allait jouer dans des sentiers battus. Tu imagines ? Je l’ai même babysitter ! s’exclama-t-il, un sourire aux lèvres. Puis, je suis devenu professeur. Je l’ai retrouvé grandie à Saint-Clair. Je regrette ne lui avoir jamais avoué que j’étais tombé sous son charme. Je suis certain que ça l’aurait fait beaucoup rire, même si elle avait un petit ami.
Ce dernier point sembla perturbé le blondinet plus que tout le reste de l’histoire.
- Je crois qu’elle l’aimait sincèrement. Mais si nous avions pu être ensemble, cela aurait sans doute été une autre affaire. C’était quelqu’un de très chouette ce Sylvain ! Un vrai bout en train, et elle, elle s’appelait Lana.
La façon dont il prononça son nom complet, Lana Praats, confessait tout l’amour qu’il lui portait encore à ce jour. Animé par ce sentiment, Monsieur Xavier se tourna vers l’élève qu’il avait en face de lui actuellement. Il lui portait également de l’affection.
Déstabilisé, ce dernier regarda ailleurs :
- … Vous auriez pu le lui dire plus tard.
- Eh bien, malheureusement, elle est décédée.
Il vit son visage se décomposer.
- Quand je l’ai appris j’ai été dévasté. Nous avions aussi perdu un élève l’année précédente. Cela été si douloureux que je m’étais promis de ne plus m’attacher à mes élèves… Tu peux constater que ça n’a pas été une grande réussite.
- De quoi est-elle morte ? demanda-t-il, un peu trop abruptement.
- D’un accident de voiture. C’est bête, n’est-ce pas ? Après toutes ces années, alors même que j’ai connu l’amour, avec ma femme, puis avec ma petite fille, quand je l’ai appris… J’ai eu la sensation qu’on m’enlevait une partie de moi. Et je n’ai plus voulu m’investir après ce malheur que nous avions vécu avec Shad Berkley, l’élève en question. Lui aussi est décédé dans un accident. Il s’est fait renversé par une voiture. Pour ton information, il était le petit ami de Marry Stein à l’époque.
Monsieur Xavier vit dans ses yeux qu’il trouvait tout cela extrêmement intéressant. En effet, il découvrait des éléments qu’aucune autre personne de son âge ne pouvait savoir.
- J’ai voulu installer de la distance avec mes élèves, mais il s’est ensuite passé quelque chose qui m’a instantanément fait changer d’avis. Lana a laissé sa fille derrière elle. Une ado qui n’avait jusque-là jamais laissé entendre le désir d’entrer à Saint-Clair. Mais sa mère y ayant fait ses études, il était naturel qu’elle veuille y entrer aussi. Seulement, vois-tu, lorsque son père est venu me faire sa demande d’inscription, celles-ci étaient déjà closes. Non seulement, il était trop tard, mais en plus, elle ne possédait aucun statut pour s’y inscrire. Sauf si elle avait eu droit à une bourse. Ce qui n’était pas le cas.
- … Vous l’avez refusé ? demanda Kyle, captivé par son discours.
- Non, répondit-il, d’un air espiègle. Voilà un autre de mes secrets : je l’ai fait passer entre les mailles du filet. Et tu sais quoi ? Tu connais cette personne. Elle s'appelait Alicia Polswerd. Je suis certain que son nom te dit quelque chose.
En effet, il ne mit pas longtemps pour se rappeler où il l'avait déjà entendu.
- … La mère de Kimi ? Elle aussi, est décédée.
Dans son lit d’hôpital, Monsieur Xavier ne répondit rien. Il se contenta de garder ses yeux dans ceux de ce garçon. Il était malin, vicieux et manipulateur, certes, mais brillamment malin. Avant que ce dernier n’arrive à Saint-Clair, il n’avait jamais connu d’enfant comme lui et comme toujours, il s’attacha.
- La première fois que j’ai vu Alicia, la ressemblance avec sa mère était telle que je n’ai pu faire autrement…
- Vous êtes tomber amoureux ?
- Ne dis pas de bêtises. Je l'ai aimé, oui, mais pas de la manière dont tu l’imagines. Retrouver Lana au travers d’elle m’a obligé à la considérer un peu comme…
- Votre fille… ?
Il acquiesça, ému.
- Monsieur, fit-il, la gorge enrouée, en remarquant les larmes naissantes au bout de ses cils. Pourquoi vous me racontez tout ça ?
- Tu vois, je n’étais pas… près à la perdre, elle aussi… et je suis maintenant persuadé qu’il faut dire à ceux que nous aimons, que nous les aimons. Après, c’est trop tard.
D’un geste lent, il dirigea sa main vers le visage de Kyle, dont les traits se serrèrent.
- S’il m’arrivait de faire une nouvelle crise…
- Non, fit-il en l’obligeant à reposer sa main, au-dessus de laquelle ses doigts tremblaient.
Il baissa la tête, en les accrochant entre ses phalanges, qu’il serra fermement, les lèvres entrouvertes. Les mots tardaient à en sortir.
- Tu ne peux pas…
Les mèches blondes qui cachaient la moitié de son visage ne dissimulèrent pas ses larmes. Celles-ci contrecarraient toutes les menaces et les insultes. Kyle agrippa ses vieux doigts en laissant échapper une plainte douloureuse.
Olivier se remémorait la manière dont il avait crié son prénom durant sa crise. À quel point, cela avait sonné si bien dans sa bouche. Il revoyait la peur de son regard, qu’il n’avait jamais vu jusqu’ici.
Cette détresse, il ne l’avait jamais montré à personne :
- … Crève pas, c’est tout.
Alors, il lui avait raconté, ce qu’il n’avait jamais dit à personne.
- Moi aussi, je t’aime, Kyle, dit-il, alors que des gouttes tombaient sur le dos de sa main.
- … Je t’aime pas ! Je te... !
Il pleura, tel un enfant, frustré. Et chaque larmes, chaque mot, quels qu’ils soient, résonnaient comme le son de l’or.
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