Chapitre 28 : Parenthèse.
Le menton calé sous son tour de cou, Chuck sortit de sa voiture. Il traversa l'allée la tête baissée, la pluie le martelant. Celle-ci tombait d’un ciel profondément noir, de plus en plus installé. Alors que ce dernier rentrait toujours tardivement, il était pour une fois de retour à la "maison" plus tôt que prévu.
Le doux bruit des graviers lui signifiait ce retour. Lorsque sa main glacée et précipitée rencontra la clenche, il fut surpris de devoir sortir le double des clés que Dossan lui avait prêté, certain d’avoir aperçu de la lumière depuis l’extérieur.
- Do', je suis rentré.
Aucune réponse, mais le salon était bel et bien mincement éclairé. Le Richess enlevait son long manteau, ruisselant de gouttes, quand la vision d’une longue chevelure brune l’arrêta. Elle dénotait, au-dessus du dossier du fauteuil, là où il trouvait généralement Dossan. (si ce n’était là, alors aux fourneaux.)
- Qu'est-ce que tu fais ici ?
Blear tourna la tête. Elle était bien installée : une boisson chaude accompagnait le bouquin qui ornait ses mains et un plaid reposait sur ses genoux, ainsi que la tête de Leroy. Tout étendu, ce dernier semblait dormir paisiblement.
Chuck leva les sourcils, amusé de la vision de sa joue écrasée.
- Tu l’as apprivoisé, on dirait.
Elle acquiesça en silence, avec la volonté de ne pas réveiller Leroy, la maladie l’ayant longtemps empêché de se reposer.
- Où est Dossan ?
- En réunion avec son éditeur. Il t’a laissé un message sur ton répondeur, mais…
- Mon téléphone est éteint.
En la détaillant, Chuck plissa le regard, ce qui la fit immédiatemment bredouiller :
- Il m’avait prévenu que tu finirais tard ce soir.
- C’est vrai, je devais finir tard.
La toux de Leroy la sauva pour une courte durée, mais les yeux des Richess ne tardèrent à se rencontrer à nouveau.
- Moi, il ne m’a rien dit du tout, releva Chuck, le ton innocent. C’était prévu que tu viennes ?
Un de ses rictus s’éleva à la vision du désarroi qui naquit en elle. Jouer la comédie n’avait jamais été son fort et sa réserve lui allait bien.
***
Installés dans le fauteuil, Blear et Dossan étaient repus d’un bon repas préparé maison. Sous le plaid, leurs doigts étaient fermement accrochés.
- Merci d'être venue, s’en alla Dossan. Je sais que ce n’est pas le rendez-vous rêvé.
Blear gigota la tête.
Elle appréciait suffisamment le fait d’être accolé à ses côtés, au chaud, tandis que la pluie s’éternisait dehors.
Ils avaient prévu de se voir chez lui, en tête-à-tête, mais leur rendez-vous avait été compromis par plusieurs choses. Notamment par l’appel qu’il avait reçu de Kimi la matinée même. Leroy était malade.
- Tu as bien fait. Il est mieux ici, tenta-t-elle de le rassurer.
- Je sais, mais… je t’avais promis qu’on serait tous les deux.
- Ce n’est pas grave, c’est comme si on l’était.
À l’étage, Leroy dormait, k.o à cause de la grippe. Le couple s’était retrouvé malgré tout en intimité, jusqu’à ce que Dossan soit réquisitionné par son éditeur. Il avait du travail urgent à fournir et devait se rendre sur place. Tout tombait à l’eau. En accrochant son pouce à ses lèvres, ce dernier l’embrassa. Instantanément, leurs corps se rapprochèrent. Dossan pressa sa main contre sa taille et celles de Blear rencontraient son torse.
- Je vais devoir y aller…
Il était à bout de souffle.
- Je sais, dit-elle en l’entourant.
Blear se contint en enfonçant ses doigts dans ses épaules. Les mêmes pensées la traversaient : quand pourraient-ils profiter d’un moment seul ? Ils avaient respectivement les enfants le week-ends, Charles chez Blear, la semaine, et Chuck, du côté de Dossan. Ils manquaient de temps pour eux. C’est pourquoi Dossan l’avait invité en pleine semaine. Il avait espéré profiter du feu de cheminée dans le salon. Ils auraient regardé un film ou joué à un jeu sur la table basse, et peut-être qu’au gré de la soirée, quelques vêtements se seraient envolés. Il rougit en trouvant son regard réchauffé.
- Tu es sûr que ça ne te dérange pas de rester ?
Il lui avait demandé de veiller sur Leroy le temps de son absence. S’occuper de lui ne serait pas de tout repos, lui qui ne supportait pas être cloué au lit ou ingérer quelconques médicaments.
- Quelle question, bien sûr que ça ne me dérange pas.
Le temps de partir pour Dossan était alors venu. Blear le suivit jusqu’à la porte d’entrée. Elle lui parut merveilleuse, ainsi enroulée dans la couverture. Les couleurs chaudes ravivaient sa peau de porcelaine.
- À tout à l’heure ? Je rentrerai sûrement après Chuck…
- Ce n’est pas grave, répondit-elle, d’une voix caressante.
Ils se regardèrent dans le blanc des yeux. Les joues de Blear remontèrent. Dossan eut la même réaction.
- Etant donné qu’il sera là…
- Oui, ne t’inquiète pas.
Elle se rapprocha pour l’embrasser. Malgré la tournure des événements, ce rendez-vous était loin d’être un échec. Ils s’étaient très bien compris sans épeler quoi que ce soit.
***
Chuck aussi avait compris.
- Arrête de me regarder comme ça, souffla Blear, gênée.
- Vous auriez fait des cochonneries sur ma couchette ?
- Ch… !
Elle se retint pour ne pas réveiller Leroy, mais son cri sortit lorsqu’il lui arracha la couverture de ses épaules.
- D’ailleurs ça, c’est mon plaid.
- T’es pas possible !
Les exclamations firent leur chemin.
- Bravo… l’accusa Blear lorsqu’elle vit le garçon frotter ses paupières tombantes.
Dans le coaltar, Leroy se tint le front. Il restait douloureux, surtout après être tombé de sommeil comme une masse, et sur les genoux de Blear par ailleurs. En le comprenant, ce dernier parut mal à l’aise.
- Allez au lit, gamin ! lança Chuck, qui prenait un malin plaisir à le taquiner.
Il tituba en se relevant. Blear jeta un mauvais œil à son ami de longue date. Comment pouvait-il le déloger de cette manière ? Elle le retint par le bras et l’accompagna jusque dans sa chambre, là où une fois qu’elle ait veillé à ce qu’il soit bien installé, un élan de motivation la gagna.
Chuck ne perdait rien pour attendre ! Mais sa volonté de lui remonter les bretelles s'envola avec la vision de lui au rez-de-chaussée. En pyjama, ce dernier était en train de déplier le fauteuil dont il sortit une grosse couverture.
- Tu dors vraiment là ?
- Eh bien, malheureusement, la place à côté de Dossan est prise ce soir.
Le clin d'œil qu’il lui envoya l'abattu. Elle ne put s’empêcher de rire. Léger, Chuck se dirigea vers le frigo.
- Il a fait des crêpes ! Tu en veux une ?
Elle n’en revenait pas de le voir ainsi, la main sous le t-shirt, malaxant son ventre et sa chevelure bleue devenu néon à cause de la lumière du frigidaire. Il sortit l’assiette de crêpes comme s’il s’agissait du Saint-Graal. Il avait toujours aimé le sucré après tout.
- Fais comme chez toi, ajouta-t-il alors qu’il avait déjà le couteau dans la pâte à spéculoos.
Blear leva les yeux au ciel.
- Je dirais plutôt, fais comme chez toi, Chuck. Tu veux un chocolat chaud ? demanda-t-elle en sortant deux tasses. Ou un thé ? devina-t-elle, à l’air qui lui rendit. Tu en buvais tous les matins, je m’en rappelle.
- Ça n'a pas changé.
Adossé au long plan de travail, il l’observa préparer une casserole en léchant le surplus sur son couteau. Elle semblait guillerette.
- Alors, vous l’avez fait ?
La ferraille clinqua dans toute la cuisine.
Blear se retourna en un coup :
- Ça ne te… !
Fendu en deux, il répondit à sa grimace. Bientôt, ils se retrouvèrent en tête-à-tête, assis sur les hauts tabourets de la cuisine, en train de déguster le dessert.
- Je préfère la confiture, déclara Blear en l’étalant.
- Tu n’as aucun goût, répondit Chuck. Sauf en matière d’hommes. La preuve, tu manges en bonne compagnie.
- Pff ! Tu es bête, franchement !
Lui aussi était de bonne humeur. L’endroit s’y prêtait. Blear se fit exactement cette réflexion. Si un jour elle avait imaginé manger des crêpes en compagnie de Chuck plutôt qu’avec Dossan, chez lui, et en son absence…
- C’est étrange, non ?
- On s’y fait, répondit-il immédiatement. Un peu trop, ajouta-t-il avant de croquer dans sa crêpe.
La façon dont son regard s’était terni obligea Blear à laisser la sienne dans son assiette. Il y avait des raisons au fait qu’il habite ici. Cela la tarauda et il ne fallut pas longtemps à Chuck pour le remarquer.
Elle en profita :
- Comment te sens-tu en ce moment ?
- Ça pourrait aller mieux, dit-il, pincé, en se concentrant sur la tâche qu’était d’essuyer ses doigts.
En réalité, la réunion de Chuck avait été une catastrophe. Il se sentit obligé de continuer, au vu de l’attention qu’elle lui prêta.
- Le partenaire avec qui j'avais une réunion ce soir a mis un terme à notre collaboration.
- … je suis désolée.
- Je les comprends, enchaîna-t-il directement. Ils ne veulent plus bosser avec quelqu’un dont la réputation est si instable, ça ternirait la leur. C’est bien dommage, c’était un chouette projet.
La façon détachée avec laquelle il raconta sa mésaventure ajouta une pointe de tristesse dans le regard de Blear. Elle comprit pourquoi il était rentré plus tôt.
- Tu souhaites en discuter ?
- Merci, Madame Karen m’a déjà proposé une thérapie, répondit-il, avec ironie.
Dossan lui avait fait part de leur rencontre.
- Est-ce que tu sais pourquoi elle te l’a proposé ?
- Parce que…
Il y réfléchit.
C’est vrai, ça, pourquoi ? Il regarda Blear comme s’il venait de la rencontrer. L’homme chercha une réponse dans ses yeux miroirs.
- Au cas où je ne tiendrais pas le coup avec ce scandale, je suppose.
Sa présence le réconforta. Elle était reposante, à l’instar de l’atmosphère que créaient les lumières tamisées. Le thé fumant sous son nez, il en huma l’odeur délicate. Elle se répandait dans le deux-pièces.
- Blear, comment tu…
Il se ravisa bien vite, mais elle lui fit signe de poursuivre.
- Ha, rit-il. C’est bête, mais je me demandais comment tu arrives à aussi bien gérer ta vie familiale ?
- Je ne la gère pas du tout, répondit-elle du tac au tac. Encore moins, récemment. Comment penses-tu que j’ai réagi avec le scandale autour de Billy ? Il ne m’a pas répondu pendant des jours. Au début, j’ai tenté de garder mon calme, mais j’ai fini par le harceler de messages !
- Vraiment, haha ? Ça ne te ressemble pas.
- Non, mais… j’imagine que les enfants nous font faire n’importe quoi, conclut-elle, doucement.
Chuck plissa les sourcils.
- À quoi est-ce que la mienne ressemble de l’extérieur ? demanda-t-il.
- … Est-ce important ?
- Non, ce n’est pas… si important. Peut-être pas.
Il plaça ses mains autour de sa tasse et s’y noya un temps. Le silence le percuta. Il n’avait pas l’habitude de se livrer, et pourtant, il le fit.
- Je crois qu’elles me détestent, ma femme et ma fille… Bon, Priss c’est habituel, plaisanta-t-il, mais Laure… Excuse-moi. Je suis un peu pitoyable, haha.
Elle trouva que non.
La joue encadrée de sa paume, elle lui répondit :
- Tu sais, si ça peut te rassurer, moi aussi j’ai traversé une période compliquée avec mon fils.
- Avec lequel ?
- Devine ? dit-elle, le ton amer. Si tu savais le nombre de fois où j’ai pleuré à cause de Sky, ou à cause de moi plutôt. On s’est déchiré tellement de fois… Il nous a fallu du temps, dit-elle en se pourléchant les lèvres. Je sais que ce n’est pas facile, moi aussi j’avais l’impression qu’il me haïssait. Il avait tellement de ressentiment et de raisons de m’en vouloir. J’ai eu trois enfants et un seul d’entre eux est réellement un Richess. J’ai manqué à beaucoup avec lui et il a fallu que je me pardonne avant toute autre chose.
- Alors, c’est ça le secret ?
La question de Chuck tomba comme une énigme.
- As-tu quelque chose à te reprocher ?
- Laure est… je crois qu’elle ne s’en rend pas compte. Je ferais n’importe quoi pour ma fille et je ne comprends pas pourquoi elle est si distante.
- Elle essaye peut-être de se protéger de ce scandale ?
- L’ennui est que ça date d’avant le scandale.
Blear rassembla ses bras dans la couverture qu’elle avait récupérée, compatissante. Chaque foyer gagnait son lot de problèmes et elle savait mieux que quiconque que les rancunes familiales pouvaient déborder. Chuck lui, le vivait à l’instant :
- Elle est devenue froide et piquante, comme sa mère. Quant à Priss, elle ne l'a jamais ménagé et moi je… l’ai peut-être un peu trop gâtée ? Elle a tout de nous. C’est une Ibiss, pure et dure, mais c’est aussi ce qui est effrayant. Je ne sais pas encore de quoi elle est capable.
Il releva des yeux inquiets vers Blear. Cette dernière ne comprenait pas vraiment où il voulait en venir.
- J’ai fait la même chose avec mon père, c’est presque une tradition, pouffa-t-il. Dès que j’en ai eu l’occasion, je me suis occupé de l’évincer, alors je me demande, et si elle m’évinçait… ? Si elle y arrivait ?
- Chuck, tu… ?
- Mais je suis un lâche. J’ai fui, ici.
- Quel meilleur endroit, en même temps.
Ils ne pouvaient être plus d’accord.
- J’ai fait la même chose avec Marry. Tout ce qui m’est cher, je le fuis.
- Tu as peur de les perdre.
- … Tu m’ôtes les mots de la bouche.
Chuck et Blear s'observèrent longuement. Elle se prépara de suite une autre crêpe. Il n'aurait pu rêver meilleure compagnie en cette soirée. Elle le comprenait parfaitement.
- Pas facile d’être parent, dit-il en amenant sa tasse à ses lèvres.
Elle fit de même avec son chocolat chaud et lui proposa de trinquer.
- Promis, ça finit par s’arranger. En attendant, on fait de notre mieux et au moins, on les aime. Tous les enfants n’ont pas cette chance.
Blear faisait référence au garçon qui dormait à l’étage. Ses paupières tombèrent en même temps qu’elle sirota la boisson. Elle s’asseyait à côté de Leroy, dans le canapé, où elle l’enveloppa d’une partie de son plaid. Depuis son épaule à ses genoux, il avait laissé sa tête chaude glisser. Il était comme un chat, réagissant à la caresse dans son pelage. Les douceurs avaient fini par se transformer en cauchemar et le contact de son pouce sur ses tempes le fit sortir de sa torpeur. Suant, il planta ses yeux vitreux dans les siens.
“Maman.”
Ce mot-là tordit le ventre de Blear. Rendormi, elle décida de garder sa main auprès de son cœur. Leroy en avait définitivement besoin, d’un semblant de maman.
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