Exode des Sens

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"Il en va souvent ainsi, c'est dans le silence que se retrouvent les gens qui s'aiment si fort que leur amour, au moment des retrouvailles, devient un monde à part entière."


 Je rentrais en ville, après 18 mois d’absence. Je rentrais enfin chez moi. Les rues semblaient avoir un peu changé. La vie ne s’était pas arrêtée pour autant et les gens continuaient de flâner en ces douceurs d’été. Je portais encore mon bel uniforme. Celui avec lequel j’étais parti. Si les décorations l’ornant n’étaient que futiles, il se suffisait à lui-même pour dire que j’avais combattu. Le soleil baignait le centre-ville d’une langueur estivale et j’avais prévu de revenir deux jours plus tôt pour en faire la surprise à ma femme. Ces dernières semaines avaient été éprouvantes. Tant pour elle que pour nous. Les informations ne lui arrivaient qu’au compte-goutte et au front, c’était clairement la merde. Nos contacts avaient été rompus au moment où les idéaux pour lesquels nous étions censés être là souffraient cruellement d’engouement. Ses lettres quasi-quotidiennes avaient disparu. Et le parfum qui les accompagnait se soustrayait maintenant au désespoir. Nous limitions la casse comme nous le pouvions. Mais les pertes s’alourdissaient jour après jour, et si l’orgueil des généraux nous dictait de garder nos positions le temps de quelques morts de plus, il fallut un matin se rendre à l’évidence et rentrer. Acculés, épuisés, nous serions tous décimés d’ici quelques jours si rien ne bougeait.

Débâcle, fuite, et retour au pays. J’étais parti peu après nos deux ans de mariage. La tournure des choses et du monde en avaient décidé ainsi. La guerre s’élargissait et il n’était pas rare que des avions survolent la ville où se trouvait Jeanne pour y lâcher quelques bombes. Les cibles militaires visées étaient rarement atteintes, et ça pétait un peu partout au hasard sans que personne ne puisse vraiment y changer grand-chose. Ma femme continuait de vivre. Je recevais au début ses lettres pleines de d’amour et de parfum, baisers forcés au rouge à lèvres, friandises, petites culottes et quelques photos. Elle était toujours aussi belle. Le temps ne semblait avoir que très peu d’emprise sur elle. Seul son cœur pouvait se tarir. Et tant que je vivais, j’avais idée que ce dernier se porte bien. Je faisais au mieux pour rester en vie.

La ville avait légèrement changé, et notre appartement tenait toujours debout. C’était une bonne chose. Nous habitions juste à côté de la cathédrale. Sur le parvis. Elle aurait pu être prise pour cible, et ce fut sans le doute le cas, pour finir par s’effondrer sur notre demeure. Mais nos ennemis visaient aussi bien que nous, ce qui réduisait les pertes d’un côté comme de l’autre. Si les moyens mis à disposition pour s’entretuer sont toujours plus performants, les hommes aux manettes restent ivres de bêtise et d’alcool pour que la fête ne soit pas gâchée trop vite. Faisons durer le plaisir. Louper ses cibles et tuer quelques civils permettait d’entretenir ce grand bordel ambiant.

J’étais arrivé à la gare de Chartres, le soleil était de plomb et le paysage un champ de ruines où se mêlaient braises chaudes des bâtisses détruites et une épaisse fumée dessinant la cime d’un horizon orange. J’avais imaginé ce retour à maintes reprises. Je m’endormais le soir, au milieu de rien avec l’impérieux désir de la retrouver. Je n’étais rentré qu’une fois au cours des dix-huit derniers mois à la maison. Je l’y avais retrouvée quelques jours, les passant au lit l’un contre l’autre à faire l’amour et boire du vin. Ce retour avait été trop court, et quand je dus repartir faire le con à l’autre bout du monde, Jeanne avait dans les yeux une lueur de fatalité. Elle me regardait songeuse, me détaillait, comme si elle cherchait à s’imprégner des moindres détails me concernant pour les graver à tout jamais dans son esprit.

- Ne sois pas inquiète. Je reviendrai bientôt. lui dis-je.

- Et dans quel état ?… finit-elle par me demander.

- Du désir plein la peau, et de la passion à en crever d’amour ma beauté.

Elle me regarda encore un peu, laissa échapper une larme le long de sa joue et vint se lover dans mes bras.

J’avais le sentiment de rentrer en héros, non pas par bravoure ou ce genre de connerie, mais je rentrais en vie. C’était une bonne chose. Physiquement, je n’étais pas trop mal. Patauger dans la crasse et les restes humains au quotidien m’avait tonifié. J’étais heureux. Je pris mon barda, puis le chemin menant à la maison. Je remontai Place Châtelet, puis continuai un peu Place des Épars. Les sourires des gens croisés me gonflaient le cœur, chaque fois un peu plus. C’est dans l’horreur parfois que renaît la sobriété. Plaisirs simples, fraternité. Il avait fallu tuer des millions de personnes pour que ce mot reprenne un sens. Terrible. Les arbres étaient en fleur, la fontaine collective tournait à plein régime et des dizaines d’enfants y jouaient bien loin des horreurs de la guerre.

« Quand même, me dis-je, ils visent vraiment comme des pieds tous ces avions. »

La place principale de la ville était intacte, ou presque. Le sol gardait quelques séquelles d’explosions et sang séché, mais globalement, ça tenait la route. Je pris les petites rues du centre pour me diriger chez moi. Je pensais à elle. Je la voyais déjà s’affairer dans notre maison, à la rendre la plus jolie possible et comptant les heures nous séparant encore un peu. Je fus pris d’un désir fou et je l’imaginais maintenant nue sous son tablier s’occupant des derniers détails avant mon retour. Le chat jouant autour d’elle et la musique baignant notre demeure de vibrations. Je pressais le pas, et bientôt le parvis de la cathédrale me tendit les bras. Je voyais les fenêtres de notre salon fermées. Après tout, il faisait si chaud. Petite créature à l’esprit vif. Elle anticipait les choses avec une brillante aisance. Moi, je ne suis bon que dans l’improvisation. Au pied du mur, le nez dedans.

J’avais envie de la surprendre et décidai de passer par la cour. Nous avions pour habitude d’y cacher la clef de la cuisine, ne sortant principalement que par l’entrée, devant, donnant directement sur notre perron. La clef s’y trouvait et moi, j’étais sauvé. Les larmes aux yeux, la boule au ventre et sans faire de bruit, je pénétrais dans la cuisine à pas de loup et la cherchais du regard. Rien. J’aurais peut-être plus de chance avec les chambres… Mais toujours rien. La maison était vide, avec pour seule présence le chat. Non content de me voir, je ne suis pas certain que cette brave bête m’eût reconnu. Qu’importe. Ma féline tant convoitée était absente. J’ouvris le frigo, y pris un peu de fromage et bus au goulot le blanc sec qu’elle avait pour habitude de déguster. Un Menetou-Salon. Sobre, et rafraîchissant. Qu’il faisait chaud putain. Foutu uniforme. Foutue guerre. Foutue maison vide. Merde !

– Bon, réfléchis, calme-toi, tout va bien. T’es en vie. Et vraisemblablement, ta femme aussi, me dis-je. Il est dix-sept heures, et le soleil brille toujours autant. Alors ? Alors de l’ombre, une terrasse et un verre de vin frais. Du blanc ou du rosé. Le rouge, le vrai, se boit à température ambiante. Tu parles tout seul pauvre vieux. Des fois qu’t’y ai laissé un bout de cervelle là-bas…

Sans attendre, je fis demi-tour et sortis de la maison. Si elle était quelque part, j’avais de grandes chances de savoir où. Excepté les changements d’habitudes que provoque la guerre. Mais c’était ma seule piste si je voulais que la surprise soit parfaite. Je descendis la rue des Acacias, qui longeait presque notre appartement, et dans son prolongement, la rue Saint-Eman. Je contournai la cathédrale et pris la direction de la basse-ville. J’avais la démarche souple, j’étais en pente et la descendais, et à nouveau, remarquai que ce costume me seyait superbement.

« Bel homme Jules, seul, hébété, mais la classe mon ami. »

Je fus sorti de mes rêveries par un déhanché. En contrebas, dans la rue, se dessinait une silhouette que j’aurais reconnue entre mille. C’était elle. Et la petite robe à fleurs qu’elle portait ce jour-là me fit pleurer. Je l’aimais tant ma femme, et la robe aussi. On avait pour jeu parfois, qu’elle la porte sans dessous. Le fuselage nacré de ses belles jambes me rendait fou, car je savais que plus haut, satin et jus d’amour m’y attendaient. Je pressais le pas, essayant de me faire le plus discret possible. Il ne fallait pas qu’elle se retourne, j’aurais eu l’air con et ma surprise encore plus. J’apercevais maintenant les mèches qu’elle portait derrière les oreilles et qui retombaient parfois sur ses tempes la gênant toujours un peu… Mais la rendaient si belle… Ses épaules, graciles, et la cambrure de son dos me jaillissaient maintenant au visage.

« Dieu qu’elle me plaît » songeais-je.

Je m’approchais encore un peu, juste avant la terrasse convoitée. Je voulais que ma surprise puisse se faire avec un minimum de pudeur. Encore un peu… Et je lui dis ;

– Tu vas où avec tes belles patounes ?

Ce dernier mot lui fit l’effet d’une bombe. La surprise ne dura qu’un battement de cils et quand elle se retourna, ce sont des yeux humides et fiévreux comme les miens qui vinrent à ma rencontre. Elle me sauta dans les bras. Nous pleurions ensemble. Je bandais contre son ventre. J’étais chez moi. Rentré. Nous étions le 1er août, il faisait beau.

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