Pas seuls ? (3/4)
- C'est insensé, s'entendit-il dire. Qu'est-ce qui se passe ici ? Et comment je vais pouvoir reprendre ma traque sans navire et sans équipage ? Est-ce que je dois renoncer et rentrer à Saintefontaine afin de faire part de mes découvertes aux autres ?
Tandis qu'il prononçait ces mots, quelque chose attira son regard au-dehors, et il approcha son visage de la vitre dégoulinante de pluie. Il avait cru apercevoir une silhouette luttant contre le vent, non loin du rivage. Mais le temps d'une bourrasque, elle avait déjà disparu. Des rochers affleurant apparaissaient et disparaissaient au gré de la houle. Il lui sembla distinguer quelque animal marin venir respirer à la surface avant de replonger aussitôt. Mais encore une fois, il trouva cela étrange, si près des terres. À moins qu'il ne s'agisse des fameuses ombres dont parle Tolfdir, pensa-t-il, sarcastique. Toutes ces histoires commençent à me rendre parano. Il recula d'un pas et faillit sursauter lorsqu'une main se posa sur son bras. Il fit volte-face en cherchant en vain à saisir la poignée de son épée égarée et il se trouva nez-à-nez avec le gardien du phare qui fixait un point quelque part par-dessus l'épaule du chevalier. Il fourra une petite bouteille poussiéreuse remplie d'un liquide transparent dans les mains de ce dernier. Il y avait aussi quelques compresses à l'aspect peu ragoûtant.
- Pour votre amie, dit-il simplement avant de quitter la pièce en direction de ce qui devait être la cuisine ou ses appartements personnels.
Roivas soupesa le flacon en réfléchissant. Il n'avait rien de mieux à faire dans l'immédiat, et en y repensant, il commençait à se demander ce qui prenait autant de temps à Garvey pour qu'il ne soit pas encore revenu se restaurer ou chercher de quoi soignéer la blessure de sa passagère. Et le calme avec lequel Tolfdir lui avait remis la bouteille alimentait ses soupçons à l'égard du pêcheur. Et si le vieil homme l'envoyait sciemment auprès de lui et de la sorcière ? Il revint donc dans le hall à grandes enjambées, jetant un œil par l'entrebaîllement de l'une des portes qu'il avait ignorées lors de son premier passage. La pièce était déserte, les volets entrouverts gémissant sous les assauts du vent. La suivante était plus encombrée mais personne ne s'y trouvait non plus. Le phare et ses dépendances avaient sans doute dû accueillir de nombreux équipages dans le passé. Mais à présent, la quasi totalité de l'abri semblait inoccupée et les murs étaient dans un état de décrépitude avancé. Il se demanda quelle était la cause de cet abandon. La troisième porte était verrouillée, mais la clé se trouvait dans la serrure. Il la tourna pour découvrir une réserve dans laquelle étaient entreposés des vivres et tous les biens de première nécessité. Roivas referma la porte et se dirigea vers le dernier panneau de bois, non loin de l'escalier menant au rez-de-chaussée.
Là, il trouva Garvey. Il avait amené la jeune femme dans ce local qui contenait encore plusieurs coffrages de lits en bois avec leurs matelats de paille. Une simple bougie avait été allumée à proximité de la paillasse sur laquelle la blessée était allongée. Le pêcheur était assis à son chevet, exagérément penché au-dessus d'elle, et Roivas l'entendit pester à voix basse sur un ton menaçant.
- Garvey, dit le chevalier d'un ton posé.
L'homme sursauta et prit quelques instants pour dissimuler quelque chose sous ses vêtements. Son geste balaya les derniers doutes que le chevalier pouvait encore avoir vis-à-vis de lui.
- Tiens... Vous r'voilà. Et on dirait que le vieux Tolfdir n'a pas pu s'empêcher de vous parler de moi.
- C'est plutôt ce qu'il ne m'a pas dit de vous qui éveille ma curiosité, répondit Roivas du tac-au-tac. Je sais que vous mijotez quelque chose.
Le pêcheur se leva et vint se planter devant l'Impérial, le toisant de ses petits yeux sombres.
- C't'une menace, étranger ?
- C'est un avertissement. Mon premier et le dernier.
- Et sinon quoi, mon gars ? Tu t'imagines p'têt qu'être un larbin de l'Empire te donne tous les droits par ici ? N'joue pas à ça avec moi. T'es rien du tout, ici.
- Soit, je suis fatigué de jouer. C'est la deuxième fois que je vous prends à nourrir un intérêt très particulier pour cette femme. Il est temps de vous mettre à table. Qu'est-ce que vous lui voulez ?
Roivas avait fait un pas en avant, et les visages des deux hommes n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.
- Ça n'vous r'garde pas étranger, cracha Garvey, la joue secouée par un tic nerveux.
- J'ai vu ses mains, poursuivit Roivas, imperturbable. Vous ne me ferez jamais avaler qu'elle s'est fait ça en tombant sur le quai. J'ai trouvé les débris d'une chaloupe échoués sur l'île. Vous savez ce que je crois ? Je crois que vous la poursuiviez lorsqu'elle est arrivée ici, et que vous l'avez agressée. Pourquoi ?
Le pêcheur ouvrit la bouche en levant un doigt menaçant, mais il fut interrompu par un grand fracas. Il fut presque aussitôt suivi d'un hurlement déchirant. C'était Tolfdir. Des bruits de pas précipités parvinrent aux oreilles du chevalier, et le vieux gardien apparut dans l'encadrement de la porte, un gourdin à la main.
- En bas ! s'égosilla-t-il. Ça venait d'en bas ! Ils sont là ! Vous les avez amenés ici !
Le bruit venait effectivement d'en-dessous. Tolfdir était si agité que Roivas n'était pas certain de savoir qui il accusait. Est-ce qu'il parle des gens que je poursuivais ? Qu'est-ce qu'ils viendraient faire jusqu'ici par un temps pareil ? Ils sont peut-être venus pour moi... Non. C'est peu probable. C'est alors qu'il repensa à la silhouette qu'il avait cru distinguer par la fenêtre et il sentit l'inquiétude poindre en lui. Et si c'était "autre chose" ?
- Gardez votre calme, dit-il au gardien. Nous allons voir ce qui a provoqué ce vacarme.
Il fit mine de quitter la pièce et, voyant que Garvey ne faisait aucun geste pour le suivre, il ajouta :
- Tous ensemble.
- J'reste avec la sorcière. Quelqu'un doit s'occuper d'elle.
- C'est hors de question. J'ai de bonnes raisons de penser qu'elle sera plus en sécurité si vous vous tenez loin d'elle. Vous ne me quittez plus d'une semelle dorénavant. C'est un ordre. Maintenant, on bouge !
Un éclair de colère traversa le regard du pêcheur, mais il obtempéra et dépassa l'Impérial d'une démarche raide. Ils descendirent tous trois les escaliers en file indienne, à pas prudents, le gardien ouvrant la marche, Garvey sur ses talons. Roivas les suivait en maintenant une distance raisonnable entre le marin et lui. En poussant son interlocuteur à bout, il avait été sur le point de découvrir son lien avec la sorcière des terres sauvages. Il en était convaincu. Mais maintenant qu'ils avaient été interrompus, il allait devoir veiller à ce que la jeune femme reprenne connaissance et lui donne sa version des faits s'il voulait connaître le fin mot de cette affaire. Elle seule détenait la clé de ce mystère : soit Garvey cherchait à s'en débarrasser, soit il essayait d'obtenir quelque chose d'elle.
Arrivés au pied des marches, le vieil homme demanda à Garvey de se munir d'une lampe à pétrole posée près des tonneaux. Le pêcheur s'y plia de mauvaise grâce.
- Tu es fou, Tolfdir. Y a sans doute rien là-bas. L'vent aura fait tomber quelque chose. Rien d'plus.
Les ombres des trois hommes se mirent à danser sur les murs lorsque la mèche s'embrassa. L'obscurité recula tout autour d'eux, mais l'humidité et le délabrement que la lumière révélait ne dissipaient pas la sensation de malaise que Roivas éprouvait depuis qu'il s'était éveillé sur cet îlot battu par les vagues. Au contraire, elle s'enracina un peu plus profondément dans son cœur. Il avait pourtant vécu bien des aventures avant de faire voile vers Hautecime, mais aucune ne ressemblait à celle qu'il était en train de vivre en ce moment. Il ne pouvait s'empêcher de penser que la mer elle-même avait quitté son lit pour reprendre ses droits sur cette bâtisse érigée par l'Homme. Il ignorait pourquoi, mais il se sentait exposé et vulnérable, son esprit assailli par des images effrayantes et de sombres évocations. L'odeur d'iode dominait maintenant celle du pétrole qui, tout à l'heure, l'avait frappé lorsqu'il était entré dans cette pièce. Un courant d'air semblait provenir de la sortie, et il put entendre un bruit qui ressemblait à s'y méprendre à celui que feraient plusieurs carillons. Un léger frisson vint dresser ses cheveux sur sa tête.
Tout habitué qu'il était de lutter pied-à-pied contre des menaces tangibles, il n'aimait pas la dimension mystique qui régnait en ces lieux. Il avait l'impression de se laisser gagner par la folie du gardien, et cela ne lui plaisait guère. Il fallait rationnaliser ce qu'il se passait.
- Lorsque nous sommes arrivés, j'avais les mains occupées, expliqua-t-il. J'ai juste poussé la porte sans m'assurer qu'elle s'était bien fermée. Le vent a dû la rouvrir.
- Ce n's'rait pas étonnant avec un grain pareil, répondit Garvey avec nonchalance. L'vieux s'inquiète pour rien, comme toujours.
Tolfdir se dandidait d'un pied sur l'autre. Il semblait terrifié à l'idée d'aller plus avant, et ses chuchotements reprirent de plus belle. Agacé, Roivas s'approcha de lui et arracha sans douceur le gourdin des mains crochues du vieillard. Son poids avait quelque chose de rassurant dans son poing, mais il regrettait tout de même de ne pas avoir une épée.
- Il n'y a qu'une seule façon de s'en assurer, dit-il en prenant la direction de l'atelier.
Les deux hommes lui emboîtèrent le pas : d'abord le pêcheur, ensuite Tolfdir. Roivas ne se sentait pas en sécurité en sachant le marin derrière lui, mais il espérait qu'être armé le dissuaderait de tenter quoi que ce soit. Toutefois, il prit la précaution de se déplacer de flanc, de manière à pouvoir garder un œil sur Garvey et prévenir toute velléité de sa part. Les ténèbres semblaient s'écarter sur leur passage pour mieux se refermer derrière eux. Le courant d'air forcissait à mesure que le groupe progressait, et Roivas comprit bientôt ce qui provoquait ce cliquettement continuel. Lorsqu'il atteignit la salle qui contenait le réservoir d'eau et le matériel d'entretien, il vit que le vent qui s'engouffrait dans le phare faisait osciller les nombreux objets accrochés au plafond, les faisant s'entrechoquer.
- C'est bien la porte ! s'exclama le chevalier en se précipitant en avant. Elle est ouverte !
Le vieux gardien laissa échapper un cri plaintif quand ils pénétrèrent dans le vestibule. L'ouverture qui donnait sur l'extérieur était béante. Les assauts de la tempête étaient si violents que le battant cognait violemment contre le mur. Un morceau de toile accroché non loin de l'entrée claquait au rythme des bourrasques qui investissaient l'entrée de leurs lugubres sifflements. Dehors, de l'autre côté de l'abri couvert, une pluie diluvienne battait l'île et, à travers ce mur d'eau, Roivas aperçu une silhouette massive et ruisselante qui tourna vers lui un visage qu'il crut dépourvu de nez. L'Impérial s'immobilisa, mais Garvey, qui avait lui aussi assisté à la scène, fit un pas vers l'extérieur, sa lanterne toujours à la main. Pris d'un étrange pressentiment, Roivas le retint en hurlant :
- Trouvez-moi quelque chose pour bloquer cette porte !
Le pêcheur tourna vers lui un regard stupéfait, puis regarda à nouveau en direction de l'endroit où se tenait la créature. Mais elle n'était plus là. Garvey considéra encore une fois le chevalier d'un œil hagard, la mâchoire pendante et le teint gris, avant de tourner les talons pour farfouiller parmi les nombreux objets entreposés dans l'atelier. Pendant ce temps, Roivas dut pousser la porte de toutes ses forces pour la refermer avant d'en rabattre le loquet. Le pêcheur le rejoignit au même moment pour solliciter son aide. Il avait trouvé un lourd tonneau rempli de charbon dans la pièce voisine mais il peinait à le déplacer seul. Ensemble, ils parvinrent à l'amener jusque contre le battant.
- Par tous les diables... Qu'est-ce qu'un morse fait aussi loin d'la banquise ? fit le pêcheur quand ils eurent fini. Z'avez vu sa taille ?
- Un morse, ça ?! s'exclama Tolfdir, hystérique. Ce sont les ombres ! C'est vous qui leur avez fait quitter les eaux et les rochers ! Tout est de votre faute !
Il pointait un doigt accusateur sur le marin, ses yeux roulant follement dans leurs orbites. Garvey était devenu pâle comme la mort, mais il ne répondit pas. Quant à Roivas - et pour la première fois depuis sa mission au pays du Lotus - il se sentait dépassé par les événements. Le Passeur, le naufrage, sa présence en ce lieu maudit ; il avait l'impression d'avoir toutes les pièces d'un puzzle complexe sans pour autant être capable de les imbriquer de façon à entrevoir la vérité.
Il ramassa la lampe que Garvey avait posée le temps de bloquer l'entrée.
- Il n'y a pas grand chose que nous puissions faire de plus, dit-il, si ce n'est d'attendre la fin de ce déluge. Je crois que nous avons tous besoin de nous calmer, et de mettre en commun ce que chacun sait de ce... phénomène.
Il rendit son gourdin à Tolfdir qui remonta à pas lents à l'étage, suivi de près par un pêcheur absorbé dans une silencieuse introspection. Une fois sur le palier, le vieux gardien poursuivit son chemin en direction du réfectoire, mais Garvey fit mine d'aller dans les anciens quartiers des mariniers, là où se trouvait la jeune femme. Roivas posa une main abrupte sur l'épaule de l'homme et lorsqu'il se retourna, le chevalier secoua la tête en signe de dénégation.
- Allez manger un morceau. Je vais aller voir cette fille. Et demandez donc au vieil homme de me verser une autre pinte. Nous allons avoir une discussion, tous les trois.
Le pêcheur grimaça un sourire qui n'augurait rien de bon avant de tourner les talons. Roivas le regarda s'éloigner, les mains dans les poches et la démarche traînante. Lorsqu'il disparu à l'angle du couloir, le chevalier se glissa dans la pièce et referma sans bruit la porte derrière lui.
La jeune femme était toujours allongée sur le dos. L'Impérial pensait la trouver encore inconsciente, mais elle tressaillit lorsqu'il s'assit à côté d'elle. Il posa la lanterne sur la table de chevet. Pour une prétendue sorcière, elle semblait bien jeune et il devait admettre qu'elle ne manquait pas de charme. Sa façon de se vêtir avait quelque chose d'inquiétant, de bestial, mais au moins ses vêtements se rapprochaient davantage des coutumes nordiques que ceux portés par Garvey et Tolfdir. Il s'étonna à l'idée que le pêcheur puisse vouloir la tuer, ou au moins la maintenir prisonnière : les clans du septentrion témoignaient habituellement un profond respect pour leurs shamans. Attaquer ou insulter l'un d'entre eux était une faute grave qui provoquait au mieux la mort, et dans le pire des cas, l'exil, puisqu'il n'existait rien de plus avilissant pour ce peuple fier et téméraire que de vivre dans la honte et le déshonneur.
Il écarta une mèche de cheveux de la joue de la jeune femme, et elle ouvrit lentement les yeux en laissant échapper un faible grognement. La plaie ne saignait presque plus, mais il fallait la désinfecter au plus vite. En tant que soldat, Roivas avait vu beaucoup d'hommes mourir de ce qui n'avait semblé être qu'une blessure sans gravité. Il se souvenait d'un jeune noble sous ses ordres qui s'était éraflé la main sur le moyeu d'une roue de chariot. La main avait doublé de volume avant de prendre une teinte violette, puis noire. L'odeur qui s'en dégageait alors était insoutenable. Le chirurgien affecté à la compagnie l'avait tranchée, mais le garçon était mort, dévoré par la fièvre et perclus de douleur.
Roivas attrapa la bouteille que lui avait remise le gardien, la déboucha, et il imbiba d'alcool la compresse qui lui parut la moins sale de toutes. En temps normal, il n'aurait même pas accepté de s'y essuyer les mains. Mais compte tenu de la situation, il n'y avait pas matière à faire le difficile. À situation désespérée, mesures désespérées. La jeune femme prit une brusque inspiration lorsqu'il se mit à tamponner sa tempe. Les saignements avaient été abondants, comme c'était majoritairement le cas pour toute coupure à la tête, mais son état ne paraissait pas préoccupant. Tant que Garvey se tiendrait loin d'elle, elle devrait rapidement s'en remettre. Roivas déchira quelques bandes de tissu dans un reste de drap trouvé là, et il se mit à lui penser la tête du mieux qu'il put, maintenant de sa main libre la nuque de la sorcière. Elle le dévisagea pendant tout le temps qu'il lui prodiguait des soins, ses étranges iris rappelant l'ambre braqués sur le visage de l'Impérial. Elle paraissait le jauger, et malgré la douleur qu'elle devait ressentir, ses yeux ne laissaient transparaître qu'une forme de dureté. Lorsque Roivas eut terminé son ouvrage, elle essaya de parler.
Annotations
Versions