Chapitre 1
Genèse
Je m’appelle Pierre Marchand, horloger-bijoutier à la retraite, et je vais sur mes soixante-dix-sept ans.
Lorsque ma femme doit entrer à l’hôpital, au seuil de ses soixante-quinze ans, je ne m’inquiète pas outre mesure. Elle n’a jamais connu la maladie et rarement vu le médecin. Mais ses os se sont fragilisés et voilà qu’une prothèse de hanche s’avère nécessaire. Ce sera l’affaire de quelques jours.
Lorsque le téléphone sonne de bon matin, au lendemain de l’intervention, je peste d’abord en mon for intérieur avant d’être pris d’une légère inquiétude. La nuit se serait-elle mal passée ?
Lorsqu’avec ménagements on m’annonce qu’une septicémie foudroyante a emporté mon épouse dans la nuit, je tombe des nues et m’effondre sur le premier siège venu. Depuis l’enfance, c’est moi le souffrant, le mal-portant, le plaignant ; alors, pourquoi l’Ankou(1) a-t-il fauché Jeanne et pas moi ?
Cette injustice m’afflige presque autant que la perte de ma moitié, après soixante ans de vie commune ! Quand nous nous sommes connus, elle n’avait que quinze ans et moi dix-sept. C’était à l’été 36, celui des premiers congés payés. Avec nos familles respectives, nous avions vécu la découverte des vacances et du camping sur la côte de Goëlo, dans l’anse de Bréhec. Et la naissance d’un amour fou que nous avions consommé sans plus attendre, dans l’enthousiasme de cet été formidable. Lorsque nos parents s’étaient avisés des proportions de l’idylle, il était trop tard pour freiner nos ardeurs. À la fin du mois d’août, Jeanne n’eut pas ses règles et il fallut bien prendre des dispositions. Hélas, l’avortement pratiqué par la « faiseuse d’anges » locale la laissa incapable d’avoir d’autres enfants.
Ce fut notre croix. Alors, pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, quand Jeanne fut devenue majeure et que nous pûmes nous marier en toute légalité, nous avions recueilli un enfant juif de quatre ans, que nous finirions par adopter lorsqu’il fut établi que ses parents avaient péri à Auschwitz. Paul ne saura que bien après la fin de la guerre qu’il s’appelait en réalité Joshua Meyer, fils d’un bijoutier de Dresde.
Mais Paul est mort il y a dix ans maintenant d’un infarctus du myocarde. Il fumait trop. Veuf et sans enfant.
Aujourd’hui, je me retrouve seul avec mes souvenirs.
Passés les tracas du décès, ne restent plus que l’affliction et une vie de routine rythmée par mes visites quotidiennes au cimetière sur la tombe de granit rose de Jeanne.
Cette année, revenu le temps des vacances, je suis saisi d’un doute : vais-je remiser définitivement les équipements avec lesquels Jeanne et moi avons sillonné la France pendant toutes ces années ? La tentation du découragement et la voix d’une certaine raison sont fortes. La décision de laisser tomber et de passer l’été au frais dans ma maison de Saint-Laurent m’apparaît souhaitable. Elle est presque prise lorsque je décide d’aller quand même en discuter avec Jeanne. Non pas que je croie qu’elle puisse m’entendre, non, j’ai toujours considéré que le ciel est vide et je sais bien que ce n’est qu’une autre manière de conférer avec moi-même, mais enfin au nom de quoi les athées n’auraient-ils pas le droit de parler à leurs morts ?
Et là, debout au milieu des tombes, entre les gerbes fraîches ou flétries et les souvenirs de granit et de bronze, au bout d’une dizaine de minutes de monologue intérieur, une idée me vient. Tout d’un coup, je sais ce que je vais faire de mon été et je reprends d’un pas accéléré le chemin de la maison, sans même me retourner pour lancer un baiser à Jeanne, comme d’ordinaire.
(à suivre)
(1) Messager de la mort, dans la mythologie bretonne.
©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.
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