Chapitre 4

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Vendredi 2 août 1996

Moralement parlant, la première nuit de mon « pèlerinage » est quelque peu inconfortable. Malgré une longue promenade digestive au clair de lune, je me tourne et retourne nombre de fois sur mon lit de camp avant que le sommeil ne m’emporte. Trop de souvenirs des premiers jours heureux avec Jeanne peuplent mon esprit et me tourmentent. Je m’interroge sur ma capacité à supporter la charge émotionnelle de ce voyage si toutes les nuits doivent se dérouler ainsi. Peut-être ai-je entrepris ce road trip sur notre passé trop tôt, alors que la blessure de la séparation est tout juste en voie de cicatrisation.

Mais je persiste.

J’ai d’abord prévu de m’absenter un mois. Trente étapes, trente jours de voyage. Le problème est que certaines sont proches l’une de l’autre, mais pas toutes. Quelques-unes sont éloignées de plusieurs centaines de kilomètres. Déjà, celle du lendemain, Le Croisic, en Loire-Atlantique, suppose trois heures de conduite, ou presque. Je pressens que mon calendrier est irréaliste et ne pourra être respecté. Mais après tout, rien ne me presse vraiment. Jeanne comprendra et mes géraniums en ont vu d’autres...

Saint-Brieuc, Loudéac, Pontivy, Locminé, Vannes, La Roche Bernard, Herbignac, Guérande. J’ai la route en tête. Nul besoin de la carte. Il paraît que les véhicules disposeront bientôt d’un système de guidage par satellite, mais je doute que ma vieille DS puisse en être équipée. Je me fierai à ma mémoire et à ma vision de loin qui est encore assez bonne pour lire les panneaux sans gêne aucune.

Le matin du deux août est brumeux sur Bréhec et je trouve ma toile de tente couverte de rosée. Aussi dois-je attendre qu’il soit dix heures et que le soleil levant l’ait séchée avant de reprendre la route. Alors, dans l’intervalle, au bar du camping, je commande un grand café et deux croissants – les premiers depuis des années : Jeanne me les interdisait à cause de mon cholestérol – que je savoure en silence. Puis, je mets le cap sur la seconde étape de mon périple : la presqu’île de Guérande et Batz-sur-Mer.

C’est au seuil de la retraite que Jeanne et moi avions découvert ces parages. Après avoir planté notre tente quelques jours à Mesquer, puis à Piriac-sur-Mer, nous avions trouvé un superbe emplacement au camping de la Govelle, à Batz-sur-Mer où nous étions restés jusqu’à la fin des vacances, parcourant le sentier côtier dans un sens jusqu’à la Baule et dans l’autre jusqu’au Croisic, à pied, à bicyclette, avec souvent une escale à Port Saint-Michel où les propriétaires du petit restaurant de plage nous avaient en pris en affection.

Gilbert et Gisèle étaient plus jeunes que nous, mais dans la discussion, nous nous étions trouvé plusieurs points communs et même des origines proches, du côté de Gisèle. Alors, le Café de la Plage était en quelque sorte devenu notre « cantine » estivale. Gilbert, comme Pierre, aimait le pastis et adorait la pétanque ; Gisèle et Jeanne avaient des cousins communs, des « cousins à la mode de Bretagne », certes, mais enfin des cousins malgré tout ; même si on ne se fréquente pas, ça rapproche.

Retraite prise, Jeanne et moi nous étions dits : « peut-être est-il temps que l’on se pose ? » Revenus au Croisic, un samedi de début d’automne, en chambre d’hôtes, nous avions entrepris le tour des agences immobilières.

On nous a fait visiter des appartements anciens, biscornus, mal meublés ou vides, déprimants. Puis, dans la dernière agence, après deux visites décevantes, la femme a dit :

— J’ai encore un bien à vous proposer, un T3 qui vient de rentrer en portefeuille ; il ne sera en vitrine que lundi, mais il y a déjà des acheteurs. Une fille et son père. Qui hésitent parce c’est au second, sans ascenseur, et que le monsieur est déjà âgé. C’est neuf, près de la côte Sauvage, dans une toute petite résidence, deux bâtiments de treize logements chacun.

À l’unisson, Jeanne et moi avons dit :

— À part l’étage, ce serait dans nos critères.

La dame de l’agence a répondu :

— Une visite, ça n’engage à rien. Et puis, c’est sur notre route de retour au bureau.

— D’accord. Allons-y.

La fin d’après-midi est ensoleillée. Lorsque nous remontons le store de l’appartement, au deuxième et dernier étage, le soleil inonde le séjour, meublé avec goût, dans une harmonie simple de bleu et de blanc. Pas de vis-à-vis sur la belle terrasse, mais un alignement de chênes verts autochtones, épargnés lors de la construction. Deux chambres mansardées, une mignonne salle de bain. Nous sommes conquis.

De retour à son bureau, la mandataire a ajouté :

— Les premiers visiteurs doivent donner leur réponse définitive lundi matin. Si vous posez une option sur ce bien, je vous le réserve jusque là, mais un engagement dès ce soir serait préférable pour vous. Par contre, je n’ai pas de marge de négociation. Le net vendeur est de 1 000 000 francs, 1 330 000 frais réduits de notaire et honoraires inclus, à prendre ou à laisser. C’est dans le haut de la fourchette des prix pratiqués ici, c’est vrai, mais c’est un bien qui partira dans la semaine, de toute façon, j’en suis certaine. Alors, qu’en dites-vous, Madame, Monsieur ?

On s’est regardés, – nous disposions d’un million six cent mille – puis avons lancé :

— Banco.

C’est ainsi, en un quart d’heure, sur un coin de bureau, que nous sommes devenus propriétaires d’un trois-pièces au Croisic, rue des Sables Menus, à cinq cents mètres de la plage du même nom.

Cette nuit-là Jeanne avait peu dormi, elle s’imaginait que dans les chambres mansardées, c’était à peine si l’on pouvait tenir debout !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.

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