Chapitre 8
Lundi 5 août 1996
Mon étape du lendemain est bien plus longue. Le cap, plein est. Jusqu’au village sud-berrichon de George Sand : Gargilesse. Jeanne, Paul et moi nous étions arrêtés là, sur la route du Pays basque, me semble-t-il, avant l’essor des autoroutes, quand on prenait encore son temps et les nationales pour voyager. C’était en 1973, je devrais m’en souvenir. Si Paul était avec nous, c’est parce l’année d’avant, une leucémie foudroyante avait emporté sa jeune épouse, Léa. Nous l’avions convaincu de nous accompagner, histoire de lui changer un peu les idées. Il allumait déjà une cigarette avec le mégot de la précédente, hélas !
Le choix de cette étape n’était pas non plus un hasard total. Chaque année, j’achetais le guide vert du camping et recensais tous ceux qui étaient à mon goût : pas trop grands, pas trop chers, assez ombragés et situés si possible dans de petites villes ou villages pittoresques avec des visites intéressantes alentour.
De Gargilesse, j’avais lu : « Au sud du Berry, protégé des vents froids par plusieurs étages de collines et blotti au fond d’un bassin masqué par la verdure, se trouve un village nommé Gargilesse-Dampierre. Sur son piton schisteux, Gargilesse a vu, depuis l’époque gallo-romaine, plusieurs châteaux successifs édifiés, détruits, reconstruits. Celui qui subsiste aujourd’hui date de 1750. C’est un gros manoir dix-huitième, accolé à l’église et encore protégé par la porte flanquée de deux tours rondes du château fort d’antan. Le village, de trois cents et quelques habitants, est connu pour abriter une des demeures de prédilection de George Sand, aujourd’hui transformée en petit musée. Algira ou la Villa Manceau, comme l’appelait encore la romancière, du nom de son compagnon de l’époque, a été aménagée pour l’écrivaine en 1858 et réaménagée par ses descendants, un siècle plus tard, pour accueillir le public ».
Pourquoi pas ? avait dit Jeanne. Paul s’en fichait. Il se fichait alors de tout. Le camping de la Chaumerette, situé en bord de rivière, deux étoiles, ne comptait que 70 emplacements et semblait ombragé à souhait. Ça nous irait très bien.
Je me souviens que le village, qui serait bientôt inscrit sur la liste des « Plus beaux villages de France », grâce à son site et à son architecture berrichonne préservée, était très fleuri. Principalement des géraniums. Jeanne aimait beaucoup les géraniums. Surtout les pélargoniums zonaux. J’ai une pensée pour ceux que j’ai laissés sur le balcon, aux fenêtres et sur la terrasse en partant. C’est elle qui les avait plantés. Tous les hivers, je les rentre au sous-sol et les ressors au printemps. Mais vont-ils résister à un mois sans arrosage ? Oh, il pleuvra bien dessus une fois ou deux.
Quatre heures de route m’attendent si je passe par Châtellerault et le parc naturel de la Brenne, un peu plus si je prends l’itinéraire sud, par Lussac-les-Châteaux et Montmorillon. Je verrai à la sortie de Poitiers, selon le trafic et l’inspiration... J’aimerais bien revoir Argenton-sur-Creuse. Nous y étions passés quand Jeanne et moi avions envoyé Paul dans un des tout premiers chantiers de patrimoine au Château de la Prune au Pot, l’année de ses dix-sept ans. C’était à dix kilomètres de là.
Curieux château de plaine, au milieu de nulle part, jadis entouré de douves en eau, mais abandonné par ses bâtisseurs, la famille Pot, dès le XVe siècle et inhabité depuis jusqu’à son récent rachat. Je me demande où en sont les travaux de restauration entrepris par les nouveaux propriétaires. Paul avait beaucoup aimé manier la truelle et le niveau, même si trimballer les brouettes et les seaux de mortier de chaux n’était pas de tout repos. Mais ces heures d’effort, souvent en plein cagnard, étaient compensées par la vie en groupe de garçons et filles de langues et horizons divers qui apprenaient à se connaître. Il en était revenu avec des ampoules aux mains, des compétences en plus, des souvenirs plein la tête et quelques adresses de jeunes filles, avec lesquelles il a entretenu des relations épistolaires, voire plus, pendant plusieurs années.
Bien décidé à renouveler l’expérience, à l’étranger cette fois, quelques années plus tard, alors qu’il terminait sa licence d’Histoire, il s’était inscrit à un autre chantier, en Espagne, dans un village isolé d’Extrémadure. C’est là qu’il avait rencontré Léa, venue de son Nord natal. Ils n’allaient plus se quitter, jusqu’à cette foutue maladie...
Je n’aime pas cette route entre Vendée et Indre, sans trop savoir pourquoi. Paysage trop plat, trop ouvert, trop de chaumes nus aussi. Les maisons non plus ne me parlent pas beaucoup, avec leurs toits de tuiles presque plats et leurs murs de tuffeau grisé par les ans et la pollution.
Je suis à peu près à mi-route, lorsque de la vapeur commence à filtrer par la charnière du capot de la DS, tandis qu’au tableau de bord le voyant de température monte dans le rouge. « C’est bien ma veine ! En pleine campagne ! » Je ralentis l’allure, avant de stopper sur le bas-côté, d’ouvrir le capot et d’examiner les entrailles de mon bijou de collection. La panne me saute aux yeux. Le caoutchouc durci par les ans d’une grosse durite du circuit de refroidissement s’est fissuré et du liquide s’écoule en un goutte-à-goutte rapide sur le bloc-moteur. Depuis quand ? Mystère. Le radiateur semble quasiment vide et, du coup, le moteur chauffe. Des durites, j’en ai une ou deux de rechange – c’est un point faible sur les véhicules anciens – mais pas celle-là !
Après quelques minutes de découragement, je me reprends : d’abord, laisser refroidir le radiateur afin de pouvoir ouvrir pour refaire le niveau – une bouteille d’eau se trouve dans le coffre – et rouler à petite vitesse jusqu’au premier garage, en espérant qu’on pourra me dépanner. Oui, mais je songe soudain qu’on est... lundi, jour de fermeture parfois ! Cela se complique. Enfin, en campagne, les stations-service souvent font aussi un peu de mécanique. Avec un peu de chance, la réparation sera possible ! Et s’il faut commander la pièce, je n’aurai plus qu’à prendre mon mal en patience chez l’habitant. Voilà qui risque de bouleverser mon programme, par contre.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.
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