Chapitre 17

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Couteau neuf et heureux hasard

Absorbé dans mes souvenirs, je me rends compte soudain que me voilà parvenu à l’entrée du bourg de Laguiole. Je viens de passer devant une grande usine toute neuve, avec un Musée. Mais je préfère poursuivre jusqu’au cœur du village, où j’espère trouver encore quelques échoppes d’artisans couteliers et au moins une ouverte. C’est le cas. Une heure plus tard, après avoir regardé un ouvrier tremper une lame, je ressors avec en poche un magnifique couteau pliant de 12 centimètres, dûment pourvu de la célèbre abeille emblème sur la virole. C’est cher, plus de sept cents francs, mais la qualité de l’acier employé, son tranchant, celle du bois du manche et des finitions le valent bien. J’ai choisi un manche en buis. Pourquoi ? Je serais bien en peine de le dire. Un souvenir d’un ancien couteau, sans doute. Je m’attarderais bien à déguster un aligot dont Laguiole est la patrie, mais il n’est que onze heures, c’est trop tôt. Me voilà reparti en direction de Conques à présent.

Conques est une splendeur dans son genre. J’aurais voulu parcourir un bout du chemin de Saint-Jacques, rien que pour faire étape dans cette cité toute dévouée au célèbre pèlerinage. Jeanne et moi en avions formé le projet, il y a longtemps, pour remercier le ciel de nous avoir donné Paul, mais cela ne s’est pas réalisé. Nous sommes allés à Lourdes, une fois, et puis, basta. Et quand le sort nous a enlevé bien trop tôt ce fils adoptif, nous avons perdu toute religion !

J’arrive par le pont romain sur le Dourdou. Les trois cents âmes du village se blottissent sous une centaine de toits de lauzes arrondies autour de la haute abbatiale, dont le tympan jadis polychrome raconte dans sa pierre dorée l’Ancien et le Nouveau Testament. Devant, des foules de « jacquets » lèvent le nez avant d’aller rendre hommage à la statuette-reliquaire de Sainte-Foy, en bois d’if recouvert d’or et d’argent où est enchâssé le crâne de la vierge martyre.

J’ai toujours préféré le style roman et sa simplicité de bon aloi au gothique, dont je reconnais certes les avancées techniques, mais aime moins les envolées trop lyriques. J’entre dans l’abbatiale et y découvre les cent quatre vitraux que Pierre Soulages – le chantre du noir – vient d’y achever deux ans plus tôt, après huit ans de labeur. Étrangement, de cette symphonie en noir et blanc : verre non coloré translucide, noir des barlotières et plombs, naissent des effets de couleur créés par la diffraction de la lumière extérieure. Je m’attendais à être déçu de ne plus retrouver les verrières polychromes des origines ; je dois reconnaître qu’une nouvelle harmonie naît de cette alliance entre modernisme et tradition. La vocation narrative à cédé le pas à une vocation méditative qui sied tout à fait au lieu.

En ressortant, je me demande si Jeanne, elle aussi, aurait aimé cette transformation.

Direction Sarlat-la-Canéda, à cent trente kilomètres de là. J’y serai en début d’après-midi, car je compte déjeuner en route. Le soleil est déjà haut et la chaleur commence à se faire sentir. Je stoppe pour décapoter la DS.

Vers midi, je m’arrête à Lacapelle-Marival, ancienne étape du chemin de Saint-Jacques, dans une vieille hôtellerie rénovée et choisis le menu du jour – entrée et plat seulement, je suis raisonnable –. Après le café, je m’accorde une petite sieste d’un quart d’heure dans ma voiture garée à l’ombre, puis reprends la route en sifflotant. Je suis d’humeur gaie, aujourd’hui, sans savoir pourquoi.

Sarlat, à côté de Conques, paraît énorme : presque dix mille habitants ! Je connais un peu la ville, c’est la troisième fois que j’y viens, mais le 15 août approche, la saison bat son plein, et c’est la cohue dans plusieurs endroits : pour me garer, déjà, puis au Syndicat d’Initiative, où je voudrais récupérer la liste des locations et tables d’hôtes des environs : je cherche à retrouver l’adresse de ceux qui nous avaient régalés de ce repas pantagruélique à Pâques de 1959. Vu son âge à l’époque – la bonne quarantaine – si le monsieur n’est pas au cimetière, il doit se trouver en maison de retraite ou chez ses enfants, mais enfin, ça ne coûte rien d’essayer. Je crois me souvenir du patronyme : Gourdon. Mais le prénom et la commune, mystère et boule de gomme. Cependant, un nom de lieudit me trotte dans la tête : « Les Taillades ». Manque de chance, c’est un toponyme plutôt courant par ici, comme dans tout le midi. Je vais demander à ma logeuse de ce soir.

Après une déambulation aussi rapide que me le permet le flot humain à travers le centre-ville – je suis l’itinéraire noté sur mon guide vert, à l’est de la Traverse : Place de la Grande Rigaudie, Cour des Fontaines, Cathédrale, ancien cimetière, lanterne des morts, Présidial, Hôtel de Grézel, ancienne église Sainte-Marie, place des Oies, Fontaine Sainte-Marie, Hôtel de Maleville, Maison La Boétie – je renonce à en supporter davantage et prends la direction des faubourgs. Le monde est petit ! Ce n’est pas croyable. Figurez-vous que lorsque, parvenu à destination, je pose ma question à mon hôtesse du soir, je m’entends répondre :

— Je pense que c’est mon père ! Il habite toujours là-bas. C’est à dix minutes d’ici.

— Ça alors ! Quel âge a-t-il à présent ?

— Quatre-vingt-neuf.

— Il va bien ?

— Il se porte comme un charme, mais il est devenu sourd comme un pot, depuis le décès de ma mère.

— Ah, c’est ennuyeux. Dites, vous lui transmettrez mon bon souvenir quand vous le verrez. Avec un couple d’amis, j’avais loué chez vos parents, aux vacances de Pâques 1959, et ils nous avaient régalés d’un repas d’adieu dont nous nous souvenons encore !

— Ça ne m’étonne pas ! Au début, ils faisaient ça avec tous ceux qui louaient deux semaines de suite. Après, ça leur a passé. C’était un peu « too much ».

— Mais bien sympathique quand même !

— Merci. Vous voulez dîner à quelle heure ce soir ?

— Vingt heures, c’est bien pour vous ?

— Parfait. Vous êtes notre seul client du jour. Nous prendrons notre repas avec vous.

— Merci. La compagnie, c’est ce qui me manque le plus, depuis que mon épouse m’a quitté.

— Quitté, quitté ?

— Non, décédée. Il y a six mois maintenant. Une mauvaise opération.

— Condoléances, alors.

— Oui, merci.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.

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