Chapitre 28

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Ce matin, Mark et moi voyons Helen revenir de l’épicerie du camp en dansant, un sachet de viennoiseries et une baguette dans les mains. Elle est jolie, Helen, auréolée par le soleil levant, ses cheveux mi-longs flottant sur ses épaules.

Hey ! What’s going on ? interroge Mark, le sourcil levé, un sourire aux lèvres.

Elle a eu la bonne surprise de trouver un avis de poste vacant placardé à la réception : une animatrice s’est blessée hier et sera indisponible pour quinze jours au moins. Comme Helen dispose d’un diplôme équivalent à notre BAFA, elle a aussitôt soumis sa candidature. Son plus : elle est trilingue, anglais, français, espagnol, ce qui est parfait pour la clientèle présente ici. Entretien ce soir avec l’équipe de direction et délibération dans la foulée. C’est inespéré et voilà l’explication du petit déjeuner amélioré que nous allons prendre.

Je n’ai pas mangé de croissant depuis mon arrêt imprévu chez Jacqueline, là-bas du côté de Poitiers. Cette journée commence bien. Celui-ci est tout frais arrivé de chez le boulanger. Au beurre, croustillant, délicieux.

Mark, une fois son copieux petit déjeuner avalé – banane, croissant, pain, confiture, jus d’orange, café – se prépare à effectuer le tour des établissements de restauration de la station dans la matinée. Nous croisons les doigts pour lui.

Moi, je crois que je vais monter au lac des Bouillouses, mais je ne sais pas encore comment. Jusqu’à la fin du mois, la route n’est ouverte qu’à des navettes en car, pendant la journée, à partir du Plà de Barrès. Tout monter à pied, il n’en est pas question. Restent les télésièges. Celui du Roc de la Calme pourrait me hisser au sommet et celui de la Calme Nord me redescendre à Pradeilles. Et de là, en une demi-heure le sentier me conduirait au plateau des Bouillouses sans trop souffrir. Ce devrait être possible. Oui, je vais faire ça.

Les Bouillouses, c’est un lac de barrage du début du XXe avec un hôtel de montagne et un refuge, si je me souviens bien. L’ouvrage d’art fut construit pour alimenter des microcentrales hydroélectriques réparties le long du trajet du Train Jaune, la ligne de Cerdagne, qui mène de Villefranche-de-Conflent à Latour-de-Carol.

Jeanne et moi sommes venus ici il y a vingt-cinq ans, au tout début du printemps, qui n’est pas la période idéale : pas trop de neige en station, des pistes de ski de fond qui se dégarnissent et des sentiers de randonnée boueux ! Nous n’étions restés que quelques jours. J’espère avoir meilleure impression, cette fois.

Mark a décliné l’offre d’Helen de réaliser avec lui la tournée des pizzerias, restaurants et autres boutiques de fast food. Sa copine s’est débrouillée seule, il souhaite en faire autant. C’est sans doute de la fierté mal placée, mais dans ces conditions, je propose à Helen de m’accompagner aux Bouillouses, ce qu’elle accepte avec joie.

Nous commençons la préparation de nos sacs – en montagne, il faut tout prévoir –, pendant que Mark va revêtir une tenue adaptée à un éventuel entretien d’embauche : pantalon, chemise, chaussures fermées. De cravate, il n’a pas et n’en a porté qu’une fois, à l’enterrement de sa grand-mère dans un sanctuaire maori à Rotorua. Il en achètera une, le cas échéant, s’il doit effectuer du service en salle.

En restauration, il a déjà tout pratiqué ou presque : la plonge, bien entendu, le service – terrasse et salle – en brasserie, et commis de cuisine aussi, une fois ou l’autre. C’est qu’il a travaillé tous les étés depuis ses seize ans, le plus extravagant de tous ces petits métiers ayant été celui de tondeur de moutons, mais il a également cueilli des kiwis et réalisé les vendanges plusieurs fois. C’est un garçon calme, posé, qui présente bien, pas trop contestataire ; il est confiant : jusqu’ici, il a toujours trouvé de l’embauche. Helen l’aime et l’admire, cela se voit dans les regards qu’elle pose sur lui.

Nous voilà partis. Au passage, nous déposons Mark au centre de la station avant de monter jusqu’au parking du télésiège. La matinée est belle, mais le ciel déjà un peu ennuagé à l’Ouest. Au camping, le panneau météo annonçait un risque d’orages pour tantôt. J’espère qu’on sera rentrés pour alors.

Par beau temps, les parcours en télésiège sont très agréables et la vue panoramique imprenable, surtout à la descente sur Pradeilles où nous avons dans notre champ de vision tout le plateau des Bouillouses, avec ses différents lacs et au fond les pics Péric. Helen n’arrête pas de s’exclamer en anglais et en français, mélangeant les registres : « Oh my God ! This is so beautiful ! Putain, que c’est beau ! » Il n’est pas encore midi, mais le soleil tape déjà fort. La casquette est de règle.

Nous voilà en vue du lac. Devant l’Hôtel Les Bones Hores (les bonnes heures en catalan), une vaste prairie clairsemée de pins et de roches s’étend : nous devrions trouver sans difficulté un coin sympa par ici. C’est pour moi un des meilleurs moments des balades en montagne : celui où, après quelques repérages, vous décidez de l’endroit pour pique-niquer, aussi isolé que possible de vos congénères, face au spectacle de la nature, avec ceux que vous avez choisis pour vous accompagner. Aujourd’hui, je suis gâté et un peu honteux d’être en si bonne compagnie. Je me retrouve projeté cinquante ans en arrière, mais la nostalgie est de courte durée. Suivons le conseil d’Horace : carpe diem !

Tomates, œufs durs, pâté de la mère Lalie (producteur local de Binic), saucisson, baguette fraîche, fruits secs et eau de nos gourdes, allongés sur nos anoraks, adossés à des rochers, nous nous restaurons copieusement, tout en devisant de choses et d’autres, avant de piquer du nez quelques minutes. Puis Helen se tartine visage, jambes et bras de crème solaire. Sa peau claire de blonde tachée de son est fragile. Si mon vieux cuir tanné ne craint plus grand-chose, je sacrifie pourtant à cette précaution. Le ciel s’est couvert, mais les rayons du soleil n’en sont pas moins agressifs. Nous traversons le barrage et marchons jusqu’à l’auberge du Carlit où nous commandons un café en terrasse. On nous prend pour un grand-père avec sa petite fille. Je suis flatté et ne démens pas. Helen non plus. Nous nous regardons en souriant.

Quinze heures. Il est temps de rebrousser chemin et remonter au télésiège. Un léger vent frais souffle à présent. Le ciel se couvre de plus en plus. Souhaitons que l’orage ne gronde pas trop fort. Nous risquerions d’être bloqués en haut du Roc de la Calme. Et même à couvert dans la station d’arrivée, il ne fera pas chaud à plus de 2200 mètres d’altitude !

Pour l’instant, d’après ma carte IGN, deux kilomètres et demi de descente douce - pas plus de cent mètres de dénivelé - nous attendent.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2017.

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