Chapitre 33
Entre-deux
Marie Cazes ressemble tellement à sa mère que j'ai beaucoup de mal à ne pas l'appeler Toinette. Cela m'a échappé une fois ou deux déjà depuis mon arrivée.
Au premier étage de la maison, j'ai retrouvé la chambre que j'occupais avec Jeanne, il y a quarante-six ans. Même bois de lit et même armoire régionale en noyer ; cependant, sommier, matelas, rideaux, papiers et peintures ont été renouvelés. Celle, attenante, où dormait Paul a été transformée en salle de bains avec w.c. séparés. À l'époque, nous nous lavions encore à l'aide d'une cuvette de faïence, posée sur une table de toilette au dessus en marbre. Nous y versions l'eau, froide bien entendu, d'un broc assorti, aux motifs fleuris. Et pour la nuit, nous disposions d'un seau hygiénique en tôle émaillée. Les seuls "vécés" de la demeure se trouvaient encore au fond du jardin !
Son mari est chauffeur de car moyennes distances. Marie, elle, tient cette maison d'hôtes depuis son licenciement de l'usine de terres réfractaires voisine. Avec sa prime, le ménage a modernisé le logis, mis aux normes l'électricité et le chauffage, tout en gardant le cachet ancien, les tomettes du sol, les carreaux vernissés de la cuisine, les meubles, ustensiles et bibelots d'époque. Je ne suis pas dépaysé. Mais ce soir, j'ai droit à une bonne douche, dans une salle de bains plus confortable que les cabines spartiates des campings des jours précédents. C'est appréciable.
Marie m'a demandé ce qui me ferait plaisir pour le dîner. Sans réfléchir, j'ai dit : "Des moules farcies." Elle a souri et dit : "Ça, c'était une recette fétiche de maman !" J'ai acquiescé. Elle a poursuivi : "C'est d'accord ! S'il reste des moules de Bouzigues." Elle est partie téléphoner : il en restait. Elle a fait mettre trois litres de côté. C'est un petit bonheur en perspective.
Je me suis régalé. Mes hôtes ont dit que cela faisait plaisir à voir ! Ces moules-là, on ne les trouve pas par chez nous. Elles sont bien plus grosses et charnues et cette chair offre un goût plus prononcé que celle des moules de bouchot de Hillion ou Locquémeau auxquelles je suis habitué. Marie a gardé le tour de main de sa mère.
...
Demain, je devrais remonter jusqu'à Aubenas, en Ardèche. Une petite centaine de kilomètres. Avant de descendre la vallée du Rhône jusqu'en Provence. Mais j'hésite. Une grande lassitude s'est emparée de moi. Ou j'ai mal digéré les moules farcies d'hier soir ou je couve quelque chose. Ce matin, je peine à me lever. Je crois que je vais zapper cette étape, rester ici aujourd'hui et aller directement à Saint-Rémy de Provence demain. Je ne sais pas pourquoi j'ai mis Aubenas dans le circuit. Cela m'oblige à un détour sans grand intérêt.
Ah si, si, je sais pourquoi. C'est là que Jeanne et moi avons campé pour la première fois en mobile home ! Et cela ne nous a pas plu. Trop de confort. Frigo, four, congélateur, canapé, télé, magnétoscope... Tout comme à la maison. Ce n'était pas notre conception des vacances. Mais au moins pouvions-nous ensuite en parler d'expérience !
Cette année, tout de même, je ne dirais pas non à un supplément d'aise. Je suppose que ça aussi, c'est un contrecoup de la séparation. Avant le décès de Jeanne, j'ignorais mon âge avec superbe et le camping "à la papa" m'apparaissait comme le seul enviable ; à présent, les ans se rappellent à moi chaque jour ou presque ; cela en devient énervant.
Ces baisses de régime qui se multiplient - deux déjà depuis mon départ - commencent à m'inquiéter. Je ne vais quand même pas tomber malade. Il ne manquerait plus que ça !
Oui, j'ai le moral dans les chaussettes. J'en perds l'envie d'écrire. Désolé, je vais arrêter là pour aujourd'hui ; je crois que c'est mieux, sinon je vais me répandre en jérémiades et qui a envie de lire les états d'âme dépressifs d'un vieux de soixante dix-sept ans ?
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, décembre 2017.
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