Chapitre 36
Mardi 27 août 1996
J'ai passé la nuit dans un camping de Mandelieu-La-Napoule, il n'y en a aucun sur Théoule. Aujourd'hui, je vais effectuer le premier de deux sauts de puce successifs, l'un jusqu'à Cannes, l'autre jusqu'à Nice. Non pas que la Croisette et la promenade des Anglais soient ma tasse de thé. On y croise trop de snobs et de parvenus - de vieux aussi ! - mais j'ai dans l'idée de retourner à Grasse visiter la maison de parfumerie Fragonard. Je voudrais retrouver une eau de toilette que Jeanne avait choisie pour moi : "Siècle", que je ne vois plus en boutique et dont j'ai terminé de vider l'estagnon en ma possession il y a peu. J'en ai essayé plusieurs en remplacement et aucune ne me convient tout à fait. En disposent-ils encore ? Ce serait magnifique. J'aimerais aussi revoir les gorges du Loup et Tourrettes. Et Valbonne et sa chartreuse. Et l'île Sainte Marguerite. Je n'aurai jamais le temps pour tout cela. Il me faudrait trois jours. Je n'en ai qu'un. Enfin, tel que mon programme est établi à cette heure. Nous verrons.
Ensuite, sur la route de Nice, je projette de refaire le tour du Cap d'Antibes, que j'aime beaucoup (notamment la Villa Eilenroc et ses jardins), et ensuite aller directement à Saint-Paul de Vence visiter à nouveau la Fondation Maeght. La fréquentation des œuvres d'art est souvent plus réconfortante que celle des humains et ce musée de taille raisonnable d'Art moderne et contemporain nous avait enchantés, Jeanne et moi. Elle préférait la dernière période et moi la précédente, nous étions tous deux contents. Et puis, ce musée né du chagrin causé par la perte d'un garçon de onze ans emporté par une leucémie, nous touchait. "Braque m'a incité à entreprendre quelque chose qui dépasse ma peine : un lieu d'art moderne parmi le thym et le romarin", disait Aimé Maeght. C'est totalement réussi.
Bon, aujourd'hui, je suis quand même allé de déception en déception. Mineures, je vous rassure tout de suite.
Tout d'abord, parvenu à Grasse, une fois terminée la visite du Musée de la Parfumerie, j'arrive à la boutique où je demande ce que vous savez. Et je m'entends répondre qu'un parfum ou eau de toilette de ce nom n'a jamais existé dans la maison. Livre des créations depuis l'origine à l'appui. Je dois m'incliner. J'aurais donc rêvé. Mais comment s'appelait alors ce que j'avais acheté lors de ma visite ? Mon odorat commence à me trahir et c'était avant l'informatisation, impossible de retrouver la trace de mon achat. Si, au moins, je n'avais pas jeté l'estagnon vide de quatre cents millilitres que je possédais !
Le personnel reste poli, mais commence à douter de ma santé mentale. Jusqu'à ce que la plus âgée des employées ait cette réflexion : "je pense que vous avez confondu avec "Sieste". Les deux noms se ressemblent beaucoup. Voici, de mémoire, sa composition : note de tête : armoise et genièvre, note de cœur : cannelle, coriandre, muscade, note de fond : ambre, encens, patchouli. Moi qui me préparais à battre en retraite, honteusement, je reprends espoir. "Attendez," me dit l'employée. Elle s'éloigne et revient, avec un flacon ambré, au bouchon de verre : "voici le dernier qui nous reste", c'est une eau de toilette qui est rarement demandée à présent, sa fabrication est interrompue. Elle débouche le flacon et me le tend ; je respire profondément, les yeux fermés et, d'une minute à l'autre, me voilà seize ans en arrière, Jeanne à mes côtés, dans sa robe fleurie.
Et pourtant, il ne s'agissait pas de son parfum à elle. Elle en usait très peu et souvent je ne savais quoi lui offrir. Les bijoux, c'était l'ordinaire. Les vêtements, je trouvais cela trop personnel pour choisir à sa place Chaque fête, chaque anniversaire me posait le même problème. Heureusement, il restait les fleurs ! Mais je m'égare. Cette fragrance, inconnue jusqu'alors, m'avait séduit dès l'abord et emprisonné dans ses effluves le souvenir de ce moment délicieux passé avec Jeanne dans la capitale de la parfumerie. J'en ai les larmes qui perlent aux yeux et dois sortir mon mouchoir.
J'ai acheté, bien entendu, ce dernier exemplaire, à prix d'or, en insistant beaucoup. On a fini par avoir pitié de moi, sans doute.
Tout d'abord, parvenu à Grasse, une fois terminée la visite du Musée de la Parfumerie, j'arrive à la boutique où je demande ce que vous savez. Et je m'entends répondre qu'un parfum ou eau de toilette de ce nom n'a jamais existé dans la maison. Livre des créations depuis l'origine à l'appui. Je dois m'incliner. J'aurais donc rêvé. Mais comment s'appelait alors ce que j'avais acheté lors de ma visite ? Mon odorat commence à me trahir et c'était avant l'informatisation, impossible de retrouver la trace de mon achat. Si, au moins, je n'avais pas jeté l'estagnon vide de quatre cents millilitres que je possédais. Le personnel reste poli, mais commence à douter de ma santé mentale. Je bats en retraite. Honteusement.
Second arrêt au Cap d'Antibes pour en effectuer le tour : d'après le dépliant des randonnées que j'ai pris à l'Office de Tourisme le plus proche, c'est une boucle de cinq kilomètres, sans aucune difficulté. Je laisse donc ma DS sur le parking de la plage de la Garoupe et me voilà parti. Il est onze heures. Je devrais être de retour juste pour le déjeuner. J'ai mon chapeau, de l'eau, je suis paré. Oui, mais je n'ai oublié qu'une chose, c'est que le matin le circuit est exposé au soleil tout du long, et je ne me suis pas badigeonné. Résultat, lorsque je reviens à ma voiture et me regarde dans le miroir de courtoisie, je m'aperçois que j'ai attrapé un bon coup de soleil sur le nez, dans le cou, sur les avant-bras et sur l'espace entre le genou et le bas du bermuda. Je dois avoir l'air d'un homard mal cuit ! Heureusement que la somptueuse villa néo-classique, construite par l'ex-gouverneur des Indes Néerlandaises et baptisée Eilenroc par anagramme du prénom de son épouse Cornélie, m'a payé de ce désagrément mineur !
À présent que je suis en bord de mer, je n'ai plus envie de rejoindre l'arrière-pays : je vais redescendre jusqu'au port de Cannes, embarquer pour l'île Sainte Marguerite et casser la croûte là-bas.
Mais ce n'est pas mon jour : parvenu quai Laubeuf, je n'ai pas réussi à attraper la vedette de midi trente et la suivante n'est qu'à quatorze heures. Je me faisais un plaisir de déjeuner d'un bon poisson à l'Escale et sa terrasse couverte au bord de l'eau ; eh bien, c'est raté. Du coup, je me contente d'un sandwich jambon beurre sur un banc du port en attendant le bateau. La baguette n'est pas terrible et le beurre est doux. Pour un breton, c'est un faux-pas culinaire ! Je suis dépité.
Jamais deux sans trois. Ça y est, c'est fait. Je devrais être tranquille pour le reste de la journée, à présent. Oui, je suis superstitieux à mes heures. Ce n'est pas très cohérent avec le reste de mes idées, mais nul n'est parfait, n'est-ce pas ?
Quatorze heures vingt : je suis à pied d'œuvre au débarcadère, après quinze minutes de traversée sur un des bateaux de la Riviera Lines. Je vais commencer par la visite du fort royal, avant qu'il n'y ait trop de monde et puis je vais tenter un circuit de la partie ouest par l'Observatoire, le contournement de l'étang du Batéguier, le four à boulets avant le retour au débarcadère par l'intérieur de l'île. Je sais qu'il y aura une bonne montée, mais je pense que ça ira. Je suis assez en forme aujourd'hui.
Cette fois-ci, je me suis copieusement enduit de crème solaire. Le Fort vient d'être racheté à l'Armée par la Ville de Cannes qui l'ouvre en partie à la visite. Les lieux sont encore à peine aménagés. La cité projette d'y installer son Musée de la Mer, mais pour l'instant, le site est en grande partie inoccupé et l'on en apprécie que mieux les beautés de l'architecture militaire, si tant est que l'on y soit sensible. Pour une fois, celle-ci ne doit pas tout à Vauban. C'est Richelieu qui en est à l'origine. Le célèbre ingénieur n'a fait qu'y proposer des améliorations qui ont été assez peu suivies d'effet, une fois acquise sa transformation en prison d'État, puis en prison militaire.
Après avoir rapidement parcouru bastions, courtines et demi-lunes, j'apprécie la fraîcheur offerte à l'intérieur par des murailles épaisses de plusieurs mètres. Quel contraste avec la réverbération intense qui règne à l'extérieur et vous recouvre d'une chape de plomb en fusion dès que vous sortez ! J'aspire à retrouver l'ombre bienveillante des pins et des eucalyptus du sentier !
La mer est calme et, en face, le monastère Saint Honorat se dore au soleil ! Le pouvoir apaisant de ces lieux est incroyable ! Je comprends qu'on puisse choisir d'y passer sa vie. M'accepterait-on là-bas pour y achever la mienne ? Mais non, ma Bretagne et son crachin me manqueraient trop.
Je suis arrivé fourbu, mais avec dix minutes d'avance sur l'horaire de la dernière vedette de la journée, celle de dix-sept heures. C'est que j'ai parcouru douze kilomètres en tout depuis ce matin ! Je ne ferai pas de vieux os debout ce soir !
Demain, à moi Saint-Paul de Vence. Et après, direction les Alpes ! Il faudra que je vérifie les niveaux d'eau et d'huile de la DS. Et que je fasse le plein.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE
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