Chapitre 40
Vendredi 30 août 1996
Ce matin en me levant, j'ai tranché : je vais prendre la route du retour dès après le petit déjeuner. Demain, ce serait trop compliqué. À l'auberge, je ne suis pas le seul à avoir pris cette décision, sacs et valises s'entassent déjà dans l'entrée.
Dans la salle des petits déjeuners, c'est l'effervescence du matin, entre ceux qui partent en randonnée accompagnée pour la journée, ceux qui rentrent chez eux et d'autres qui prennent leur temps comme moi. Une irrésistible odeur de viennoiserie et de pain grillé vous enveloppe. Aux tables de bois vernis, trois générations de randonneurs sont attablées pour boire leur café, thé ou chocolat et manger leurs tartines, copieusement recouvertes de beurre ou confiture, parfois les deux ! Des jeunes sans enfants, des familles dans la fleur de l'âge et des retraités, jeunes et vieux, jusqu'à quatre-vingts ans ou pas loin, comme moi (bis). Les langues se mélangent : je reconnais de l'anglais, de l'allemand, du néerlandais, de l'italien et de l'espagnol. L'Europe est là ! Et les Français presque réduits à la portion congrue. Et encore, je reconnais un bon accent suisse !
Pour moi, première étape : Molines-Gap. En temps normal, il faut deux heures pour parcourir cette centaine de kilomètres. Pourvu que je n'en mette pas quatre ! Seconde étape : Gap-Vizille par la célèbre route Napoléon ; compter encore deux heures pour cent kilomètres. Troisième étape : Vizille-Saint-Nazaire en-Royans en traversant le massif du Vercors, plutôt que de le contourner ; ainsi je vais éviter Grenoble ; au final, cela reviendra à peu près au même : une heure et demie en tout pour quatre-vingt kilomètres. Je m'arrêterais bien à Vizille pour déjeuner avant d'entreprendre la traversée. J'y ai quelques souvenirs.
Il fallait s'y attendre. J'ai traversé Embrun au pas. Vivement que la déviation dont on parle depuis des années se réalise enfin et désengorge la cité. Après, rien à signaler. J'ai fait un petit arrêt au modeste col Bayard, qui n'aurait rien à voir avec le chevalier de Louis XII et François Ier. Et j'étais à Vizille à l'heure où mon estomac commençait à crier famine.
J'aime beaucoup le château de Lesdiguières et son domaine. La demeure est aujourd'hui transformée en musée de la Révolution Française, car c'est là que se réunirent en 1788 les états généraux du Dauphiné qui engendrèrent le soulèvement. Les vues depuis le parc sont splendides.
Il y a ici de très bons restaurants comme celui du Parc, mais ce n'est pas pour ma bourse, qui commence à être fort plate. Alors que je venais de me garer sur la Place du Marché, mon regard a été attiré par une enseigne : Le P'tit Matheysin (j'ignorais que la Matheysine était cette région du sud de l'Isère avant de traverser La Mure, sa capitale). Je me suis dit qu'avec un nom pareil, ce devait être un petit resto de terroir sympa et je n'avais que la route à traverser. Parking gratuit, en plus.
Je ne me suis pas trompé. Rapport qualité-prix imbattable. Accueil chaleureux. Le fils en cuisine et les parents en salle. Que du frais, bien préparé, bien servi. Je suis ressorti enchanté de mon dos de cabillaud aux petits légumes. Un petit quart d'heure de sieste dans ma voiture après le café et je suis reparti vers quinze heures pour Saint-Nazaire-en-Royans.
La première fois que je suis venu ici - en 1982 - je ne m'attendais pas du tout à trouver un aqueduc dans le genre de celui de Morlaix et j'ai donc été sacrément surpris par cet ouvrage de deux cents trente-cinq mètres de long et trente-cinq de haut qui achemine les eaux du canal de la Bourne. Jeanne, elle, avait surtout été séduite par les maisons du village en encorbellement au-dessus de l'eau. Nous avions déjeuné dans un restaurant dont une partie de la salle surplombait ainsi la rivière et je me souviens que nous avions de drôles d'assiettes de présentation qui en réalité étaient des ardoises. C'est devenu à la mode depuis. Nous avions mangé des ravioles, bien entendu. C'est la principale spécialité du coin.
Quatorze ans plus tard, le village s'est un peu modernisé, mais sans plus. Le tourisme s'est développé, mais il y a trop d'enseignes publicitaires de tous styles à mon goût. Si je voulais passer pour un vieux schnock, je dirais que c'était presque mieux avant !
Le camping municipal est situé à cinq cents mètres à peine du village, au bord de la rivière. C'est calme, herbeux et les tarifs sont modiques. Tout ce qu'il me faut. Le terrain s'est en grande partie vidé et les arrivants de septembre ne sont pas encore là. L'employé municipal est aimable et disert. Nous taillons une bonne bavette.
J'ai monté ma tente pour une des dernières fois. J'inspecte mes provisions. Je vais tenter de liquider l'existant. Ça va peut-être composer des menus curieux, mais tant pis. Ce soir, ce sera salade de concombres et une boîte de pilchards. J'adore les pilchards et Jeanne les abominait !
(à suivre)
© Pierre-Alain GASSE, mars 2018.
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