La maison de Madame Meunier
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À qui s'adresse le récit que je suis en train de rédiger ? Je ne peux pas le définir clairement. Est-ce à la police ? Au gouvernement ? Ou à quelque autorité religieuse ? Peut-être aurai-je trouvé la réponse lorsque je taperai sur la touche du point final.
Si j'écris mon histoire, c'est d'abord parce que je crains d'en omettre des pans si je devais la conter à l'oral. Pire, l'idée d'oublier simplement et entièrement ces tragiques événements me taraudent. J'ai l'impression qu'à tout moment une chose mal intentionnée pourrait cueillir mes souvenirs et les déchirer en morceaux, me laissant seul, niais, incapable, privé de passé et d'avenir.
Et puis, qui se contenterait d'écouter mon témoignage sans me prendre pour un fou ou un dément, à enfermer sur-le-champ dans un asile. J'ai l'intime conviction qu'un tel récit se doit d'être lu pour être entendu.
Alors, à vous qui lirez ce texte, voici ce qui s'est passé lors de notre randonnée dans les Alpes du Sud. Une expédition que nous débutâmes, Yan Martin, Grégory Leblanc et moi-même, Henry Chovel, le lundi 5 juillet, et de laquelle je revins seul.
2
Le soir du 13 juin 2021, j'invitai mes amis Grégory Leblanc et Yan Martin à dîner, dans mon bel appartement situé au coeur du 6ème arrondissement de Lyon. Ensemble, nous prévoyâmes une randonnée pédestre dans les Alpes du Sud. Grégory nous avait expliqué y avoir déjà effectué des balades et des sorties, et vantait la beauté des paysages alpins. Nous nous accordâmes pour loger à Allos, une commune rurale perchée à plus de 1400 mètres d'altitude, notamment connue pour son splendide lac et parcourue par le Verdon. S'érigeant dans le département des Alpes-de-Haute-Provence, la ville se trouvait à la lisière de forêts somptueuses et de paysages parfaits pour la randonnée.
Le vendredi 9 juillet, nous dormîmes au gîte dans lequel nous avions réservé une grande chambre de trois lits. Le samedi 10 juillet, aux environs de 8 heures du matin, nous entamâmes notre périple, le sourire aux lèvres et l'allégresse au coeur, inconscients du danger qui nous encourions alors.
La journée se déroula comme nous l'avions prévu, pleine de surprises et d'émerveillement. Toutefois, je passerai rapidement sur cette partie, qui n'ajouterait rien d'essentiel à mon témoignage dans le cas contraire. Aux alentours de 16 heures, au détour d'un carrefour composé de quatre chemins, nous hésitâmes sur la route à emprunter. Deux heures plus tard, après avoir longuement tergiversé devant les cinq ou six embranchements suivants, ne pouvant compter sur le GPS de nos téléphones qui ne captaient aucun réseau, nous sûmes que nous nous étions perdus. Notre itinéraire ne correspondait plus du tout à notre plan et nous étions piégés dans l'inconnu.
Heureusement - du moins ce fut le mot qui nous vint à l'esprit à ce moment précis ; et, mon dieu ! aucun mot, autre que celui-ci, n'aurait pu aussi mal décrire la situation —, nous découvrîmes une grande maison en bois, comportant les caractéristiques typiques des gîtes locaux.
Anxieux à l'idée de ne pas retrouver notre chemin et, par la même occasion, de ne pas atteindre le lieu marquant la fin de notre expédition, nous nous accordâmes sur le fait d'aller demander de l'aide aux résidents de la demeure montagnarde.
Devançant mes amis, je toquai à la haute porte de bois ciselé et amorçai, par là même, l'horreur qui allait s'ensuivre.
3
La porte demeura close un instant qui me sembla interminable. Je soufflai longuement ; puis, résigné, je me tournai vers mes amis, Yan et Grégory. Alors que j'ouvrai la bouche pour leur proposer de continuer notre chemin, la porte grinça dans mon dos.
Une odeur sans nom se libéra alors, et mes yeux s'humectèrent devant un tel supplice olfactif.
Une femme apparut dans l'entrebaîllement. Elle était penchée, comme pour se dissimuler derrière la porte de bois, si bien qu'hormis son visage, seule sa main noueuse à la peau fripée était visible. Son visage, quant à lui, tombait mollement comme de la fange s'écoulant d'un corps solide. Ce faciès flétri était fendu d'un trou béant, semblable à une lacération allant d'une oreille à l'autre. Et au-dessus de cette entaille, deux billes luisantes nous fixaient avec voracité.
Yan, Grégory et moi-même nous figeâmes, privés de nos voix, de nos jambes et de notre volonté. Nous aurions dû fuir, nous le savions, mais nous en étions tout bonnement incapables.
Heureusement, l'horreur et l'illusion cessèrent lorsque la femme s'avança davantage dans la lumière de fin de journée. Le visage immonde s'avéra n'être que celui d'une dame d'âge mûr, à la peau certes ridée, mais au sourire tout à fait aimable et au regard affable.
Les effluves nauséabonds, précédemment perçus, laissèrent leur place à un doux parfum de viande rôtie. Avais-je halluciné cette odeur intolérable ? Sur l'instant, j'abandonnai ce questionnement.
Je décidai d'engager la conversation en m'excusant d'embêter cette femme chez elle à une heure si impromptue. Constatant qu'elle ne répliquait pas, j'enchainai en nous présentant nominativement mes camarades et moi-même.
"Eh bien, certes, jeunes hommes, me répondit-elle finalement d'une voix chevrotante, je suis étonnée de vous voir ici. Les visiteurs se font rares dans les parages. En revanche, vous ne m'importunez aucunement. Que puis-je pour vous ?"
Je lui expliquai brièvement le déroulement de notre journée, le début de nos problèmes, qui avait eu lieu devant un embranchement non présent sur notre plan, puis notre arrivée devant sa maison.
Je me renseignai ensuite sur l'itinéraire à suivre pour rejoindre le village le plus proche ou, dans l'idéal, pour retourner à Allos, où nous avions logé la veille.
"Impensable ! objecta-elle de sa voix tremblotante. N'y songez même pas. Il vous faudrait presque six heures de marche pour atteindre le village le plus proche. Moi-même je ne m'y déplace que très rarement, et c'est Eric, mon livreur, qui me permet de l'accompagner de temps en temps jusqu'à la civilisation. Dans la nuit, vous vous perdrez assurément. Mieux vaut attendre l'aube avant de reprendre votre route."
Nous restâmes muets, mes amis et moi, devant les propos de vieille dame. Que nous conseillait-elle donc ? Comme si elle lisait dans mon esprit, la femme ajouta ceci : "Entrez donc. Vous dormirez ici cette nuit et repartirez demain. J'ai préparé assez de rôti pour accueillir trois jeunes hommes à ma table. Et attention à la marche, en entrant."
Elle nous tourna le dos, et disparut dans sa demeure. Circonspects, nous nous accordâmes d'un signe de tête et emboitâmes le pas à notre hôte. Nous fîmes tous attention au petit degré qui joignait le seuil à l'intérieur de la demeure. Yan fut le dernier à entrer. Il referma la porte sur nos talons.
Et… il ne la franchirait plus jamais.
4
Une fois tous présents dans le vestibule de la maison montagnarde, nous patientâmes, quelque peu mal à l'aise, ne sachant quoi faire. J'observai la décoration du lieu. Nous nous nous trouvions sur un grand tapis circulaire en fourrure, d'un diamètre d'un mètre cinquante environ. Il traversait de part en part la largeur du corridor principal. Au niveau de notre hôte, qui nous précédait, un petit meuble se dressait, en solitaire, et supportait des cadres et un grand vase duquel des fleurs bigarrées jaillissaient. Au mur, de part et d'autre du couloir, des tableaux et des peintures étaient suspendues en enfilades.
Je ne peux pas affirmer que la décoration était à mon goût, mais l'atmosphère paisible que cet ensemble créait me renvoyait en mémoire dans la demeure de mes grands-parents maternels. Il faisait bon, et l'odeur du rôti me faisait saliver.
En fait, m algré un premier temps de flottement, nous nous sentîmes tous trois très rapidement à notre aise.
"Madame, nous déchaussons-nous ? m'enquis-je.
— Oui, profitez-en pour reposer vos pieds après cette longue marche, nous conseilla-t-elle. Et, par pitié, ne m'appelez pas madame. Je me suis Hortense. Hortense Meunier.
— Très bien, Madame Meunier, conclus-je, bien incapable d'user de son prénom avec autant de familiarité."
Tandis que nous nous déchaussions, Madame Meunier disparut à l'angle du couloir et le temps que nous achevions notre tâche, notre hôte revenait avec trois paires de chaussons. Nous les enfilâmes sans rechigner. Yan sourit bêtement, agitant ses doigts de pieds dans les chaussons, tandis que Grégory murmura un "comme à la maison", que je ne pus qu'approuver.
D'un mouvement de la main, Madame Meunier nous invita à la suivre. Au bout du couloir, elle pointa du doigt la porte par laquelle elle était passée pour aller chercher nos pantoufles. Elle nous précisa que nous pouvions déposer nos sacs à dos dans cette pièce. Nous obéîmes et entrâmes chacun notre tour dans cette longue salle, qui devait servir de salon.
D'abord timides, nous demeurâmes sur le pas de la porte, à observer l'endroit. Trois fenêtres sur deux murs différents laissaient entrer les rais orangés du soleil couchant, si bien que la lumière du lieu offrait réconfort et bien-être. Je me sentis bien, à l'abri, prêt à souffler après une journée d'effort. Des meubles bas et des commodes de bois clair longeaient trois des parois de la pièce, tandis qu'une haute bibliothèque cachait presque entièrement la dernière cloison. Un téléphone fixe trônait sur l'une des commodes. Un âtre vaste mais vide occupait un angle de la pièce.
Des dizaines de livres plus ou moins imposants, et plus ou moins poussiéreux, habillaient ce splendide mobilier. Au milieu de la salle, deux fauteuils et un long canapé encadraient une table basse également en bois. J'eus la soudaine envie de m'affaler dans ces sièges qui paraissaient très confortables.
Comme guidés par notre instinct, nous nous approchâmes des fauteuils et déposâmes nos affaires. Grégory s'assit tranquillement dans le canapé, le regard dans le vide, profitant certainement de la sensation de soulagement que lui procurait ce relâchement. "Je suis éreinté", déclara-t-il en nous regardant. Et nous ne pûmes qu'acquiescer. Malgré tout, je tendis la main à Grégory pour l'aider à se relever, puis nous quittâmes le salon.
Depuis le couloir, nous vîmes l'escalier en bois sur nos gauche, qui montait vers le premier étage, ainsi que Madame Meunier, qui nous attendait dans la pièce faisant face à celle dans laquelle nous nous trouvions l'instant d'avant. Elle nous héla, avec un sourire, et nous la rejoignîmes.
Ce fut dans la cuisine que nous pénétrâmes alors. A l'instar du salon, cette pièce baignait dans une lumière orangée et apaisante, quoi que moins intense. Le four vrombissait paisiblement et éclairait de son ampoule l'appétissant rôti de boeuf. L'odeur alléchante se montrait plus intense ici, et l'idée de dévorer ce fabuleux repas devint plus prégnante. Remarquant nos regards médusés, Madame Meunier se mit à rire et nous assura que nous en mangerions le soir-même.
Elle s'éloigna, entra dans une pièce adjacente — sûrement le garde-manger — et revint avec deux courgettes. Elle précisa qu'elle allait nous montrer nos chambres pour la nuit, puis s'attélerait à la préparation des légumes.
Ce fut donc docilement qu'après avoir récupéré nos affaires dans le salon nous suivîmes Madame Meunier à l'étage. L'escalier, séparé en deux par un palier tournant, grinçait de façon affolante, comme s'il gémissait de devoir supporter tant de poids, lui qui était habitué à la seule présence d'une vieille femme solitaire.
A l'image du rez-de-chaussée, le premier étage formait un long corridor renvoyant sur quatre pièces. Noyé dans la pénombre puisque toutes les portes étaient fermées, ce couloir réveilla en moi une peur primaire. La peur du noir. Madame Meunier parut s'effacer dans l'obscurité. Les ténèbres du couloir l'absorbèrent, comme si elle n'était plus qu'un spectre sans couleur. L'interrupteur s'enclencha et la lumière balaya toute frayeur en moi.
Je n'avais jamais été sujet à une quelconque phobie de l'obscurité et cette étrange et passagère révulsion du noir me perturba grandement. Je m'efforçai de regarder mes amis. Ils me lancèrent un regard alarmé. Ils avaient eu peur, eux aussi.
Je luttai intérieurement afin de recouvrer mon sang-froid. Le sourire franc que Madame Meunier nous offrit acheva de me détendre. Tout en nous conduisant vers le bout du couloir, notre hôte précisa que la première porte de gauche menait à sa chambre, que celle d'en face donnait sur la salle de bain et les toilettes et que, pour finir, les deux portes du fond s'ouvraient sur deux pièces aménagées pour servir de chambre d'amis. En réalité, ajouta-t-elle avec une pointe de triste amusement dans la voix, ces deux portes n'étaient que peu ouvertes et leur lit respectif guère utilisé. "Je n'ai que peu de visiteurs," conclut-elle avec un clin d'oeil.
En parvenant nos chambres, Madame Meunier déclara tout haut ce que nous avions déjà compris : deux d'entre nous dormiraient dans la même chambre tandis que le dernier bénéficierait d'un lit à lui seul. "Cela ne vous dérange pas ? s'enquit-elle"
Nous assurâmes à la vieille dame que cela nous convenait parfaitement. D'une grosse clé en bronze, elle déverrouilla les serrures. Dans l'une des chambres, se trouvait un lit double déjà fait, trônant au milieu de la pièce, tandis que dans l'autre chambre, qui avait dû servir de bureau à un moment donné, un clic-clac était ouvert ; préparé pour accueillir un dormeur. "Je prends le clic-clac", lançai-je, laissant le matelas confortable du lit double à mes amis. Ils n'objectèrent pas.
J'installai mes affaires dans l'ancien bureau, sortit mon chargeur de téléphone, repérai une prise murale, et branchai mon appareil. Brièvement, je vérifiai l'état du réseau. Zéro barre. "Peu importe", songeai-je, résigné. Demain midi, nous aurions rejoins la civilisation.
Le repas se déroula dans la convivialité. Nous en apprîmes peu de Hortense Meunier, qui se montra discrète sur elle-même. Ce fut donc de nos vies qu'il fut davantage question durant les conversations de cette soirée-ci.
Aux alentours de vingt-deux heures, après avoir dégusté le rôti et les courgettes, puis un excellent thé que Madame Meunier nous concocta, nous allâmes nous coucher. Repu mais pas pour autant gavé, je m'endormis avec facilité, loin de redouter ce qui viendrait à se passer dans cette maison perdue dans les montagnes.
5
Le lendemain, le réveil de mon téléphone sonna à 7h05. J'avais en fait ouvert les paupières quelques minutes avant, chassé de mes propres rêves par un martèlement insupportable dans mon crâne. Mes tempes grondaient comme des tambours de guerre et la sonnerie de mon portable me sembla loin, terriblement loin derrière ce vacarme douloureux.
Je décidai de rester sous la couette, incapable d'entreprendre quoi que ce fût d'autre. Lorsque la douleur s'atténua, l'écran de mon téléphone affichait 7h55 et le soleil perçait à travers les stores. Je pris mon courage à deux mains, écartai les draps qui me couvraient, et m'habillai avec les mêmes vêtements que la veille. Je sortis de ma chambre, traversai le couloir plongé dans la pénombre, et toquai à la porte d'en face.
Je perçus la voix de Grégory, qui m'invitait à entrer. J'ouvris et trouvai mon ami à genoux, au chevet de Yan, toujours allongé dans le lit, sous les draps. Leur pièce était plus sombre et mes yeux durent s'accoutumer progressivement à l'obscurité. J'avançai à tâtons et m'accroupis aux côtés de Grégory.
En chuchotant, je me renseignai sur la situation et sur l'état de notre ami. Grégory fit la moue, m'expliquant que Yan avait très mal dormi, agité dans son sommeil par des rêves étranges. Il était à présent brûlant, transpirant à grosses gouttes et quasiment délirant.
"On dirait… qu'il ne sait plus trop où il se trouve", acheva Grégory.
J'encaissai la mauvaise nouvelle, tout en réfléchissant aux origines possibles d'un tel mal. Son corps subissait-il un contre coup de notre expédition sportive ? Etait-il tombé malade dans la nuit, ou avait-il avalé quelque chose de mauvais hier soir, durant le dîner ?
Tant de questions, que j'éludai, bien incapable d'en découvrir les réponses. Je me redressai, indiquai à Grégory que je reviendrais et quittai la chambre. La priorité était de prévenir notre hôte. Avec de la chance, elle proposerait à Yan un remontant ou, mieux, un aide médicale si le téléphone fonctionnait. Avec espoir, je descendis l'escalier et gagnai le rez-de-chaussée. J'avais opté pour la bonne solution, puisque je trouvai Madame Meunier assise dans le salon ensoleillé, sur l'un des gros fauteuils.
Je l'observai d'abord avec circonspection. Elle avait le dos droit, les mains posées sur les cuisses et le regard absent. Elle semblait… éteinte. Comme un jouet duquel on aurait ôté les piles. En m'avançant, le parquet grinça sous mon pied. Lentement, beaucoup trop lentement, et ce, sans même cligner des yeux, la vieille dame fit pivoter sa nuque dans ma direction. Alors, la carcasse sans vie reprit vigueur. Ses paupières battirent frénétiquement, ses iris s'orientèrent vers moi et un sourire étira son visage ridé.
— Bonjour, me hasardai-je, quelque peu troublé et un faux sourire sur les lèvres.
— Bonjour, Henry, me répondit-elle avec sa voix chevrotante. Avez-vous dormi à votre aise ?
— Pour ma part, j'ai très bien dormi, acquiesçai-je en omettant volontairement d'évoquer mon mal de crâne au réveil. En revanche, Yan semble malade. Il n'est pas en capacité de se lever. Peut-être de la fièvre.
— Oh, fit-elle avec une inflexion traduisant la compassion. Je vais lui préparer une tisane spéciale. Un remontant dont moi seule connait la recette.
Elle me fit un clin d'oeil et s'appuya sur ses mains pour se relever. Je m'écartai du chemin pour la laisser rejoindre la cuisine. Je l'observai quelque instant, l'épaule posée contre l'encadrement de la porte de la cuisine. Elle s'affaira à la préparation de la boisson chaude, composant elle-même le sachet de thé avec des plantes sèches que je ne reconnus pas.
"Je monte prévenir Yan, prévins-je Madame Meunier.
— Fais donc ainsi, jeune homme."
Yan dormait lorsque j'entrai de nouveau dans la chambre, et j'expliquai donc à Grégory que notre hôte apporterait un thé dans les minutes qui suivrait.
Lorsque le thé fut apporté, Yan l'absorba avec difficulté. Et, malgré la consommation de la boisson chaude, Yan n'alla pas mieux ce jour-là. En fin de matinée, nous demandâmes à Madame Meunier d'utiliser son téléphone pour joindre un médecin, mais elle déplora une rupture de réseau depuis quelques jours. Le téléphone bipait sans pouvoir servir.
Madame Meunier nous convainquit de rester pour le déjeuner, puis pour le diner. Sur le moment, cela nous parut la meilleure option. Dans la soirée, Yan se mit à vomir. D'abord consistantes, ses vomissures devinrent plus liquide et presque transparentes.
Nous nous reposâmes Grégory et moi, au chevet de notre compagnon, veillant à ce qu'il ne s'étouffe pas dans son sommeil et nous armant d'un sceau et d'une bassine. En début de nuit, nous discutâmes de tout et de rien, bien incapables de trouver du repos auprès du malade. Puis, la lune poursuivant sa route dans le firmament, nous commençâmes finalement à sombrer. Pour le bien de notre ami, nous nous relayâmes pour le surveiller.
En fin de nuit, alors que l'aube poignait au travers des rideaux occultants, nous nous mîmes d'accord sur la marche à suivre. Dès que le soleil serait assez haut pour traverser les épaisses frondaisons des mélèzes et des sapins, Grégory ferait ses bagages et quitterait la maison de Madame Meunier pour rejoindre le village le plus proche. Il y trouverait de l'aide et reviendrait porter secours à Yan. Quant à moi, je demeurerais ici, à surveiller la santé de notre ami.
Une fois satisfaits de notre plan, Grégory empaqueta ses affaires, ce qui ne prit qu'un bref instant, puis s'apprêta pour la longue marche qui allait suivre. Nous vérifiâmes ensemble la carte que nous possédions. Je me servis du flash de mon téléphone pour l'éclairer. Après quelques minutes de réflexion et d'élaboration d'hypothèses, nous dessinâmes un grand cercle sur notre plan, à l'aide d'un feutre rangé dans le sac de Yan. Ce halo était censé représenter l'endroit hypothétique où nous nous trouvions.
Nous repérâmes le village qu'avait évoqué Madame Meunier la veille, celui d'où provenait ses provisions. C'était donc vers le nord-est que devait s'orienter Grégory.
Vers sept heures et demi, nous descendîmes dans le salon afin d'expliquer notre projet à notre hôte. Elle l'accepta malgré quelques réticences, achevant ses objections par de nombreux avertissements à l'égard de Grégory quant au chemin à suivre.
A 7h45, Grégory quittait la demeure d'Hortence Meunier. Je lui souhaitai bien du courage. Juste avant de franchir l'orée de la forêt, il me lança un bref regard. Je plaçai alors tous mes espoirs sur mon ami.
Fou que j'étais de songer, même une seule seconde, que je reverrai un jour Grégory vivant.
6
Je passai le reste de la matinée enfermé dans la chambre avec Yan. Madame Meunier vint nous voir à deux reprises, à chaque fois avec une tasse de thé fumante dont les effluves fruités envahissaient la pièce. Yan but la première avec peu d'enthousiasme, et bouda la seconde malgré mes encouragements. J'étais persuadé, de par les dires de la vieille dame, que cette boisson possédait des bienfaits curatifs.
Curieux, et soudain suspicieux, je goûtais moi-même l'étrange breuvage qu'avait concocté cette femme trop mielleuse. L'horreur âpre et acide qui saisit mon palais m'obligea à recracher immédiatemment la boisson. Je posais la tasse sur le bureau de la chambre, loin de mon ami, lui implorant silencieusement de me pardonner pour lui avoir fait ingérer une telle infection.
Yan resta à demi-conscient jusqu'au midi, ses yeux se mouvant frénétiquement sous ses paupières ; sa sueur souillant abondamment ses draps. J'avais demandé à Madame Meunier une serviette humide pour le rafraîchir, mais rien n'y fit.
Pour le déjeuner, notre étrange hôte monta dans la chambre avec des sandwichs de pain de mie, remplis de jambon et de beurre. Bizarrement affamé, j'acceptai le repas avec appétit. Mais, dès lors que la vieille dame eut quitté la pièce, j'émis des doutes quant à la composition du plat. Allaient-ils avoir un goût aussi immonde que le thé ? Finalement, me remémorant le délice qu'avaient été les repas précédent, j'engouffrai mes sandwichs.
Je n'eus pas l'impression de manger du jambon, ni même du porc d'ailleurs. La viande se révéla tendre et succulente. Manger éveilla en moi un instinct primaire, animal. Et je ne me questionnai sur l'origine de la viande qu'après l'avoir engloutie.
La digestion survint vite et, les paupières lourdes, je sombrai quelques minutes après. Lorsque j'ouvris les yeux, le soleil était couché. Mon téléphone affichait 20h06. J'avais dormi presque huit heures. Le contrecoup de ma nuit blanche. Je me sentais lourd, et honteux de m'être ainsi laissé aller.
Je vérifiai l'état de Yan, et le trouvai aussi misérable qu'avant ma longue sieste. Mais que pouvait-il bien couvrir ? Je me levai afin de dégourdir mes jambes et décidai de chercher Madame Meunier pour prendre des nouvelles de Grégory. Peut-être était-il revenu ? Il aurait eu le temps de faire l'aller-retour avec des secours.
Je sortis de la pièce enténébrée, et fut aussitôt saisi par l'appétissante odeur de viande en train de cuire. Je m'arrêtai devant la chambre de Madame Meunier, puis toquai à la porte close. Aucune réponse ne survint. Je traversai donc le couloir du premier étage pour descendre les escaliers vers le rez-de-chaussée. Je me hasardai dans la cuisine, et remarquai le morceau de viande qui cuisait effectivement dans le four. Des légumes divers et des champignons couverts d'ail et d'huile d'olive patientaient dans une grande poele froide.
Mais pas d'Hortence Meunier.
Je me dirigeai vers la porte du garde-manger, qui était entrouverte. Particulièrement étroite, la pièce était saturée par deux énormes meubles et une quantité incommensurable de vivres. Au fond, une trappe menant vers un potentiel sous-sol béait.
Aujourd'hui, je ne peux pas affirmer avec certitude ce qui m'astreignit à descendre, mais je ressentis comme une force extérieure me pousser vers cette volée de marches grinçantes qui plongeaient vers les ténèbres, et vers une épouvantable odeur de moisi et de pourriture. Lorsque la noirceur se fit trop présente, j'activai la lumière de mon téléphone et perçai l'espace d'un instant le voile noir et insondable de la cave.
Une vision issue de mes pires cauchemars me sauta un visage et j'abaissai aussitôt mon flash. J'avais entraperçu un visage, figé dans la détresse et la crainte. Des bras ceignaient la tête, tiré vers le haut par une corde suspendue à une lourde poutre de bois. Mais le plus horrible dans ce tableau, c'était l'absence de jambes au bout du corps.
Avec précaution, je rallumai mon appareil et constatai avec effroi que son torse était coupé jusque sous les tétons. Incapable de lutter contre mon dégôut à la fois visuel et olfactif ainsi que face aux méprisables idées qui germaient dans mon imagination, je vomis sur la terre poussiéreuse de la cave.
J'en vis d'autres. Peut-être trois ou quatre. Tous suspendus de la même manière, comme du bétail prêt à être découpé pour remplir une assiette.
La curiosité mal placée est un très vilain défaut. Je l'appris à mes dépens lorsque, trop fou pour fuir, je balayai le reste de la cave de mon flash. L'horreur culmina à cet instant précis. Je vis Grégory, pendu à la charpente, les yeux vitreux, le corps nu, la cuisse entamée par un couteau de cuisine, posé sur une table à côté de lui. Dans l'assiette jouxtant l'outil de cuisine, des tranches de jambe humaine étaient amoncelées. Je repensais à mon sandwich et vomis à nouveau.
Grégory n'avait jamais quitté cette terrible demeure. Je pris mes jambes à mon cou, franchis les marches de l'escalier deux par deux et gagnai la chambre de Yan. Je lui intimai de se réveiller mais, n'attendant pas qu'il émerge, je le saisis et le soulevai tant bien que mal. Je passai son bras par-dessus mes épaules, le tins serré contre moi et amorçai quelques pas. Il marchait. Oui ! Il marchait.
Serrant les dents sous l'effort, je nous conduis jusqu'au rez-de-chaussée. Aux pieds de l'escalier, mon regard fut happé par une silhouette dans le salon. Assise bien droite, le visage tournée vers le mur d'en face, les membres complétement immobiles, Madame Meunier patientait sur l'un des fauteuils.
Paralysé, je l'observai trop longuement. Son visage pivota étrangement puis, de ses iris jaunâtres et luisants dans la noirceur, elle me dévisagea avec une intensité abjecte.
J'articulai un "que…" ; mais, la gorge serrée, je ne pus achever ma phrase. La peur libéra soudainement mes jambes et j'entamai une folle course, ralentie par le poids de mon ami. J'entendis alors la chose qui m'attendait dans le salon s'élancer à notre poursuite. Sa propre course résonna bizarrement. L'on n'aurait pas dit le bruit régulier de pas humains. Mais plutôt le tapotement frénétique d'un insecte, ou… d'une immense araignée. Tac, tac, tac, tac, tac, tac !
Cette infâme sonorité vibre encore entre mes tempes, à l'heure où j'écris ces lignes.
Le son se rapprocha trop rapidement, si bien que, de peur — et je vous en prie, ayez pitié de moi quand vous jugerez mon acte — je lâchai Yan, et le laissai s'écraser sur le parquet. Je jetai un regard en arrière et vit la chose aux yeux jaunes accrochée au plafond, prête à me bondir dessus. Je ne puis décrire avec précision ce qui me poursuivit cette nuit-là, mais ce ne fut certainement pas humain.
Délesté du poids de mon ami, je parvins à la porte d'entrée à temps. Je me pris les pieds dans la marche du seuil, tout en appuyant sur la poignée, et m'effondrai à l'extérieur de l'antre de la créature.
Le souffle court, la terreur m'étranglant, je rampais pour m'éloigner sans même penser à me redresser. Lorsque la raison me revint, je regardai en arrière, et la grande maison montagnarde de Madame Meunier n'était plus qu'une hutte. Une misérable hutte, oubliée des hommes, abandonnée au beau milieu de ce bois sans nom.
Comme pour me punir de ma lâcheté, j'entendis résonner depuis l'intérieur de cet amoncellement torve de rondins de bois l'horrible hurlement de terreur et de douleur de Yan Martin. Mon ami.
Je me relevai, et fuyai à travers les bois, sous la lumière timide de la lune et le regard curieux des étoiles.
7
J'atteignis Allos, alors que le soleil effleurait la cime des montagnes. Comment ? Aucune idée. Par quel chemin ? Impossible de m'en souvenir. Seule la chance me guida cette nuit-là.
Seul et sans argent, j'appelai mon frère, qui vint me chercher et me ramener sur Lyon. Je demeurai silencieux durant le trajet et tus mon affreux périple.
Voilà plus d'une semaine que je suis rentré. Une semaine à faire des recherches sur les légendes du coin, à investiguer sur les faits divers et les disparitions ayant eu lieu près des Alpes du Sud. Je suis parvenu à identifier très grossièrement l'emplacement de la hutte de Madame Meunier, ou plutôt de l'antre de cette araignée indescriptible.
En revanche, je ne sais pas si je dois vous conseiller d'aller y mener des fouilles ou une enquête ; si je suis en train de témoigner pour empêcher quiconque de s'approcher de ce lieu maudit ; ou si je ne suis pas en train de narrer mon récit pour mieux supprimer ce document par la suite. Peut-être devrais-je oublier.
Oui. Peut-être devrais-je oublier cet endroit. Ce lieu impie menant droit vers un autre monde. J'espère au plus profond de moi que plus personne ne franchira cette porte. Que plus personne ne pénétrera le domaine de cette séductrice affamée, de ce monstre venu d'ailleurs, qui loge, bien nourri, dans le coeur de nos forêts.
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