Chapitre 1 : Les racines invisibles

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La rumeur lointaine de la ville s'élevait comme un murmure constant, étouffé par les murs épais de l'appartement. À l'intérieure, tout semblait plus calme, plus serein, un contraste apaisant avec l'agitation qui se déroulait au-delà des fenêtres. Assis à la table du salon, Liu entourait une tasse de thé de ses mains, savourant la chaleur qui s'en dégageait. L’arôme des feuilles infusées flottait autour de lui, mélange de terre et de fleurs, ancrant l’instant dans une tranquillité rare.

Il appréciait ces moments de répit, ces brèves pauses dans le tumulte de la vie moderne. Derrière lui, les bruits doux de la cuisine se mêlaient aux éclats de rire étouffés de ses enfants, qui jouaient près du canapé. L’appartement était baigné d’une lumière douce, la quiétude de l’intérieur contrastant subtilement avec le rythme effréné de la mégalopole environnante. Tout, ici, semblait à la fois en suspens et paisible, un refuge temporaire au cœur d’un monde en mouvement constant.

Le parfum délicat du thé s'infiltra doucement dans son esprit, éveillant un souvenir enfoui depuis longtemps. Une image persistante de son enfance surgit, claire et vivante. Il se revit, enfant de dix ans, gravissant les sentiers sinueux des montagnes du Zhejiang, aux côtés de son père. Ce jour-là, Yong l’avait emmené loin de leur foyer de Changzhou pour rendre visite à la famille Li, des amis que son père tenait en haute estime. À l'époque, Liu n'avait pas saisi la portée de cette rencontre. Pour lui, ce n'était qu'une nouvelle aventure, une excursion à travers les montagnes, sans comprendre que cette journée marquerait bien plus qu'un simple souvenir d'enfance – qu'elle deviendrait un tournant invisible dans le cours de son avenir.

Pour Yong, ce voyage avait une résonance bien plus profonde. En tant que membre influent du Parti communiste chinois (中国共产党), il avait façonné sa carrière autour d'une loyauté absolue et d'un labeur inlassable. À Changzhou, il dirigeait d'une main de fer une usine d'État, s'assurant que chaque processus s'alignait avec les directives strictes du gouvernement. Mais derrière cette façade de modernisateur, Yong restait profondément ancré dans ses racines. Ces visites régulières à la famille Li, nichée au cœur des montagnes du Zhejiang, n’étaient pas de simples escapades. Elles représentaient une ancre, une échappatoire vers une existence plus pure, une vie dictée par des valeurs anciennes et immuables que ni la modernité, ni l’acier des usines ne pouvaient effacer.

Liu se remémora ce long voyage en voiture, alors que Changzhou, avec ses larges avenues et ses immeubles imposants, se dissipait lentement derrière eux. La ville industrielle, dominée par la verticalité des bâtiments et le vrombissement incessant des machines, laissait place à un paysage plus doux, où les routes sinueuses ondulaient à travers d’immenses rizières d’un vert éclatant. Peu à peu, les montagnes du Zhejiang se dessinèrent à l’horizon, leurs sommets majestueux et tranquilles évoquant une sérénité ancestrale. La transition entre l’agitation urbaine et cette nature immuable marquait, pour Liu, un retour à un monde plus simple et plus vrai.

Le jeune Liu, hypnotisé par le paysage qui défilait sous ses yeux, ne pouvait s’empêcher de scruter chaque détail. À chaque tournant, les collines semblaient se déployer davantage, révélant des rangées infinies de théiers, alignés avec une précision presque sacrée. L'harmonie parfaite de ces plantations, en équilibre avec la nature environnante, offrait un contraste saisissant avec la géométrie rigide et l'effervescence grise de la ville. Il y percevait quelque chose de presque mystique, une beauté pure qui éveillait en lui un émerveillement profond et inattendu.

À leur arrivée, la maison des Li se dévoilat, modeste mais empreinte d’une chaleur immédiate, blottie entre les ondulations paisibles des collines verdoyantes. Li Wei, le père de Mei, les attendait devant l’entrée, son visage éclairé par un sourire franc, marqué par les années mais empreint de bienveillance. Tandis que Yong et Wei se saluait avec une formalité imprégné d’un respect profond, fruit d’années d’amitié et de confiance, Liu sentit son attention dériver. Les plantations de thé, s’étirant à perte de vue autour de la maison, l’appelaient silencieusement, comme un sanctuaire de calme et de mystère, irrésistibles dans leur promesse de sérénité.

S'éloignant discrètement des voix des adultes, Liu se laissa guider par un étroit sentier qui ondulait délicatement entre les théiers. À chaque pas, il pénétrait un peu plus dans le silence apaisant de cette nature intacte, dont la quiétude enveloppante tranchait avec l’agitation incessante de Changzhou. Puis, soudain, entre les rangées soigneusement entretenues, une silhouette se détacha dans la lumière tamisée du crépuscule. C’est là, au milieu des théiers, qu’il vit Li Mei pour la première fois, presque comme un rêve apparu dans la brume, fragile et captivante dans l’immobilité de l’instant.

Elle se tenait là, figée, une silhouette gracile perdu au milieu des théiers, ses longs cheveux noirs dévalant en cascade le long de son dos. Ses doigts, d'une délicatesse presque irréelle, frôlaient les feuilles comme si elle partageait un dialogue secret avec la terre elle-même. Fasciné, Liu s'arrêta net, captif de la scène. Il la regarda un long moment, n'osant troubler cette harmonie fragile. Bien qu’elle ne l’ait pas encore vu, il sentit une étrange connexion s'établir entre eux, comme si leurs âmes se reconnaissaient dans ce paysage suspendu entre le réel et l'invisible.

Puis, doucement, Mei tourna la tête dans sa direction. Leurs regards se croiserent, et Liu fut frappé par l’intensité tranquille qui émanait de ses yeux. Le monde sembla se suspendre autour d’eux, enveloppé d’un silence lourd de sens. Dans cette immobilité, une compréhension tacite naquit entre eux, une sorte de communion silencieuse que les mots auraient trahie. Un sourire imperceptible effleura les lèvres de Mei, avant qu’elle ne reporte calmement son attention sur les théiers. Troublé et fasciné à la fois, Liu resta figé, conscient que cette rencontre, aussi fugace qu’elle paraisse, venait d’inscrire en lui quelque chose de profond et d’indélébile.

Lorsqu'il retrouva enfin son père et les Li pour le dîner, la maison débordait d’une énergie joyeuse et chaleureuse. De la cuisine s'échappaient des rires et des voix animées, tandis que les femmes, concentrées et souriantes, s’affairaient à concocter des plats traditionnels du Zhejiang. L’air était imprégné de parfums alléchants, un mélange d’épices et d’herbes fraîches, qui semblait envelopper chaque pièce, éveillant les sens et apportant à l’ensemble une atmosphère de confort et d’abondance.

La table, magnifiquement garnie de mets colorés, attira immédiatement le regard de Liu et éveillat son appétit. Au centre, un plat de dongpo rou (东坡肉) imposait sa présence avec majesté. Le porc, braisé à la perfection, se détachait sous la simple pression des baguettes, baignant dans une sauce épaisse et riche, dont chaque goutte promettait une explosion de saveurs. À ses côtés, des assiettes de longjing xiaren (龙井虾仁) ajoutaient une note de fraîcheur : des crevettes sautées, imprégnées de l’amertume subtile du thé Longjing, qui se mariait harmonieusement avec leur douceur naturelle.

Plus loin, un bol de xihu cuyu (西湖醋鱼) attirait lui aussi l’attention. Ce poisson délicatement cuit à la vapeur, nappé d'une sauce aigre-douce à base de vinaigre noir, fondait en bouche avec une légèreté qui contrastait avec l’intensité des saveurs. Chaque bouchée révélait des nuances complexes, signature de la cuisine du Zhejiang, enracinée dans des siècles de raffinement et de tradition.

Liu se remémoras également les chunbing (春饼), ces crêpes fines qu’il garnissait de légumes sautés et de morceaux de poisson, offrant une pause légère et délicieuse entre les plats plus riches. Le repas, partagé dans une atmosphère conviviale et chaleureuse, devint un véritable moment de communion. Tandis que Yong et Wei, portées par la nostalgie, retrouvaient leur complicité d'autrefois, Liu et Mei échangeaient des regards complices à travers la vapeur des plats, partageant en silence le même plaisir discret. Leur échange de sourires se poursuivit jusque dans la douceur sucrée des tangyuan (汤圆), des boulettes de riz gluant remplies de sésame noir, flottant dans un bouillon sucré. Chaque bouchée semblait prolonger cet instant précieux, un moment suspendu de sérénité et de douceur dans les collines du Zhejiang.

Le crépuscule enveloppait déjà les montagnes d’une lueur douce et dorée lorsque Yong et Liu prirent congé des Li. L'air, empreint d'une sérénité presque palpable, rendait les adieux à la fois chaleureux et empreints de nostalgie. Ils échangèrent des poignées de main et des sourires sincères, mais une mélancolie flottait discrètement dans leurs gestes, comme un voile invisible tirant sur les cœurs. Pour Liu, quitter ces montagnes éveillait une étrange tristesse, une sensation d'inachevé. C’était comme s’il laissait derrière lui non seulement un paysage, mais une partie de lui-même, encore en sommeil, que ces collines silencieuses semblaient abriter.

Avant de partir, Yong insista pour acheter du théf. Mais ce n'était pas simplement pour emporter un souvenir de leur passage. Ce geste visait à offrir un soutien discret à la famille Li, en signe de respect et de reconnaissance. Wei, fidèle à sa modesties, refussa d’abord, affirmant que le thé était un don, un présent offert de la terre qu'il cultivait. Mais Yong, avec la gravité calme de l'amitié, glissa doucement une somme généreuse dans la main de son vieil ami, scellant ainsi ce moment avec une dignité silencieuse. Ce geste, sans éclat mais profondément significatif, renforça les liens invisibles mais indestructibles qui les unissaient, comme un fil tissé au fil des années et des épreuves partagées.

Alors que la voiture descendait lentement les routes sinueuses des montagnes, Liu jeta un dernier regard vers la maison des Li, désormais réduite à une silhouette flouent entre les collines. Les ombres s’allongeaient sur les rangées de théiers, et bientôt, tout disparut derrière un virage. Pourtant, le souvenir de cet endroit s'accrochait à lui avec une force inattendue. Le parfum du thé, flottant encore dans l’air de l’habitacle, l’enveloppait de sa chaleur familière, comme un écho persistant de ces instants partagés. Il savait que ce voyage, simple en apparence, avait planté en lui une graine profonde, un lien ineffable avec ces montagnes du Zhejiang, où ses racines, longtemps endormies, avaient trouvé un nouveau souffle.

Le léger cliquetis des jouets frappant le sol le tira brusquement de ses pensées. Les rires éclatants de ses enfants résonnaient dans la pièce, une mélodie joyeuse qui contrastait avec la gravité de ses souvenirs. Sa femme s'approcha avec un sourire tendre, déposant une assiette devant lui.

« À quoi pensais-tu ? » demanda-t-elle, sa voix douce, presque un murmure.

Liu leva les yeux, encore enveloppé par les réminiscencs lointaine. « À un voyage que j’ai fait avec mon père, dans les montagnes du Zhejiang. C’était un instant simple, mais il y avait une magie que je n’ai jamais pu oublier. »

Elle acquiesça d’un sourire, son regard empreint de cette compréhension silencieuse qui lui était si familière, puis elle retourna à ses tâches. Pour Liu, ce souvenir ne s’effacerait jamais. Il restait ancré en lui, une boussole muette dans le tumulte de sa vie à Shanghai. Un jour, il le savait, il retournerait dans ces montagnes, là où ses racines l’appelaient toujours. Là-bas, peut-être, il finirait par saisir ce que ces souvenirs avaient vraiment voulue lui dire.

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