L'alezane et la baie
Alors qu'elle sortait de sa tente, Huna fut accueillie par des bruits de tambours et des acclamations de joie. Un triomphe que reçut de même Navu, qui sortait à son tour de la tente familiale. Devant elles se trouvait une foule, grossie par tous les membres du clan, qui brûlait de les reconnaître à leur tour comme les leurs. Conviées à avancer par celles qui les avaient initiées, les jeunes femmes progressèrent lentement à travers cette horde d’embrassades, d’éloges et de conseils, profitant de manière égale de chaque attention. Finalement, au prix de nombreux remerciements, elles finirent par parvenir au centre de cette masse affectueuse, là où les attendaient une vieille femme sans âge et deux juments qui juraient par leur jeunesse. Elles leur étaient destinées ; c’était avec elles dorénavant qu’elles chevaucheraient, qu’elles parcourraient la vaste plaine au nom de la Svasi Nafna.
Rassasiées de toute affection, les initiées s’avancèrent à l’invitation de la doyenne : une petite femme aux yeux verts cernés de noir, drapée dans les atours du vautour, comme tous ceux qui, en ce jour, pouvaient de bon droit s’afficher de la sorte. Un droit auquel les deux jeunes femmes pouvaient prétendre désormais.
Huna fut la première à se présenter devant l’ancêtre. Celle-ci, la voyant approcher sans rien montrer de son trouble, afficha ce sourire doux qui avait creusé si profondément son visage. Sans manquer de prévenance, la maîtresse de cérémonie saisit le poignet de la jeune femme. Bien que surprise, Huna se laissa faire ; c’était dans l’ordre des choses. La femme aux yeux de sinople leva haut sa main, entraînant par là même celle d’Huna, qui persistait dans la docilité. Elle demandait une dernière fois l’aval de l’assemblée en ce jour réunie. L’ayant obtenu, elle plongea cette main prisonnière dans un large cratère où ondulait le sang sacrificiel. Puis elle libéra sa prise, posant ses mains sur les épaules de celle qui était devenue son égale et lui dit, d’une voix forte et cérémonieuse :
− Va cavalière, lie-toi à ton affin. Puissiez-vous vous garder, l’une l’autre, des périls de la plaine.
À ces mots, Huna avança vers la jument qui lui était présentée : une jeune alezane au corps robuste et au crin épais. Ne connaissant pas encore l’animal, elle se montra prudente, hésitant à chaque pas. Mais bien vite rassurée par la docilité qu’affichait le solipède, elle osa un rapprochement plus rapide, posant sa main ensanglantée sur son encolure, quand elle fut à portée. L’animal ne broncha pas. Elle était d’un calme désarmant, que sa voisine, une baie tirant sur le clair, ne lui enviait en rien. Le lien établi, Huna se mit en selle sous les acclamations de la foule. Elle ne savait dire si elle avait déjà été aussi fière d’elle-même un jour, mais il était certain qu’elle se souviendrait de celui-là, comme l’on se souvient des jours les plus importants de son existence. Puis, alors qu’elle était portée au pinacle par son clan, l’attention de tous se porta sur son amie : c’était au tour de Navu de recevoir l’invitation de la femme aux yeux verts. Et celle-ci leva la même main : Navu, comme Huna, se laissa faire. La maîtresse de cérémonie ensanglanta de même cette nouvelle main prisonnière et quand tous eurent crié derechef l’approbation réclamée, elle lui présenta la baie qui l’attendait paisiblement. L’animal reçut la même marque, au même endroit, avant d’hériter d’une même charge à porter.
Posées toutes deux sur leurs montures, Huna et Navu observèrent la foule qui s’approchait, répondant à la doyenne. En effet, elle les invitait à s’avancer vers le large cratère, à y baigner leurs mains et à se lier, à leur tour, aux deux cavalières qui allaient les quitter. Ainsi, chacun laissa une main rougie sur l’alezane et une autre sur la baie, afin qu’elles ne partissent seules. Les voyant faire, recevant de chacun un sourire, quand ils étaient assez proches, Huna eut bien du mal à ne rien révéler de son émotion ; ils avaient toujours été là pour elle, lui passant bien des erreurs, patients et attentifs. À présent, elle devait les laisser, mais ils la suivraient ; elle se souviendrait de leurs embrassades, de leurs mots et de leurs sourires. Avec eux, elle se sentait prête à affronter la dernière épreuve du jour : l’épreuve du Magistère.
Navu, elle, pleurait ; elle n’avait pas su se contenir et devant son trouble, le clan se solidarisa derechef. Elle n’avait aucun doute à avoir, elle leur reviendrait bientôt.
La doyenne leva les bras et invoqua le nom du monde, afin qu’il accueillît celles qui allaient le parcourir seules dorénavant. Au nom d’Asvona, la foule se fendit, ouvrant une haie d’honneur à celles qui se devaient de partir. Au moment même où s’ouvrit la voie, les deux cavalières décampèrent au grand galop, fuyant à travers la plaine, leurs visages noyés de larmes.
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