Vernissage
Le soir, je rentrai comme d'habitude, les sachets de courses au bout des bras. J'inventai le déroulé de ma journée à mon mari. C'était facile car les heures se ressemblaient toutes, entre le rangement des livres, les enregistrements des nouvelles inscriptions et les potins des collègues. Par chance, mon conjoint n'écoutait que d'une oreille, son nez plongé dans l'Équipe, affalé sur le canapé, après son dur labeur en tant que mécanicien. Ses mains étaient noires de graisse. Au fil des ans, elles en étaient imprégnées.
Je savais qu'en mentant j'avais déjà une part de moi qui s'échappait du lit conjugal. Je me rendais compte que je glissais subrepticement vers l'inconnu, et franchement cela faisait du bien de garder pour soi cette tranche de vie à laquelle il n'avait pas accès. C'était mon secret.
Comment en étais-je arrivée là ? Le poids de la routine, des habitudes qui prenaient le pas sur le reste ? Certainement. Le sentiment que je ne m'étais pas réalisée en tant que femme ? C'est bien possible. Heureusement, je n'avais pas d'enfant. Je pouvais donc décider de partir si je le voulais.
Cette nuit-là fut peuplée de rêves étranges, je me voyais vivre dans un pays coloré, joyeux, au bras d'un homme sûr de lui, je me sentais épanouie. Les ronflements de mon mari dans le lit stoppèrent net mon songe.
Je revis l'homme de la galerie dans sa tenue élégante. Je me demandais s'il serait séduit par une femme aux mollets gonflés par la chaleur, aux cheveux filasses abîmés par les colorations, au style improbable, car rien ne semblait mettre en valeur cette si grosse poitrine, bonnet 100E, qui me gênait quotidiennement.
C'était le genre d'homme qui s'accompagnait d'une femme "faire-valoir", car les soirées événementielles tels que les vernissages faisaient partie de la stratégie pour s'octroyer de nouvelles connaissances aux portefeuilles bien remplis. Mieux valait assurer de ce côté-là.
En passant devant la galerie, le lendemain, je remarquai l'affichette apposée contre la vitrine.
Vernissage de Bernard Blondiau,
un artiste exceptionnel, une valeur montante de l'art comtemporain,
mardi 5 octobre, 17h00.
C'était l'occasion d'y retourner. Cela me permettrait de me fondre dans la masse, de l'observer à la dérobée. Ainsi, je pourrais nourrir mes fantasmes d'un homme différent, rassurant, charmant, conquérant. Et en plus, il y avait toujours d'excellents petits fours dans ces petites sauteries.
Moi qui ne sortais jamais, j'allais devoir inventer l'excuse la plus crédible du moment :
- Chéri, je vais aider la voisine qui boite à faire ses courses.
L'image de la bonne samaritaine. Parfait. Le scénario était bien ficelé. Restait à savoir comment j'allais m'habiller. Malheureusement mon armoire contenait les mêmes habits depuis de nombreuses années car j'avais renoncé à me pomponner pour mon mari, qui, quoi qu'il arrive me trouvait très bien. Et rien ne l'empêchait de vouloir me faire l'amour à toute heure, de préférence après le repas, ce qui ne me laissait pas le temps de digérer et j'encaissais sans rien dire, puisqu'il me désirait.
Pourtant, me préparer pour quelqu'un d'autre me donna un nouveau regain d'énergie. Je pris soin de préparer un sac dans lequel je mis un collier, des boucles d'oreilles et des chaussures à talons que je n'avais plus portées depuis mon denier entretien d'embauche, il y a de cela dix ans.
Je dissimulai le tout dans mon panier de courses pour éviter tout questionnement. Je n'avais pas de scrupules, je me préparais pour une soirée pas comme les autres, voilà tout. Est-ce que je devais culpabiliser ? Pas encore. Les faits n'étaient pas graves. J'avais juste besoin d'un coup de vent frais et libérateur, et celui-ci tombait à pic.
Autant dire que l'attente fut longue. Assise à mon bureau, entourée de mes livres, je regardais d'un air évasif les nouveautés qui s'entassaient au fur et à mesure sans que je ne parvienne à effectuer un travail d'étiquetage efficace. Et bien- sûr, ma collègue me lorgnait pour voir si je faisais bien mon travail.
- Je ne suis pas toute seule ici, hein, il va falloir m'aider un peu, quand même il me semble qu'on vous a embauchée pour ça. Il est déjà onze heures, mon Dieu, le temps file à une vitesse !,disait-elle d'un air aigri.
Et elle se replongeait dans ses listes de livres, ses lunettes bien ajustées sur son nez.
16h30. Enfin, l'heure de me vêtir décemment était arrivée. Je courus au café d'en face, me rendis aux toilettes et enfilai la jupe, le chemisier, les talons à la vitesse éclair. Une touche de maquillage, un coiffage en règle pour ne pas ressembler à une lionne, j'étais fin prête. Je me regardai dans le miroir. J'étais présentable. Pas sésuisante, juste correctement habillée. Je me forçai à sourire. Mes dents n'étaient pas si mal.
Je m'immiscai parmi la foule déjà agglutinée dans la petite galerie. Malgré l'heure de fin de journée, la chaleur m'obligea à lever ma veste de laine, ce que j'appréhendais plus que tout car je n'avais pas vérifié si mon chemisier blanc n'était pas trop transparent, et savoir qu'on pouvait voir mes seins me mettait mal à l'aise. J'eus bientôt la réponse. Tous les regards des hommes présents convergeaient vers mon oppulente poitrine effectivement bien visible à travers le fin tissu. Je remis ma veste, au risque de transpirer abondamment, ce qui ferait immanquablemment apparaître des auréoles disgracieuses, et ça , c'étaient de véritables tue-l'amour.
Tout à coup, je le vis. Seul, déambulant un verre de champagne à la main, l'air satisfait. Son choix s'était porté sur une chemise à col Mao recouverte d'un gilet classique assortis d'un pantalon à pince couleur moutarde. Ses chaussures de marque brillaient. Sa barbe reluisait. Il ne passait pas inaperçu. J'étais figée, face au buffet gargantuesque qu'il offrait à ses futurs clients. Comme j'avais englouti une grosse bouchée de cake au saumon, je fus bien incapable de répondre clairement à son salut amical. Il me regardait d'un air curieux, visiblement étonné de ma présence.
- Je suis flatté que vous soyez venue, me dit-il d'emblée. Vous avez donc été séduite par mon artiste, j'en suis ravi.
- Tout à fait, articulai-je avec peine, il va certainement aller loin.
- Je le pense aussi. Venez, je vous montre toutes ses oeuvres.
Il m'empoigna fermement le coude et nous parcourûmes la galerie pour admirer les tableaux accrochés sur tous les murs. D’abord mal à l’aise, mon enthousiasme reprit le dessus, ma gêne s’effaça. N’étais-je pas au bras du plus bel homme de l’assistance ? Devant chacun d'eux, je m'exclamai exagérément :
- Oh, fantastique !
- Ah, la, la... Quel talent !
- Celui-ci, une pure merveille !
Mon air réjoui et sincère attira quelques regards appuyés des curieux qui suivaient leur hôte et qui buvaient chaque parole de Sébastien Le Drian. Ils ne perdaient pas une miette de chacune de ses interventions.
- Celui-ci a été crée le lendemain de l'élection de Trump, voyez comme il l'a inspiré. Celui-là est un hommage à sa mère décédée. Et ce merveilleux diptyque a été réalisé au retour d'un voyage à Bangkok. Renversant, n'est-ce pas ?
J'abondai dans son sens, bien-sûr, n'y connaissant rien en art, je ne pouvais qu'acquiescer.
À moment donné, sans comprendre pourquoi, je fis tout haut une proposition d 'achat pour le diptyque, qui me rappelait, dis-je, mon enfance. Un grand silence se fit dans la galerie. Tous les regards étaient tournés vers moi. J'imaginais déjà la furie de mon mari lorsque je lui raconterai que, un seul mot, un seul, nous avait ruinés, et que je devrai payer à vie cette horreur artistique dont je m'étais soit-disant entichée.
Quand je suis émue, je suis comme ça, spontanée et gaffeuse. Impossible de me rattraper désormais, l'offre avait été annoncée à haute et intelligible voix. Soudain, un applaudissement nourri commença à résonner dans la galerie, un vieux monsieur à barbiche qui me félicitait sans doute. Bientôt, d'autres applaudissement suivirent et toute la galerie se retrouva en transe, la musique se fit entendre, le champagne coula à flots, tout le monde souriait. C'était une belle soirée.
Je me décidai à profiter du moment malgré mes pieds engoncés dans mes chaussures qui me faisaient horriblement mal. Nous verrons bien la suite à donner aux événements. Après tout, une oeuvre d'art se revend, n'est-ce pas ?
Le cocktail s'achevait, la galerie se vida. Il ne resta plus que l'homme en costume trois pièces à l'air austère, celui qui m'avait applaudi en premier.
Il s'approcha de Sébastien et lui sussurra:
- Je surenchéris.
Devant l'air surpris du galériste, le vieil homme répéta :
- Je double la mise de madame pour le diptyque.
- Venez dans mon bureau, nous allons en discuter. Je m'absente quelques minutes, madame... Pardonnez-moi... Je manque à tous mes devoirs. Quel est votre nom ?
- Claire Lavoyer, répondis-je tout de go, estomaquée par ce qui venait de se passer. Je vous en prie. Je ne suis pas pressée.
Je devais en fait absolument partir, cela faisait une heure que je me dandinais dans cette jupe crayon passée de mode, à jouer un rôle qui ne me convenait pas. Je devrais avoir honte.
Je regardai mon portable d'un air fébrile. Pas de message m'exhortant à rentrer. Ouf.
Sébastien Le Drian réapparut aux côtés du vieux, tous deux affichaient un air satisfait. Mon hôte s'excusa platement et m'annonça que devant l'énorme somme offerte par cet homme amateur d'art, qui plus est, richissime, il ne pouvait la refuser. C'est ainsi que cela se passait dans le milieu de l'art. C'était au plus offrant. Il ne fallait pas en prendre ombrage, et d'ailleurs pour se faire pardonner il m'invitait au restaurant.
Au restaurant ? Quand ? Là, tout de suite ? Impossible. Ma mine décomposée devait être bien visible car il comprit que nous devions différer cette réjouissance à plus tard.
Je le quittai donc à regret, me promettant de l'appeler pour lui donner mes prochaines disponibilités. Le lendemain, cela me conviendrait très bien, le temps que j'en informe mon mari ! Il allait me falloir trouver une deuxième excuse sauf si ce repas avait lieu le midi. Dans ce cas, je prendrai des RTT. Il le valait bien !
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