Les Terres Désolées (2/2)

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10e jour de l’expédition

Hier soir, Vilnira a découvert mon carnet. Pour tout t’avouer, elle a d’abord été étonnée. Je n’ai pas pour habitude de relater mes aventures, donc j’estime cette réaction justifiée. Par contre, j’ai beaucoup moins apprécié son conseil : elle souhaite que j’arrête d’écrire dedans. Après avoir consulté mes écrits en tapinois, elle a avancé plusieurs arguments pour me dissuader. J’ai définitivement compris qu’elle n’aura jamais une bonne opinion de toi, Elsine… Là où tu es, j’espère que tu ne la hais pas : mon aînée a toujours été très possessive envers moi. Quel dommage qu’elle n’ait jamais accepté notre lien immuable. Les relations fraternelles et amoureuses présentent d’innombrables différences, mais je suis convaincu qu’elles sont complémentaires. Alors, quand bien même l’aventure n’en vaudrait pas le détour, je suis résolu à continuer.

Malheureusement, nous n’avons pas encore trouvé d’intérêt dans notre voyage. Ces deux derniers jours se sont apparentés à des mornes errements. Nos premières craintes sont devenues fondées : nous ne décelons rien de passionnant. Il reste tant à découvrir, mais nous redoutons aussi de nous perdre. Nous manquons cruellement de repères géographiques. Même les rayons solaires peinent à traverser la masse nuageuse. En de pareilles circonstances, nos sens d’aventuriers ne suffisent plus, la prudence est de mise. Étant donné le comportement de ma sœur, elle ne rate jamais une opportunité d’éviter les soucis. Au moins, les inconvénients des traversées habituelles sont aussi peu présents que les avantages. Sans équivoque, j’affirme qu’aucune menace ne plane sur nous. Mais à cause de l’atmosphère morose des lieux, nos sens nous laissent imaginer le contraire.

Pour ma part, je ne ressens aucune peur. En revanche, j’admets que mon enthousiasme a disparu au profit de ma mélancolie. Chacun connait les principaux événements qui ont mené au déclin de cet ancien pays. Autrefois, l’Oughonia était un pays prospère, réputé pour ses paysages montagnards et ses échanges commerciaux. Il ne fallut que quelques années pour détruire cette belle nation. Pour beaucoup, son histoire est complexe : peu de citoyens la connaissent en profondeur. Même toi, Elsine tu ignores les tenants et aboutissants. D’après mes renseignements, le dirigeant devait choisir son premier enfant pour lui succéder, conformément à la loi en vigueur. Cependant, sa préférence allant pour sa fille cadette, il la choisit au mépris de l’aînée, déterminée à obtenir le pouvoir. S’ensuivit alors une terrible guerre qui fit des ravages partout dans le pays. Les héritières étaient des mages : elles n’hésitèrent pas à déployer toutes leurs aptitudes pour vaincre l’autre. Elles divisèrent le peuple en deux camps : les armées s’entretuèrent de ville en ville, engendrant des milliers de morts à chaque bataille. Il y eut un exode massif des rares survivants, notamment dans notre propre pays. De cette guerre, il ne reste plus que des Terres Désolées. Cela restera gravé à tout jamais dans l’histoire.

J’écris rarement, et encore moins du passé, mais je me devais de l’évoquer. Je suis certain que tu partages mon avis, Elsine. Un sentiment de nostalgie m’envahit lorsque je foule ces terres. Ses derniers habitants étaient déjà morts que nos aïeuls n’étaient pas encore nés. Rien que d’y penser, cela me glace le sang. J’aurais tellement voulu que l’Oughonia ne subisse pas ce destin. Hélas, qui suis-je pour juger ? Seulement un aventurier, rôdant dans les vestiges d’une civilisation perdue…

De nos jours, la destruction de ce pays est un argument fortement utilisé pour accuser les mages de tous les méfaits, chose que je dénonce. Selon moi, le véritable responsable de cette catastrophe irréversible est la folie humaine et la soif de pouvoir. Les héritières avaient beau être sœurs, elles n’avaient pas hésité à provoquer une guerre meurtrière pour s’emparer du pouvoir. N’est-ce pas malheureux ? Elles auraient dû s’entraider et partager leur titre de dirigeante. Notre histoire est d’une tristesse sans nom : nous répétons inlassablement les mêmes erreurs. Il viendra peut-être un jour où la mésentente n’existera plus et où nous vivrons tous en paix et harmonie. Tu vois, je place encore trop d’espérances en l’avenir… Impossible de nous dérober à notre nature.

17e jour de l’expédition

Les Terres Désolées ne sont pas seulement inhabitables. Elles le resteront à tout jamais. Si seulement le lieu n’était que malsain, une nouvelle civilisation aurait pu émerger après la chute de l’ancienne. Mais nous devons reconnaître les faits : ce territoire est tout bonnement invivable. Pire encore, il risque de causer notre perte à tous.

Je pensais qu’il n’y avait plus rien à écrire sur cet endroit. En une semaine, nous avons découvert de nouveaux panoramas. Bien que plus vastes, ils nous ont autant déprimés que les précédents. De plus, ils ont mis notre vigueur à rude épreuve, puisque nous sommes montés en altitude. S’engager dans les hauteurs représente une voie ardue ainsi qu’une décision lourde en répercussions. En conséquence, les volontés ont commencé à se diviser. Il m’est inconcevable de convaincre Vilnira de renoncer. En même temps, cette expédition lui tient vraiment à cœur. Dans son entêtement, elle n’hésiterait pas à s’aventurer dans les zones les plus dangereuses. Par contre, les mercenaires suivent un autre raisonnement. Pour obtenir l’argent promis, ils préfèrent rester en vie.

Le premier drame est survenu ce matin : un mercenaire est mort. Je ne devrais pas te l’annoncer aussi froidement, car le trépas n’est pas à considérer à la légère. Même si je n’étais pas attaché à lui, je juge son décès malheureux. Hier soir, quelques symptômes trahissaient sa maladie : un teint livide, une fièvre prononcée et des tremblements continus. Sur ces terres, nous n’avons pas pu l’enterrer décemment. Cela a failli entraîner la discorde dans notre groupe. Quatre mercenaires nous ont abandonné et trois autres ont voulu les suivre. Si même l’environnement est capable de nous tuer, qu’adviendra-t-il de nous ? J’en deviens paranoïaque. Loin de notre foyer, nous mourons à petit feu. Une maladie sans remède agresse notre corps. Comme nous ignorons sa provenance, nous ne savons pas s’il existe un remède. Autrement dit, je pense que nous sommes condamnés. Les effets de la magie ne risquent pas de s’estomper de sitôt.

Nous aurions dû écouter les avertissements et emmener un guérisseur avec nous, voire d’autres personnes plus adaptées. Peu de citoyens souhaitent vagabonder ici, et les rares courageux tels que nous se heurtent à la terrible réalité. Nos découvertes insignifiantes n’ont pas valu la peine d’effectuer le déplacement. Elsine, sache que je regrette tellement…

J’échoue dans toutes mes tentatives de dialoguer avec Vilnira. Les conséquences de nos deux années de séparation surgissent aux pires moments. Je te promets que j’essaie, mais je ne parviens jamais à consoler mes proches ni à prodiguer les bons conseils. Plus que jamais, mon aînée a besoin de moi. J’aimerais tellement parvenir à lui transmettre le fond de mes pensées… Fut un temps où j’alliais au minimum le geste à la parole. Ma dépendance aux autres provient de mon enfance. Mon statut de cadet a bâti l’homme que je suis aujourd’hui. De temps à autre, je me montre curieux et passionné, mais jamais je n’ai été entreprenant. Vilnira dirige notre fratrie depuis toujours. J’ai toujours adhéré à ses idéologies, je me suis conformé à ses choix et je n’ai exprimé que rarement mes désaccords. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Si j’avais eu plus de tact, j’aurais soutenu les mercenaires dans leur opposition. Mais je suis son frère : nous avons tissé un lien indéfectible. Qu’importe mon opinion, mon devoir est de la soutenir. J’aurais juste voulu la retrouver dans de meilleures conditions. Les idées prometteuses sont vite rattrapées par les désillusions.

Depuis notre arrivée, Vilnira enchaîne les actions incongrues et développe une mentalité égoïste. Elle doit être désespérée, parce que cette attitude ne lui ressemble pas. J’en viens même à me demander si elle a perdu le goût de l’aventure. Les Terres Désolées étaient censées représenter la quintessence de nos voyages, mais elles ne ressemblent en rien à nos aventures précédentes. Voilà pourquoi je peine à défendre ma sœur : elle refuse d’abandonner alors que cette expédition est un fiasco complet. Les maigres trouvailles ne justifient pas tant d’acharnement. Jusqu’à présent, les ruines noirâtres ne nous ont révélé aucune information sur l’Oughonia de jadis. Pourtant, Vilnira ne cesse d’insister. D’après elle, ce pays devait sa réputation aux cités resplendissantes juchées le long des flancs des montagnes. À présent, je pense qu’il est peu probable de les atteindre un jour…

22e jour de l’expédition

Vilnira a fondu en larmes, ce matin. Je me suis cru retombé en enfance : elle a chuté dans mes bras et s’est excusée pour ses erreurs passées, notamment ce terrible accident... Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas autant extériorisé ses sentiments. Durant nos premières aventures, nous ne négligions jamais l’aspect moral de nos quêtes. Puis nous sommes devenus de simples voyageurs, inaptes à émettre des jugements. Là, j’ai retrouvé ma sœur telle que je la connaissais. Dans un lieu de désolation, nous cherchons à nous raccrocher à ce qu’il nous reste. Ne sois pas jalouse, Elsine, notre accointance est elle aussi immortelle. Mais je connais ma sœur depuis ma naissance. Lorsqu’elle se confie ainsi, j’appréhende totalement ses regrets. Hélas, comme d’habitude, mon rôle a seulement été passif. Depuis trois semaines à errer dans les Terres Désolées, je me suis senti mieux. Bien sûr, ce plaisir a été succinct et égoïste. Mon aînée ne me blâme pas, parce qu’après tout ce temps, nous avons réalisé toute l’étendue de notre relation. Nos proches définissent ce que nous sommes.

Je vais devoir l’admettre, Elsine… Notre expédition a échoué. La nuit dernière, trois autres membres de notre compagnie ont décédé de cette maladie étrange, y compris une amie proche de ma sœur. Les mercenaires restants ont considéré que cela justifiait leur abandon. Ils ne nous ont pas juste faussé compagnie, ils se sont aussi emparés de la majorité de nos provisions. Espèrent-ils survivre sans être capable de se repérer ? Je ne saurai jamais l’avenir qu’ils ont tracé.

Notre groupe est définitivement dissout. Il ne reste plus que mon aînée et moi, et j’ignore combien de temps nous tiendrons. Vilnira a renoncé à gravir les montagnes déchiquetées qui se dressent dans l’horizon septentrional. Sombrant dans le désespoir, je pense qu’il sera ardu de retrouver notre chemin. Au mieux, nous retournerons sur nos pas en direction du sud, dans l’attente d’apercevoir un coin de verdure. Sans repères, les possibilités de retomber dans un lieu familier sont extrêmement minces. Je m’évertue à m’opposer à la fatalité, tu peux me croire. Cette aventure aurait pu mieux se dérouler, c’est certain. Si ma sœur n’avait pas autant accordé sa confiance aux mercenaires, si nous avions renoncé à temps, si nous avions pris en compte les avertissements, la mort ne se serait peut-être abattue sur nous. Vilnira ne mérite même pas les reproches. Au nom de notre fraternité, j’aurais dû manifester mon désaccord. Je n’ai pas osé, et je me suis embarqué vers un voyage trop idéaliste pour se dérouler sans incidents. Ces derniers jours, nous avons été frappés par le malheur, la mélancolie et la mort.

Les Terres Désolées portent définitivement bien leur nom. Aux basses hauteurs, au-delà des routes érodées et des édifices délabrés, nous avons aperçu des ossements éparpillés. Cela a confirmé l’ensemble de nos intuitions : ce lieu maudit dépeint une véritable désolation. Quand on s’y engouffre, il devient impensable de s’en extirper. Tout a été détruit, rien n’a été épargné. Nos fouilles nous ont menés à des déceptions. Cette accumulation d’efforts et de préparatifs auront juste servi à découvrir des évidences. Nous sommes tous coupables d’avoir voulu y dénicher une quelconque vérité tapie dans l’obscurité et la poussière. Les remords m’envahissent, il semblerait.

Où qu’il soit, notre foyer me manque. J’ai passé la décennie la plus active de mon existence à voyager d’un pays à l’autre, fasciné par les mystères de notre humanité. Comme chaque aventurier, ma curiosité s’est transformée en aveuglement. Ma sœur a abouti à la même conclusion. Pendant notre enfance, nous rêvions d’exploration, or, nous connaissions parfaitement les risques. Combien d’aventuriers ont péri à cause de malencontreux incidents ? Beaucoup trop, à mon avis.

De notre côté, notre déclin approche lentement. En manque de nourriture, nous économisons au maximum nos restes, afin de survivre quelques jours de plus. Je n’évoquerai même pas l’eau, aussi peu présente que notre motivation. Nous marchons sans relâche vers le sud, mais ces contrées semblent nous retenir ici. Les heures se succèdent sans que la moindre lueur ne se manifeste. Nous allons passer une nuit supplémentaire dans le froid, à espérer revenir sur nos pas. Je ne peux te promettre de retourner à notre civilisation, puisque je n’en suis même pas convaincu. Oh, Elsine ! J’ignore ce que je fais. La présence physique de ma sœur et ta présence symbolique m’empêchent d’échoir pour de bon. Même elle ne croit plus en rien, et moi non plus.

24e jour de l’expédition

Je ne survivrai pas et j’en suis désolé. Mon destin sera le même que celui des aventuriers précédents : les Terres Désolées constitueront mon tombeau.

J’ai vécu la pire aube de ma vie. Je le craignais depuis un moment, mais Vilnira s’est suicidée. Elle s’est égorgée avec son propre poignard pendant que je dormais… Nous avions consommé toutes nos provisions et la presque totalité de notre eau. Elle s’est échappée de cette réalité cruelle d’une manière courte mais brutale. Vilnira méritait tellement mieux que de se donner la mort ici… Ainsi s’est achevée sa vie d’aventurière. Personne ne se souviendra de nous. À l’avenir, si des voyageurs nous découvrent, nous aurons rejoint les ossements qui jonchent ces terres désertes. Je ne sais pas pourquoi je continue à rédiger ce carnet. J’ai dans l’espoir que, dans un futur lointain, il soit récupéré par des aventuriers aguerris. Peut-être qu’ils atteindront leur objectif et rendront ces terres de nouveau habitables. Pour notre part, ce mois d’expédition a été un fiasco absolu. Aucun mot ne saurait décrire l’intensité à laquelle mes larmes coulent. J’ai à peine la force d’écrire…

Maintenant, Elsine, tu dois te demander pourquoi je me suis résigné si facilement. Après l’incident, beaucoup de voies m’ont été proposées, j’ai pourtant choisi celle de la mort. Tu sais pourquoi je me suis engagé sur ce chemin. Je n’ai aucun regret, sauf de finir ma vie sur un échec. J’ai agi par égoïsme, convaincu d’y échapper en retrouvant ma sœur. Bientôt, la faim et la soif me tueront, si l’air nauséabond ne m’emporte pas avant. Je n’ai pas bougé depuis des heures. Je me contente de fixer le cadavre ensanglanté de Vilnira, victime de mon chagrin. Le destin a été vraiment implacable avec nous. Nous avons beau tenter d’égayer notre vie par tous les moyens, le malheur finit toujours par nous rattraper. Mes passions et mes liens me maintiennent encore en vie pour quelques instants… Elles périront d’ici peu, comme tout le reste.

Mon amour, je viens te rejoindre dans la mort.

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