L'écrit vain
Manu intime Scott d’arrêter de parler. Il regarde partout autour de lui. Il a l’air d’être sous le choc.
― Qu’est-ce qu’il y a, Manu ? Tu as vu un fantôme ou quoi ?
― Ne dis plus un mot. Je veux essayer quelque chose.
Manu se dresse tout d’un coup. Son grand corps se déploie comme un ressort. Plusieurs regards se tournent vers lui.
Il tend les bras de chaque côté. On aurait dit qu’il veut saisir quelque chose qui flotte autour de lui.
― Mais tu veux bien me dire ce que tu fiches ?
Scott recule en entendant son ami s’écrier d’une voix tonitruante qui fait écho dans l’étroite ruelle du Vieux Québec : « Ah-ah ! »
Manu se rassoit tout en se frottant les paumes l’une contre l’autre.
Les voisins de table s’inquiètent de voir ce type être assis si près d’eux. Par les temps qui courent, tout le monde se suspecte. Ce n’est pas parce qu’on est au Canada qu’on est à l’abri de cette folie meurtrière qu’est le terrorisme.
Il y a même quelqu’un qui prend un cliché à l’aide de son téléphone intelligent.
― Franchement, Manu, tu exagères. Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi ce « Ah-ah » débile que tu cries à tout vent.
Manu se penche vers son ami et chuchote : « C’était écrit, je le savais ! »
― Écrit ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu dérailles. Tu devrais t’asseoir à l’ombre. Le soleil t’a tapé sur le crâne, mon vieux.
― Écoute-moi donc pour une fois, Scott. Tout ça, les mots, la scène autour de nous. Les gens qui me regardent…
Il leur fait un doigt d’honneur en souriant. Une jolie brindille de donzelle s’exclame d’un salaud bien senti et il lui envoie un baiser.
« Tout ça, c’est quelqu’un qui est en train de l’écrire. On est dans une histoire. Une nouvelle. »
Scott prend une profonde inspiration et termine sa bière avant de poser une main sur l’épaule de son ami :
― Manu, tu es un type bien. C’est vrai. Tu as une pile de diplômes qui témoignent de ton intelligence suprême. Les filles craquent toutes pour toi. Tu prends un problème, tu le tournes entre tes doigts comme un cube Rubik et tu trouves une solution avant d’avoir cligné des yeux. Mais là, mon cher ami, tu dépasses les bornes.
Manu secoue la tête. « Je ne suis pas en train de divaguer, mon cher Scott. Je suis tout ce qu’il y a de plus lucide. Nous sommes deux personnages dans une nouvelle ! »
Les gens autour d’eux ont entendu les derniers mots de cet hurluberlu qui a l’air de sortir d’une boîte à surprise. Certains font signe au garçon de table afin de régler l’addition. D’autres, plus courageux, préfèrent tendre l’oreille et souhaitent connaître la suite de ce petit drame plutôt amusant.
Scott secoue Manu qui regarde tout autour de lui, comme s’il découvrait le paysage qui s’offrait à eux en ce mardi après-midi d’été. C’est le mois de juillet. Le tourisme est à son zénith, tout comme le soleil. La ville bouillonne d’effervescence. Mais Scott s’inquiète pour son ami qui perd les pédales.
― Calme-toi un peu, mec. On va reprendre tout ça depuis le début. Je sais que ta rupture avec Gwen t’a secoué et que…
― Gwen ? réplique aussitôt Manu. C’est qui ça, Gwen ? Tu parles d’un nom étrange…
― Ta copine. Tu as oublié ?
― Tu vois, j’ai raison. Cette saleté d’écrivain ne se rappelle même pas le nom de ma copine parce qu’on est que des héros de fiction et le premier nom qui lui est venu à l’esprit, c’est « gouine ».
― Gwen…
― C’est pareil. Regarde ça. Le décor. C’est pourri. C’est du toc, des clichés de Québec, l’été, gna-gna-gna.
Scott passe la main dans ses cheveux roux et frisés.
Manu crie à tout vent :
― Et Scott passe la main dans ses cheveux roux et frisés. Merde ! On nage en plein délire.
Les gens s’éloignent. Pour eux, ce type, c’est de la dynamite ambulante.
― Mais qu’est-ce qui t’arrive, Emmanuel ? Tu as mangé quelque chose que tu ne digères pas ? Tu sais très bien que tout ce que tu racontes, ce sont des fadaises. Tu es frustré, je le comprends, mais de là à t’imaginer dans une scène d’un roman à quatre sous, tu frôles la démence. Garçon, un verre d’eau froide pour mon ami, s’il vous plaît. Et l’addition.
Manu ne se calme pas, au contraire. Il est surexcité.
― Tu n’existes pas, Scott. Et moi non plus d’ailleurs. C’est aussi simple que ça.
Il croise les bras et sourit.
Scott ouvre la bouche pour parler, mais comme j’en ai marre d’écrire cette histoire, je ferme mon traitement de texte sans réfléchir.
Hé merde ! Je n’ai pas sauvegardé ce putain de texte…
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