02. Bienvenue à Désordre Land
Arthur
L’avion se prépare à atterrir sur le tarmac de l’aéroport et je regarde par le hublot le paysage magnifique qui défile sous mes yeux. Ces montagnes qui ont marqué mon enfance m’ont manqué. De notre hauteur, on ne dirait pas qu’une guerre atroce s’y déroule. A l’abri des regards, dans un silence international quasi généralisé. Entre la censure organisée par le gouvernement et le manque d’intérêt du public pour ces populations qui se déchirent pour des raisons trop complexes à appréhender au Journal Télévisé, pas facile de témoigner de la dureté des combats, des morts et des catastrophes humaines quotidiennes qui s’y produisent.
- Monsieur, vous pouvez attacher votre ceinture, s’il vous plaît ?
L’hôtesse qui s’adresse à moi est mignonne, un peu petite, mais elle me rappelle un peu trop mon ex pour que je puisse vraiment apprécier la jolie vision qu’elle offre. Mon voisin, quant à lui, ne se prive pas pour la mater.
- Dan, rentre la langue, tu vas encore en avoir besoin ces prochains jours.
Je le rabroue gentiment, mais je suis content, au final, qu’il fasse partie de la mission. C’est un pro de la logistique et pour une mission qu’on va lancer à partir de rien, ses capacités d’organisation et de négociations avec les autorités locales vont être appréciables. Dan est l’une des trois personnes que j’ai recrutées en France avant notre départ. Je n’aime pas les grandes équipes d’expatriés, je préfère recruter sur place et je me suis donc limité au strict minimum avant le départ. Dan s’est tout de suite porté volontaire, le danger ne lui fait pas peur.
A côté de Dan, il y a Laurent. Lui, c’est un peu le gros bras de la mission. Il fait partie de la société de sécurité qui accompagne nos équipes lors des missions délicates. Permis de port d’arme et entraînement aux sports de combats bien sûr. Avec Dan, on le surnomme, zéro zéro L. Permis de tuer ? Ça ne nous étonnerait pas du tout. En tous cas, il ne parle pas beaucoup, et tant mieux. A priori, toute l’énergie de sa maturation est passée dans ses biceps et a oublié le cerveau. Je ne voulais pas de lui, mais Marc a insisté, disant qu’on ne pourrait pas vraiment compter sur l’armée dans le contexte local.
La dernière à nous accompagner, c’est Justine. Une petite brune toute jeune avec un grand sourire qui ne la quitte jamais. C’est sa première mission, et franchement, j’aurais aimé avoir quelqu’un de plus expérimenté, mais elle a été recrutée un peu dans l’urgence. C’est elle qui va être chargée de la communication à tous les étages. Faire les rapports au siège, l’état d’avancement de la mission, et puis la communication avec le monde extérieur. Elle tient un blog et va poster sur Instagram et Facebook toutes nos aventures. Comme si on avait besoin de ça. La pauvre, elle va vite déchanter quand elle va se retrouver sur le terrain. J’aurais dû rejeter sa candidature, mais j’ai été tellement pris par tous les préparatifs que je n'ai pas eu le temps de me pencher sur la question. Tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle a une petite amie rouquine très mignonne qui a mis des plombes à arrêter de l’embrasser à l’aéroport avant le départ. Clairement, ça a choqué Dan et Laurent, mais ça ne m’a fait ni chaud ni froid. Elle couche bien avec qui elle veut, Justine, tant qu’elle fait le boulot.
Dès que nous sortons de l’avion affrété par notre ONG, nous nous dirigeons vers le contrôle douanier où nous attendent des soldats en uniformes et armés jusqu’aux dents. Je soupire. Dans mon souvenir, le pays était accueillant et agréable. Le climat qui règne aujourd’hui est tout autre.
- Monsieur Zrinkak. Venez avec nous, nous avons des questions à vous poser.
Ça y est, les ennuis commencent. A peine arrivé, j’ai déjà le droit à un régime de faveur. Je me sépare de mes compagnons et me retrouve dans une petite pièce avec une chaise et un bureau. Le soldat qui m’a accompagné me fait asseoir et reste derrière moi, sa Kalachnikov à hauteur de mon visage. Derrière le bureau, un officier, assis sur un fauteuil bien plus confortable que ma minable chaise, est occupé à signer des papiers, une cigarette à la bouche. J’attends qu’il daigne s’adresser à moi, ce qu’il fait une fois son mégot écrasé directement sur le bureau.
- Monsieur Zrinkak. Cela faisait longtemps que notre pays n’avait pas eu le plaisir de vous revoir. Quel bon vent vous ramène au bercail ?
Il s’adresse à moi dans un excellent français qui dénote son intelligence et le fait qu’il a étudié en France, signe qu’il fait partie de la classe dirigeante.
- C’est mon ONG qui m’envoie afin de venir en aide aux Silvaniens, comme vous le savez sûrement.
- Je vois… Vous pensez que le gouvernement ne sait pas s’occuper de ses concitoyens, peut-être ? Veuillez me fournir les documents qui prouvent que vous êtes là pour l’ONG.
Je sors la liasse de documents que j’ai préparés avant le départ et la tends à l’officier qui fait semblant de l’étudier. Lui comme moi, on sait que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Il veut juste me mettre la pression, me montrer que notre arrivée n’est pas forcément la bienvenue et que rien ne sera fait pour faciliter notre mission.
- Tous les papiers sont là. Il ne manque rien et votre Président a approuvé notre venue. Tout est en règle.
- Je vois que vous êtes né ici, Monsieur Zrinkak. Vous ne venez pas retrouver vos amis les rebelles, j’espère ? Ce serait une folie de les aider, vous savez ?
- Nous sommes là pour venir en aide aux populations, quelles qu’elles soient et vous le savez aussi bien que moi. Quant à moi, je n’ai plus d’amis ici. Je suis parti, j’avais dix ans. Je suis un citoyen français désormais.
- Vous savez qu’on ne perd jamais sa nationalité Silvanienne, Monsieur Zrinkak. On vous a à l'œil en tous cas. D’ailleurs, pour vous protéger contre ces rebelles qui sont sans pitié, le soldat Kubiak ici présent va vous servir de garde du corps. Au moindre souci, il a ordre de tirer à vue. Sans sommations. Vous comprenez ce que je veux dire ?
- Je vois tout à fait.
Je joue à l’habitué, au dur à cuire, mais intérieurement, je ne suis pas rassuré, surtout en recevant de telles menaces. J’ai tout à fait compris que le soldat sera là pour nous surveiller, nous empêcher s’il le peut de venir en aide aux rebelles, faire remonter les informations à sa hiérarchie… Et nous mettre une balle dans le dos si on trahit la Cause Nationale. Un accident est si vite arrivé dans ce pays.
- Il manque un document, monsieur Zrinkak, c’est embêtant, rajoute-t-il en faisant mine de se gratter la tête, comme s’il était vraiment ennuyé.
Ce gars se croit vraiment intelligent, mais je pense qu’il aurait dû prendre encore plus de cours de théâtre car je ne crois pas une seconde à son numéro.
- Tout est en règle, c’est moi qui ai préparé le dossier. Je peux vous l’assurer.
- Il manque le formulaire des dons à l’armée, Monsieur Zrinkak. Vous avez oublié les coutumes locales, on dirait ? Ou alors, est-ce que c’est la France qui vous fait oublier les bonnes manières ?
Je fulmine parce que ce qu’il est en train de me demander, c’est une partie du matériel que nous avons ramené pour le campement. Mais que puis-je faire d’autre que de céder ? Il a le pouvoir et il le sait. Tout ce que je peux faire, c’est bluffer un peu et limiter au maximum les dégâts.
- J’espère que vous saurez vous montrer raisonnable. Comme je vous ai dit, notre venue est autorisée par le Président lui-même. Ce serait malheureux que nous ne puissions pas remplir notre mission parce qu’un officier a détourné notre matériel.
Il frappe fort sur le bureau avec le dossier qu’il a dans les mains. Le bruit et la brusquerie du mouvement me font sursauter, mais, quand je vois son sourire, je comprends qu’il joue avec moi. Il cherche à m’intimider et il y arrive bien.
- Je vous ai à l'œil, rappelez-vous que si vous sortez un tant soit peu de votre mission, je vous fais arrêter. Je veux deux caisses de médicaments que vous ferez remettre directement à mon aide de camp. Et si j’entends parler de vous, vous pourrez dire adieu à tous ceux que vous connaissez.
Il sort de la pièce, manquant de se prendre les pieds sur le palier de la porte. J’esquisse un sourire que je réprime bien vite quand je vois le soldat Kubiak me regarder intensément. Je sens que je vais l’aimer lui aussi. Sympathique comme une porte de prison.
Je rejoins rapidement mes collègues et leur dis que nous sommes en règle. Nous allons pouvoir essayer de trouver l’endroit qui nous a été octroyé par l’ONU pour déposer nos affaires et constituer notre QG.
Nous montons dans un véhicule affrété par l’armée locale, Kubiak s’installe sans son sourire mais avec son arme à côté du chauffeur pendant que nous prenons place à l’arrière du pick-up. Lorsque nous arrivons au campement de l’ONU, je constate avec soulagement qu’il est tenu par l’armée française. Je m’adresse au soldat qui garde l’entrée du campement et lui demande de prévenir leur chef de notre arrivée. Kubiak reste à l’entrée, à notre grand soulagement, et nous suivons le soldat français.
Le campement est installé dans un grand champ, à côté d’un corps de ferme ancien dans lequel naviguent les militaires. Les réfugiés sont, eux, logés dans des tentes militaires apparemment, ou dorment dehors, à même le sol, si j’en crois les couvertures installées un peu partout. C’est un désordre sans nom qui règne. Je ne sais pas qui gère, mais c’est clairement pas au top.
- Attendez-moi là, je préviens le Lieutenant de votre arrivée.
- C’est le gros bordel ici, me lance Dan une fois le soldat hors de portée de nos discussions. J’ai vu des endroits après des ouragans et des inondations où il y avait plus d’ordre qu’ici.
- Oui, ils ont l’air un peu débordé. J’espère que le camp des personnes qu’on doit aider est mieux tenu, mais j’en doute.
- Vous pensez qu’on aura droit chacun à une tente ? demande Justine, vraiment ingénue.
- Tu rigoles ou quoi ? rétorque Dan. S’ils ont prévu un coin pour nous, on aura déjà de la chance. Là, on risque de passer la nuit dans le pick-up.
Je n’ai pas le temps de répondre ou de m’amuser du regard horrifié de Justine que l’officier arrive.
- Bonjour Lieutenant. Je suis Arthur Zrinkak et voici mon équipe. Où avez-vous prévu de nous installer ?
- Bonjour Monsieur Zrinkak. Je suis le Lieutenant Mirallès. Pour être honnête avec vous, j’attends mon remplacement demain, je n’ai absolument pas prévu de gérer tout ça.
- Et donc, on fait quoi ? On va pas dormir à la belle étoile quand même, si ? m’énervé-je un peu devant son manque d’enthousiasme, de compétence et de professionnalisme.
- Les nuits sont bonnes, ce ne serait pas la fin du monde, croyez-moi, vous connaîtrez pire ici. Je verrai ça avec le Lieutenant Vidal, en attendant, installez-vous où vous voulez.
- Ouais, bah en attendant, on va pas glandouiller ici. Ne vous inquiétez pas pour nous, m’adressé-je au Lieutenant, on va se démerder, on est là pour ça.
Et c’est comme ça que deux heures plus tard, nous avons installé une de nos tentes en bordure du campement, le plus près possible de l’espace réservé aux réfugiés d’après ce que nous avons pu comprendre. La situation est calamiteuse, mais tant que le Lieutenant Vidal n’est pas arrivé, nous n’allons pas pouvoir faire grand chose de plus. Il faut espérer qu’il sera plus en capacité de gérer les choses que l’actuel, parce que là, niveau désorganisation, on peut difficilement faire pire !
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