25. Les pleus-pleus et la mort du soldat
Julia
J’observe ces cinq hommes silencieux, perplexe. Je perds mon temps ici, et j’aimerais vraiment être ailleurs à cet instant. Je déteste devoir négocier. A l’armée, c’est simple, soit tu exécutes, soit tu ordonnes. Là, je dois réussir à convaincre des hommes de ne pas aller au charbon pour mourir à coup sûr ou nous faire tous tuer. Sympathique. Et en plus, je dois faire tout ça à travers Lorena qui traduit tout, heureusement, mais ça ne facilite pas les échanges.
Arthur semble meilleur négociateur que moi, j’avoue que l’idée de les envoyer chier et de boucler le camp à triple tour me tentait bien quand j’ai vu qu’ils ne comprenaient pas à quel point rester ici et ne pas faire de foin est vital.
- Est-ce que vous avez vu l’état du camion qui est rentré ? Vous savez ce qu’il s’est passé ? Est-ce que vous avez vu mes hommes ? Ce camion vient de la base militaire, il est plein de vivres pour ce camp. Pour qu’il arrive ici, il a fallu que mes hommes se battent. J’en ai un sur une table d’opération, Messieurs, entre la vie et la mort.
J’observe leurs visages pendant que Lorena traduit et je jure que je meurs d’envie de les bousculer. Ils restent totalement impassibles, comme s’ils étaient imperméables à tout ce que je leur raconte à cet instant. Ici se joue la survie du camp, à quelques centaines de mètres de là, celle d’un père de quatre enfants, et certains prennent le temps de boire une gorgée de leur foutu thé comme s’il n’y avait pas la guerre dans ce pays, comme si personne ne risquait de se prendre une balle.
- Si on ne fait rien, la guerre va continuer et vos hommes vont continuer à mourir, m’assène un des hommes près d’Erik, leur chef. C’est ça que vous voulez ? Mourir dans une guerre injuste et qui n’en finit pas ?
- Pour elle, cette guerre est juste. Elle est pas dans nos histoires, vous comprenez pas ça ? Elle s’en fout que tel ou tel Silvanien prenne le pouvoir. Elle est là pour nous protéger, pour vous protéger, vous et vos familles. Et ça, vous ne pouvez pas lui reprocher. C’est pas ça qui est juste ? Prendre soin de vos femmes et enfants ? Et si vous mourrez à la guerre, qui le fera ?
Cette intervention d’Arthur tombe à propos. Je ne trouvais pas les mots pour leur répondre, mais les siens sont justes et percutants.
- Chaque homme ici est prêt à mourir pour vous protéger, ajouté-je. Et en sortant, en rejoignant la rébellion, vous tuez chacun de nous, militaires, hommes et femmes, enfants. Vous ne pouvez pas prendre cette décision comme ça. Que vous vouliez mourir pour la cause, soit, mais vous ne pouvez pas risquer la vie des autres. Quand bien même votre Gouvernement actuel me semble tout sauf honnête, quand bien même la Gitane a raison. Vous nous condamnez tous.
- Si on ne fait rien, on condamne notre avenir. Vous vous rendez compte que vous nous demandez d’abandonner les nôtres ? On a plein de jeunes ici qui n’accepteront jamais de ne pas se joindre à la rébellion.
- Très bien, soupiré-je en me levant. Faites ce que vous voulez. Mais si vous mourez après nous, vous voudrez bien faire en sorte que tous ces hommes qui seront morts parce que vous ne réfléchissez pas soient rapatriés auprès de leur famille ? Parce que, quitte à crever pour vous, j’aimerais bien que mes parents puissent avoir un cercueil qui ne soit pas vide.
- Attendez, Lieutenant, me rattrape un Arthur visiblement peu satisfait de la façon dont tournent les choses. Il faut qu’on trouve une solution. Les condamner d’avance, c’est pas ça qui va aider. J’ai une idée, moi. Est-ce que vous me laissez leur expliquer ?
- On n’arrivera à rien, Arthur. Je comprends leur position, mais nous n’avons pas les mêmes objectifs et je peux comprendre les leurs. Balance ta proposition, mais je ne vois pas comment on va pouvoir s’en sortir.
Il soupire et me regarde, visiblement en colère de me voir aussi résignée. Je lève les yeux au ciel et lui fais comprendre que je ne peux pas faire autrement. Je pense que rien ne va nous sortir de là et me dis qu’il vaut mieux que je relativise un peu les choses et profite du peu de temps qu’il me reste pour au moins admirer le barbu à mes côtés dans son rôle de médiateur qu’il a l’air de prendre à cœur.
Arthur se retourne vers les Silvaniens et je le mate discrètement. Pourquoi je ne peux m’empêcher de penser à son joli cul alors que l’avenir de ma mission est peut-être en jeu ? Il a l’air tellement sûr de lui que ça le rend d’autant plus séduisant. Je dois être folle d’apprécier ce côté super-héros chez lui alors que c’est moi qui porte une arme en permanence.
- J’ai une idée, mais ça va impliquer de faire patienter un peu les hommes du camp, vous pensez que c’est possible ?
- On vous écoute, Arthur. On verra si c’est possible en fonction de la raison. Dites-nous ce que vous avez en tête. Bordel, tout le monde attend que vous parliez, ne nous faites plus patienter !
- Enfin un point où je suis d’accord avec eux ! souris-je.
Arthur répond à mon sourire avant de reprendre enfin le cours de sa proposition.
- Eh bien, voilà. La Gitane, ça a l’air d’être quelqu’un d’intelligent, non ?
- Oui, pour résister depuis si longtemps, forcément qu’elle l’est, répond, agacé, un de nos hôtes.
- Choisissez une ou deux têtes brûlées et un gars intelligent responsable de la mission, et envoyez-les discuter avec la Gitane. Elle va comprendre la situation et vous n’aurez plus à y aller. Il suffit qu’elle vous donne une mission qui n’implique pas de quitter le camp, et vous pourrez participer à la lutte et respecter les ordres de la Lieutenant.
Quoi ? C’est ça sa grande idée ? Elle n’est pas stupide mais me laisse tout de même un peu perplexe. J’ai bien peur que ces hommes souhaitent plus qu’une petite mission safe. Pour autant, ils recommencent leur manège plus qu’agaçant, buvant une gorgée, restant silencieux. J’ai vraiment l’impression d’être dans un très mauvais film, là, tout de suite, alors que je n’ai qu’une envie, sortir de là pour aller voir comment vont mes hommes.
- Je sais que vous voulez sauver votre pays, mais peut-être qu’on peut agir autrement pour ça, non ? En médiatisant les informations que vous avez ? En envoyant des données vérifiées aux journaux étrangers ? Vraiment, j’ai peur que la rébellion ne suffise pas, Messieurs. Il faut que le Gouvernement soit acculé, qu’il n’ait d’autre solution que de laisser la main, le tout en évitant le plus possible des morts. Je ne veux pas vous retrouver inerte, en morceaux ou je ne sais quoi en partant en mission pour récupérer de nouvelles familles...
- Écoutez, on vous laisse discuter cinq minutes ensemble. On va prendre l’air et on revient voir ce que vous avez décidé, d’accord ? demande Arthur en se levant et en prenant ma main dans la sienne pour m’attirer à l’extérieur.
Je le suis hors de cette tente où se joue certainement la survie d’une partie des personnes présentes sur le camp, et croise quelques regards curieux au passage.
- Il faut que j’aille voir à l’infirmerie, Arthur… Tu penses qu’ils en ont pour longtemps ?
- Cinq minutes, c’est le délai qu’on leur a laissé, non ? me répond-il dans un sourire. Ils vont dire oui, tu sais. Ils vont donner l’impression de faire quelque chose, ils montrent qu’ils ont gagné contre toi car on ne va pas les enfermer ici de force, juste leur rappeler qu’ils risquent de se faire canarder s’ils sortent. Et toi, tu es tranquille un petit moment. Après, faut espérer que la Gitane les envoie pas au front. Sinon, on est mal ! Donc, patiente encore un peu. C’est l’avenir de ton projet qui se déroule là dans cette tente !
- J’ai un homme sans doute mort à l’infirmerie, Zrinkak, alors là, tout de suite, j’ai du mal à me concentrer sur cinq pleu-pleus qui ont décidé de se rebeller pour la bonne cause, marmonné-je en regardant en direction de l’infirmerie. Ma mission c’est de garder tout le monde en vie, et j’ai déjà clairement échoué.
- Tu n’en sais rien, pour ce soldat, si ? Et ces pleu-pleus, comme tu dis, sont ce qu’ils sont, ils se battent pour leurs convictions.
- Au risque de tuer des centaines de personnes ! m’agacé-je.
- Julia, calme-toi, soupire Arthur. Je comprends, vraiment.
- Je ne crois pas non, tu ne comprends pas la situation dans laquelle je me trouve. J’ai bien compris que le Gouvernement était pire que les rebelles, mais j’ai des ordres à suivre et je ne peux pas aller à leur encontre. Quand bien même ça me semble terrible et j’aimerais aider à combattre ces injustices, je ne suis qu’une militaire de l’armée française qui doit obéir, tout en gardant en vie chaque personne ici. Et vu la tête de Mathias, c’est clairement un échec.
Snow regarde dans ma direction et me fait un petit signe de tête qui veut tout dire. Fait chier ! Je souffle un coup et m’accroupis, submergée par cette terrible émotion que je déteste. Olivier est mort et je dois gérer la conscience des grands chefs du camp silvanien plutôt que de retrouver mes hommes. Arthur vient se positionner derrière moi et m’apporte un peu de réconfort en posant ses mains sur mes épaules.
- Je suis désolé, Julia, vraiment…
- Tes chefs vont tout foutre en l’air s’ils n’acceptent pas, et mon homme sera mort pour rien.
- Ils vont accepter.
J’essaie de me reprendre, mais reste accroupie le temps de me retrouver. J’ai déjà perdu des hommes et je ne m’habituerai jamais à cette terrible douleur qui me fait toujours penser à ma famille. Si je venais à y rester, je leur causerais tant de souffrance. Qu’est-ce que je fous ici, sérieusement ? J’ai à la fois l’impression d’être tellement altruiste et égoïste, c’est dérangeant comme sensation.
- Les cinq minutes sont écoulées, murmure finalement Arthur en attrapant mes mains dans les siennes. Ça va aller ?
- Je te préviens, je ne réponds de rien s’ils refusent, dis-je en me relevant.
Le Bûcheron, et il en a tout l’air aujourd’hui, acquiesce et m’invite à regagner la tente à sa suite. Nous trouvons les cinq hommes qui ont entre leurs mains la paix dans ce campement, toujours aussi impassibles.
- Nous vous écoutons, leur dit Arthur en s’asseyant. Et j’espère que vous avez bien réfléchi.
- La décision n’est pas facile à prendre, Arthur. Vous nous demandez d’être passifs dans cette guerre.
- Nous vous demandons de protéger les personnes qui sont ici, leur asséné-je, déjà agacée qu’ils tournent autour du pot. C’est oui ou c’est non ?
- Lieutenant Vidal, vous êtes ici pour une mission bien précise, vous ne comprenez pas ce que nous vivons, dit l’emmerdeur qui est déjà intervenu tout à l’heure. Nous avons besoin de discuter, de temps, pas de votre impatience.
- Je viens de perdre un homme père de quatre enfants, j’ose croire que vous me pardonnerez de ne pas être très patiente.
- Nous sommes désolés pour ce soldat, intervient Erik qui semble réellement peiné par la nouvelle. S’il y a quoi que ce soit que nous puissions faire…
- Accepter ce que nous vous avons proposé, c’est tout ce que je veux, lui rétorqué-je alors que je sens la main d’Arthur se poser sur ma cuisse en signe d’apaisement, sans doute.
- Nous en avons discuté et nous sommes prêts à l’accepter. Mais nous ne pouvons pas rester sans rien faire et il se pourrait que nous ayons besoin de votre aide.
- J’ai des ordres, Erik, je ne peux pas aller contre.
- Je ne vous demande pas de venir sur le front avec la rébellion, mais peut-être de nous aider à entrer en communication avec la Gitane..
- Je verrai ce que je peux faire… Nous en rediscuterons alors. Si vous voulez bien m’excuser, je dois aller voir mes hommes.
- Bien sûr, Lieutenant.
- Merci, soupiré-je en me levant, laissant Arthur discuter avec eux.
Je sors de la tente rapidement pour gagner l’infirmerie, où je trouve Eva dans les bras de Snow, apparemment inconsolable. Je sais que je ne dois pas flancher, pas maintenant, pas alors que la rumeur de la mort d’Olivier se répand sur le camp, pas alors que tous les yeux vont se tourner vers moi, mais c’est difficile. La seule option que j’ai à cet instant, c’est d’aller m’enfermer avec mon second et de lui réclamer un câlin, alors que je sais que la perte de son ami lui sera aussi difficile, si ce n’est plus, même s’il ne le montrera qu’à peu de personnes. Je crois qu’on va se prendre une cuite ce soir. A la santé d’Olivier, au maintien du calme dans le campement, à nos souvenirs communs avec cet homme qui nous a déjà sauvé la vie il y a quelques années, à sa femme et ses enfants qui seront dévastés par la nouvelle. J’ai beau avoir gagné un sursis sur leur folle idée de rébellion, tout ce que je retiens, c’est la perte d’un soldat qui m’était cher.
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