30. Famille improvisée
Arthur
Quelle matinée de merde ! Après une nuit de merde ! Et avant une journée de merde ! C'est pas possible, qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu et à ses saints pour me retrouver là, entre ces idiots de réfugiés qui veulent se barrer, ces cons de soldats qui veulent tirer et cette salope de journaliste qui ne pense qu'à filmer quand elle n'est pas en train de baiser !
- Tu es bien malpoli ce matin. Tu ferais mieux de retourner te coucher. Parce que là, clairement, ça s'annonce mal !
Oh, mais ta gueule, toi aussi ! C'est pas le moment de me faire chier et de me déconcentrer ! Satanée petite voix qui a failli me faire faire une bêtise cette nuit alors que les gémissements de la bimbo se mêlaient aux râles de Dan. Encore un peu et je cédais à la tentation d'aller me joindre à eux pour prendre ma part du gâteau. Faut dire qu'elle a un sacré cul, la journaliste ! Et qu'est-ce qu'elle a été bruyante ! Vu le nombre de fois que Dan l'a fait jouir, je crois qu'elle ne doit pas être trop frustrée de ne pas m'avoir vu les rejoindre. Mais moi, c'est clair, je suis frustré. Et c'est pas la petite branlette que je me suis faite en les regardant baiser qui m'a soulagé !
- Quitte à ne pas dormir, tu aurais mieux fait de profiter de la situation. Ou de rejoindre en vrai celle que tu as imaginée dans tes rêves les rares moments où tu as pu dormir.
Ah oui, Julia. C'était chaud aussi cette nuit avec elle. Mais là, clairement, elle a autre chose en tête que la bagatelle. Je sens son regard furieux sur moi alors que j'essaie de comprendre pourquoi ce groupe a décidé de se barrer du camp. Comme si c'était ma faute ! Et en plus, discuter en Silvanien, crevé, ne tenant debout que quelques minutes avec ma béquille, c'est pas l'Enfer mais presque !
Lorsque la Lieutenant s'approche de moi, je sais qu'elle ne va pas apprécier les nouvelles. Surtout que le caméraman a recommencé à filmer dès qu'elle a tourné le dos.
- C'est la merde, Lieutenant. Ils veulent vraiment partir. Avec femmes et enfants.
- Mais… Est-ce qu’ils ont bien compris que dehors c’était… Oh là là, mais ils sont fous ! Ils vont tous y passer, me répond-elle, incrédule.
- Ils disent qu'avec les enfants, ils ne craignent rien. Et ils ont des contacts avec les rebelles qui les attendent pas loin. Ils pensent aussi que si le Gouvernement débarque ici, vous ne ferez rien pour empêcher leur arrestation. Je suis désolé, mais je pense que leur décision est prise…
- Ils ne feront rien parce qu’il y a des enfants ? C’est stupide comme raisonnement ! Des villages sont bombardés, ils croient quoi, qu’ils vérifient s’il y a des gosses avant de tirer ? Non mais… On ne peut pas les laisser partir Arthur, si on fait ça, il va y en avoir tous les jours qui s’en vont !
- Tu ne peux pas les empêcher de partir, Julia, tu ne vas pas leur tirer dessus quand même ? Et oui, de ce que je comprends, ceux-là faisaient partie de la rébellion avant d'arriver ici. Ils y retournent simplement. Les autres préfèrent rester en sécurité.
Julia reste silencieuse un moment, observant l’attroupement qui s’est formé devant le portail avant de se tourner à nouveau vers moi. Elle ouvre la bouche plusieurs fois comme si elle voulait parler, mais la referme sans qu’aucun son ne sorte, puis son regard dévie vers Snow, à quelques pas de là, qui semble impassible mais lui fait un petit signe de tête à peine perceptible. Tout le monde attend sa décision. Quand nos yeux se retrouvent, j’y lis déception et contrariété, mais aussi une certaine fatigue qui me peine.
- Très bien, qu’ils partent. Espérons simplement que le Gouvernement n’aura pas écho de ce qui s’est passé ce matin ici. Putain, font chier ces rebelles, bougonne-t-elle avant de se tourner vers ses hommes et de hausser le ton. Ouvrez la porte, laissez-les passer !
Je ne dis rien sur la publicité car avec la caméra qui tourne et la journaliste qui note tout sur son calepin, c'est sûr que l'on a fait mieux sur le plan discrétion. Je fais signe à mon équipe d'apporter un peu de nourriture pour ceux qui partent et salue chacun d'entre eux en leur souhaitant bonne chance, sous l'œil agacé de Julia qui a envie que tout ça se finisse. Le départ se fait en silence, sous le regard inquiet des soldats et désabusé des réfugiés qui restent dans le camp.
Lorsque la porte se referme sur le dernier des déserteurs, c'est le signal de la reprise de la vie dans le camp. Un cri d'enfant retentit, les soldats retournent à leur poste, on a l'impression que même les oiseaux reprennent leurs chants. Seuls Julia et moi restons immobiles au milieu de toute cette agitation qui reprend, et je me perds dans ses émeraudes qui sont submergées d'incompréhension et d'inquiétude. J'ai envie de la prendre dans mes bras pour la réconforter mais je résiste à cette folle envie. Le temps pour nous semble s'être arrêté jusqu'à ce que je sente une petite main tirer sur ma manche.
- Arthur, je peux dormir chez toi maintenant ?
Je me retourne et vois la petite Lila, son doudou à la main, qui me regarde de ses grands yeux bleus innocents.
- Pourquoi tu veux dormir chez moi ? demandé-je surpris.
- Tonton est parti et je ne veux pas rester seule dans la tente. Je veux dormir avec toi. S'il te plaît !
Elle rajoute cette supplique alors que Julia s'est rapprochée de nous.
- Qu’est-ce qu’il lui arrive, elle a l’air toute malheureuse, soupire la Lieutenant en caressant les cheveux de Lila.
- Elle se retrouve toute seule suite au départ de la famille qui l'avait recueillie ici. Elle ne sait plus où aller et demande à dormir dans ma tente.
- Bonjour Julia. Je t'aime. Tu vas bien ? Au revoir ! débite-t-elle alors de sa petite voix mignonne dans un français hésitant mais à l'accent craquant.
- Il va falloir lui apprendre d’autres mots, je crois, sourit tristement Julia. C’est toi qui parlais d’humanité ? Elle est belle, celle de ces personnes qui l’abandonnent comme ça.
- Je ne te le fais pas dire… Mais elle est quand même plus en sécurité ici que dehors. Je ne sais pas si c'est une bonne idée que je la prenne avec moi. Il faudrait peut-être que je lui trouve une nouvelle famille d'accueil le temps qu'on retrouve la sienne. S'ils ne sont pas tous déjà morts… Tu en penses quoi, Julia ?
- Je ne sais pas… Elle te fait confiance, et qui dit que les autres ne l’abandonneront pas aussi ? Allons petit-déjeuner au réfectoire tous les trois, on va y réfléchir.
- Oh mais que c'est mignon tout ça ! Ça va faire la une de tous les journaux ! La petite fille sauvée et recueillie par le couple qui dirige le camp ! L'humanité au milieu de la guerre ! J'adore !
Je regarde sans la comprendre la journaliste qui a déjà sorti son téléphone pour immortaliser la scène où je tiens la main de Lila alors que Julia, en treillis, est agenouillée à ses côtés. C'est d'ailleurs la militaire qui réagit la première.
- C’est affligeant que la peine d’une enfant vous mette dans cet état, Emma. Si j’avais quelque chose dans le ventre, je crois que j’en gerberais sur vos escarpins.
- Vous changerez d'avis quand vous serez une star ! Et Food Crisis va adorer la publicité ! Grâce à moi, vous allez recevoir plein de dons !
- Si vous publiez ça, le Gouvernement va faire fermer le camp infesté de rebelles…
- Mais non, Arthur, vous êtes d'un pessimisme !
Mes yeux croisent ceux de Julia et je vois que comme moi, elle s'inquiète des conséquences de tout ce qui est en train de se dérouler. Je hausse les épaules et essaie de garder mon optimisme naturel. L'important pour le moment, c'est de rassurer la petite Lila.
- Ne t'inquiète pas Lila, je vais m'occuper de toi. Tout ira bien.
- Tu vas être mon papa et Julia ma maman alors ?
Je manque de m'étouffer sous les yeux intrigués de la maman désignée.
- Non, Lila. Julia ne va pas être ta maman. Elle a tout le camp à gérer déjà. Et moi, je vais juste être ton papa temporaire. Le temps de trouver une solution pour toi, d'accord ?
Lila se contente de me serrer la main alors que Julia continue de me dévisager.
- Tu ne veux pas savoir, crois-moi, lui dis-je en souriant.
- J’ai peur d’avoir compris, rit-elle, mal à l’aise. A force d’entendre les enfants, certains mots me sont familiers…
- Vous êtes vraiment trop trognons les amoureux, nous balance une Emma surexcitée en tapant des mains. J'adore, j'adore, j'adore !
- Et vous, vous êtes vraiment trop chiante, ne puis-je m'empêcher de lui répondre en la repoussant un peu brusquement. Allez donc vous occuper de Dan avant de partir. Je crois que ça vous ferait du bien d'avoir un truc dans votre bouche. Au moins, on n'entendrait plus vos inepties.
- Goujat ! me crie-t-elle alors que Julia éclate de rire à mes côtés.
Nous nous rendons au réfectoire, chacun tenant une main de la petite Lila qui sourit et semble heureuse de son sort.
- C’est mort pour la discrétion, dis-je à la Lieutenant en l’observant à la dérobée.
- On y survivra. J’espère juste que tout ça ne remontera ni aux oreilles du Colonel, ni à celle du Gouvernement. Avec elle, tout est possible apparemment…
- Tu crois encore que ça ne va pas remonter ? Il faut se préparer à ce qu’ils vont faire quand ils vont savoir qu’une dizaine de familles est partie rejoindre les rebelles et que nous ne les avons pas empêchés de sortir. Je mettrais ma main à couper qu’ils vont te reprocher de ne pas leur avoir tiré dessus. Il faut que tu t’y prépares, Julia.
- Je ne peux pas me préparer à quoi que ce soit tant que je n’ai pas un café et quelque chose dans l’estomac, marmonne-t-elle en prenant Lila dans ses bras avant d’entrer dans le réfectoire. Mais je suis toujours prête pour la bagarre, aucun problème pour moi s’il faut défendre mes convictions, même si ça ne plaît pas au Colonel. J’ai l’âme d’une rebelle. Refoulée, je le conçois, mais elle est là quand même.
Je souris à la Lieutenant rebelle qui m’accompagne à une table et je m’installe alors qu’elle va chercher deux cafés et un chocolat pour nous les amener à table pendant que nous jouons tous les deux avec le petit doudou de Lila. Si on n’était pas en plein milieu d’un camp de réfugiés dans un pays en guerre, j’aurais presque l’impression qu’on est dans un camping en vacances. Peut-être que la journaliste avait raison avec son image de couple amoureux. C’est une image qui ne me dérange pas du tout.
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