39. Le fardeau de la Gitane

9 minutes de lecture

Julia

Nous nous dirigeons, emmenés par le Viking, vers ce qui ressemble grandement à une vieille cabane en pierres. A première vue, plus nous approchons et plus je pense qu’Arthur a visé juste sur la Gitane. Cette vieille bâtisse semble tout droit sortie d’un conte pour enfants où les méchantes sorcières se terrent pour ne pas subir les attaques des villageois. Sauf qu’ici, ce n’est pas moins de quatre hommes armés qui gardent le fort.

Arthur ne lâche ma main que lorsque nous sommes arrêtés par le premier garde qui nous fait les lever pour nous fouiller. Il baragouine en Silvanien en découvrant mon Pamas et le récupère en jetant un regard noir à Luka. Oui, oui, pas futé le grand benêt. J’ai l’impression de me retrouver à poil sans plus aucune autre arme que mon couteau, qu’il découvre à son tour, malheureusement. Je hausse les épaules sous son regard accusateur et manque de m’étrangler lorsqu’il me fait signe d’enlever mon gilet. J’espère qu’il ne compte pas sur le fait que je finisse littéralement à poil, parce qu’il aura perdu ses couilles avant que j’enlève quoi que ce soit d’autre que mon pare-balle. Heureusement pour ses bijoux de famille, c’est tout ce qu’il me demande et nous prenons le chemin qui nous mène au petit porche de la maison. C’est fleuri comme si tout était bien entretenu, loin de l’ambiance pesante de la guerre.

Quand j’entre dans la cabane, j’ai l’impression de débarquer dans un autre siècle. Tout est hyper vieillot, du papier peint au mobilier, le tout décliné dans des tons bleus. C’est aussi apaisant qu’une vieille maison d’arrière-grand-mère, mais à la fois très flippant. Il y a des cadres partout, des portraits, et j’ai l’impression que tout le monde me dévisage sévèrement. C’est un peu comme débarquer dans une salle emplie d’ennemis, la fleur au fusil alors qu’ils te mettent tous en joue.

Je la vois là, en tournant sur moi-même pour observer le petit salon tout aussi bleu que la cuisine. Installée sur un canapé d’un autre temps, dans une longue robe colorée qui, à elle seule, peut expliquer son surnom. La cinquantaine bien tassée, un visage fin abîmé par le temps, elle est malgré tout très belle et vraiment envoûtante. Ses cheveux noir de jais sont parsemés de gris, et ses beaux yeux bleus me sondent avant de dévier sur Arthur qui vient se poster à mes côtés. La Gitane l’observe longuement, dans un silence assourdissant, avant qu’un sourire ne s’imprime sur son visage.

- Arthur, dit-elle dans un murmure à peine audible.

Je me tourne vers mon Bûcheron qui s’avère particulièrement stoïque. Ses yeux sont rivés sur cette femme qui nous accueille et je me demande ce qui peut lui passer par la tête à cet instant. Est-ce qu’il a compris ? Est-ce que toutes les connexions se font ?

- Maman ?

Son regard incrédule et sa voix plus questionnante qu’affirmative me serrent le cœur. Arthur, là, sous mes yeux, n’est même plus vraiment un homme à cet instant. Enfin, entendons-nous bien, je parle de son psychisme. C’est le gosse qui a perdu sa mère et qui croit voir un mirage, qui n’ose pas trop en demander de peur que tout ne soit qu’illusion.

Je glisse ma main dans la sienne, incapable de rester de marbre devant ce que je vois. Il a l’air tellement perdu, tellement hésitant, qu’il n’en est encore que plus attachant. Foutues hormones. D’autant plus qu’il semble, à cet instant, s’accrocher à moi comme une moule à son rocher.

- Je suis tellement heureuse de te voir, mon Chéri.

- Mais… Comment c’est possible ? Tu… Tu…

- Viens t’asseoir, je vais tout t’expliquer.

Arthur hésite et nos regards se croisent. J’espère lui transmettre ce qu’il faut pour qu’il reprenne du poil de la bête, mais il semble tellement vulnérable à cet instant que je doute qu’il réalise encore quoi que ce soit. D’un signe de tête, je l’enjoins à s’exécuter, et il avance dans la pièce en m’attirant avec lui.

- Elle ne peut pas rester, Arthur, lui dit sa mère. Je ne comprends même pas qu’elle ne soit pas enfermée dans un cachot.

- Elle reste, lui répond-il après quelques secondes de silence. Elle reste, sinon moi aussi, je m’en vais.

- Je peux vous laisser, si vous voulez, vous avez besoin de discuter tous les deux…

- Non, reste. Je suis sérieux, Maman, dit-il en se tournant à nouveau vers la Gitane. Si Julia doit partir, je ne reste pas non plus.

- Très bien, soupire-t-elle finalement.

J’ai l’impression d’être partout sauf à ma place, ici, dans cette cabane comme dans ce camp où personne ne fait preuve de sympathie envers moi. J’entends bien que la militaire dérange, mais je suis aussi celle qui les a avertis pour Arthur et je pense avoir droit à un minimum de considération, toute autre que finir en cellule quand même. Non ?

Arthur s’installe sur le second canapé, imprimant d’entrée une distance entre sa mère et lui, et ne lâche toujours pas ma main lorsque je m’assieds à ses côtés. L’ambiance est lourde dans cette pièce et ce n’est pas dû qu’à tous ces regards des portraits, qu’à cette décoration plus que chargée ou au manque de luminosité.

- Je t’écoute, finit-il par dire.

Sa mère lui répond en Silvanien, mais il la coupe d’un signe de main.

- En Français, s’il te plaît.

- Mais…

- En Français, Maman, l’interrompt-il de manière presque agressive.

- Très bien, soupire-t-elle. Je devais me cacher pour vous protéger, Arthur. J’avais rejoint la rébellion déjà à l’époque, et ta sœur, ton père et toi étiez menacés.

- Papa n'a jamais cessé de te chercher…Comment as-tu pu nous abandonner ainsi ?

- Je ne pouvais pas prendre le risque de vous mettre encore en danger, Chéri.

- Finalement, il avait raison, il pensait vraiment que tu n’étais pas morte mais encore bien vivante, murmure-t-il, totalement désarmé.

La Gitane reste silencieuse un moment, visiblement attristée, et semble se perdre dans ses souvenirs avant de reprendre d'une voix douce.

- Ton père ne voulait pas que je rejoigne les rebelles. Il disait que je n'y survivrais pas. C'est sans doute la seule fois où il a eu tort durant toutes ces années…

- J’en reviens pas que tu aies préféré t’engager avec ces rustres que de voir tes enfants grandir, que de t’occuper de ta famille.

- Ce pays est le tien aussi, il fallait que je tente quelque chose contre ce Gouvernement qui nous oppresse. Il fallait que je fasse tout mon possible pour vous offrir un pays libre.

- C’est bien ce que je dis. Tu ne mérites pas que je t’appelle Maman, en fait. Tu nous as laissés grandir seuls et abandonnés. Tu n’as pas pensé qu’on avait besoin de toi ?

Il crie ces derniers mots presque en se levant, lâchant ma main. Il rompt ainsi notre connexion et j’ai l’impression que j’étais la seule barrière à son énervement. Il la regarde plein de colère. C’est presque de la haine que je discerne dans ses yeux…

- Arthur, je t’en prie… Vous n’étiez pas seuls, ton père était là ! Il a toujours été génial avec vous, je savais que vous étiez entre de bonnes mains, soupire sa mère en se levant également. Je ne pouvais pas rester les bras croisés…

Je reste assise, un peu hébétée par la dispute qui est en train d’éclater. Je m’imaginais plein de choses pour cette rencontre, mais pas une telle violence, une telle rage, une telle colère de la part d’Arthur.

- Oui, pauvre Papa qui en a perdu le goût de vivre. Je suis sûr qu’il serait encore en vie si tu ne l’avais pas abandonné.

- Il… est mort ? s’effondre-t-elle alors en s’affaissant sur son fauteuil.

- Oui, tu l’as tué en nous abandonnant. J’ai la haine, là.

- Arthur, dis-je doucement en venant me mettre devant lui. Ça ne sert à rien de t’énerver… Tu es sous le choc, ce qui est compréhensible, mais tu dis des choses que tu regretteras une fois que tu seras calmé.

- Sous le choc ? C’est normal, non ? Quand tu découvres que ta mère t’a abandonné, menti et s’est faite passer pour morte, il y a de quoi !

- Bien sûr qu’il y a de quoi, tu as besoin de digérer les choses, c’est tout. Tu ne vois que le négatif et, encore une fois, c’est compréhensible, mais tu as retrouvé ta mère, c’est formidable et c‘est une chance folle… Ne t’emporte pas maintenant, je t’en prie, je crois que tu en as déjà assez dit. Arrête de t’énerver et de vous faire souffrir tous les deux.

- Il est mort… soupire la Gitane dans mon dos, insensible à la colère de son fils qui réalise à ce moment dans quel état est sa mère.

- Oh Maman, pourquoi nous-as-tu fait vivre ça ?

Il se met à pleurer, son regard plein de larmes plonge dans le mien quand il m’écarte gentiment, avant de s’agenouiller devant sa mère, elle aussi en pleurs.

- Tu sais qu’il t’a toujours aimée et jamais remplacée ? Et que Sylvia et moi, on ne t’a jamais oubliée ?

Je suis surprise par la douceur de son ton après sa colère. Le voilà, le vrai Arthur, celui plein d’empathie et de gentillesse. Le tableau qui se dessine sous mes yeux est à la fois attendrissant et attristant. Tous deux se prennent dans les bras et se consolent comme si toutes ces années passées sans se voir n'avaient pas existé. Pourtant, il y a encore quelques secondes, Arthur était dans un état d’énervement tel qu’il aurait sans doute pu tout envoyer balader. Les nerfs lâchent après ces quelques jours de galère pour mon Bûcheron.

Je me détourne de la scène et me poste devant la fenêtre pour leur laisser un minimum d’intimité, observant les gardes qui discutent entre eux à l’extérieur. L’un des deux tient mon couteau à la main et joue avec machinalement. Je suis heureuse qu’Arthur ait retrouvé sa mère, mais tout ce qui se passe ici m’interroge et je n’en sais toujours pas plus sur le sort qu’ils me réservent. Je sais que Snow me cherchera, autorisation ou pas du Colonel, mais je ne vois pas comment il pourrait nous retrouver ici, après tout ce trajet. Nous sommes à des kilomètres et des kilomètres du camp, et si nous sommes plus ou moins libres ici, sous escorte, j’imagine que le cachot m’attend à un moment ou un autre.

J’entends Arthur et sa mère parler en Silvanien et suis contente qu’ils renouent finalement le contact. Quand le rebelle a qui je parlais m’a informée qu’il allait m’aider parce que La Gitane n’était autre que la mère d’Arthur, je dois avouer que je n’y ai d’abord pas cru. Ça ne pouvait pas être possible, il m’avait dit que sa mère était morte. Mais en y réfléchissant, il m’avait juste dit qu’elle avait disparu. Avec cette révélation, les pièces se sont vite assemblées. L’intérêt du Gouvernement, le respect des gens du camp. Encore maintenant, en les voyant tous les deux, je n’arrive pas à comprendre comment une mère peut faire une chose pareille à sa famille. Il faut vraiment que la cause soit noble pour tout sacrifier à ce point-là !

J’espère vraiment qu’il ne m’en voudra pas de ne lui avoir rien dit plus tôt. Vu sa réaction à la découverte de ce secret, je me demande si je n’aurais pas dû le préparer, l’informer, lui révéler ce que je savais. Mais quand l’implication émotionnelle est forte, on a tendance à surréagir et je ne voulais pas qu’il explose alors qu’il avait besoin de tous ses moyens pour affronter son enfermement. Mais va-t-il me pardonner mon silence ? J’espère que le fait d’avoir tout tenté pour venir en aide à mon Bûcheron en allant jusqu’à fricoter avec l’ennemi, au péril de ma carrière, et, apparemment, de ma vie, jouera en ma faveur…

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0