48. La petite évasion
Arthur
Pour notre dernier repas parmi eux, ma mère m’a fait un plat que je n’ai pas mangé depuis que j’avais dix ans. Ou en tous cas, une version que personne n’a jamais réussi à maîtriser à la perfection comme elle. C’est un mélange de légumes dans une pâte à mi-chemin entre la crêpe et le pain, un plat traditionnel silvanien que j’adore. Je le dévore sous les yeux amusés de ma mère et de José qui s’est joint à nous pour le repas.
Lui, j’avoue que je ne l’apprécie pas du tout, même s’il dit avoir été un proche de mon père. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne le crois pas quand il dit qu’il n’a été qu’ami avec ma mère, jamais son amant. Une telle proximité pendant toutes ces années et jamais un écart ? Comment serait-ce possible ? Ce ne sont pas des machines, si ? En tous cas, maintenant que Papa est mort et qu’elle le sait, ma mère va pouvoir le remplacer rapidement avec ce gars qui n’a même pas de cheveux pour couvrir son crâne d’abruti.
- Maman, c’était excellent. J’aimerais tellement avoir ta recette pour retrouver ce goût que je pensais disparu à jamais !
- Tu sais que tu peux revenir quand tu veux, Arthur. Et quand la guerre sera finie, je viendrai te voir où que tu sois. Et je pourrai m’occuper de mes petits-enfants que tu vas me faire avec ta jolie militaire.
Je manque de m’étouffer alors que Julia lève les yeux au ciel. Ma mère est vraiment impossible. Elle a les mêmes défauts que tant de mamans normales, comme si être cheffe d’un mouvement rebelle et avoir abandonné sa famille pendant plus de vingt ans n’avaient aucune importance.
- Maman, tu devrais savoir qu’une fois que nous serons au camp, il n’y aura plus rien entre Julia et moi. Si les soldats apprennent que la Lieutenant couche avec moi, ils vont tous vouloir y passer aussi.
- Peut-être que… L’on n’est pas obligé d’étaler notre vie privée comme ça, Arthur, non ? soupire Julia, apparemment mal à l’aise.
- Ne vous en faites pas Julia. J’ai cru comprendre la nuit dernière que vous n’étiez pas du genre discrets tous les deux !
José éclate de rire alors que je rougis comme le fait Julia qui pique un fard. Devant notre émoi, ma mère se met aussi à rire de bon cœur. Si on oublie les armes à feu qui trainent un peu partout, on pourrait presque se croire à un repas dominical dans une famille ordinaire. Seulement, ce n’est pas Michel Drucker qui passe à la télé, mais c’est le Président silvanien qui annonce que la répression va s’intensifier. Il instaure par ailleurs un couvre-feu de dix-sept heures à six heures le lendemain matin, avec ordre aux militaires de tirer à vue sur tous les récalcitrants. On ne rigole pas chez les Silvaniens ! Cela ne va pas faciliter notre “évasion” en tous cas. Ce serait vraiment bête de parvenir à rejoindre un village pour finir mitraillés par les forces de police locales.
Le repas se termine dans un silence un peu gêné où personne ne sait trop quoi dire. Ma mère donne le signal en se levant et Julia et moi récupérons notre petit paquetage. La Lieutenant a remis son treillis et sa tenue militaire me choque un peu maintenant que je l’ai vue en robe. J’ai constaté, en parlant de robe, qu’elle avait mis la robe rouge qu’elle portait dans ses affaires. Ça lui fera au moins un petit souvenir de nos aventures ici.
- Tu te moques mais tu as bien pris la culotte qu’elle portait dans tes affaires, toi, gros pervers !
Oui, et j’espère qu’elle ne s’en rendra pas compte ! Il y a tellement de choses que j’aimerais emporter de ce petit séjour chez les rebelles. Le sourire de ma mère que j’ai retrouvée, les gémissements de la femme qui a partagé mon lit et toutes les émotions que j’ai vécues loin du tumulte de la guerre dans laquelle nous allons de nouveau plonger. Je m’approche de ma mère qui me regarde fièrement alors que j’ai moi des larmes aux yeux devant ce nouvel abandon.
- Fais attention à toi, Maman. Je n’aimerais pas te perdre une nouvelle fois maintenant que je t’ai retrouvée.
- Promis Mon Chéri, dit-elle en me prenant dans ses bras. Fais attention à toi, je suis fière de toi.
- Et j’espère que le numéro que tu m’as donné n’est pas bidon, il faut que Sylvia puisse t’appeler pour avoir la preuve que je ne suis pas tombé sur la tête quand je lui raconterai notre rencontre.
- Oui, mais n’oublie pas, seulement la messagerie codée. Sinon, je ne réponds pas. Et je change de numéro tous les trois mois, ne tarde pas à utiliser ce numéro avant qu’il ne disparaisse ! Allez, filez tous les deux. Luka vous attend dehors.
- A bientôt, Maman, je… Suis content de t’avoir retrouvée même si je suis toujours un peu en colère contre toi.
- Tsss… Arrête de parler, file. Et vous, Julia, prenez soin de lui. Même si vous ne me donnez pas de petits-enfants, je crois que votre mission, c’est de protéger les jolies fesses de mon bébé, non ? Alors, faites-le bien !
- C’est au programme, rit Julia en me donnant une tape sur le derrière. Allez, on file jolies fesses !
- C’est malin, ça, Maman, maintenant elle ne va plus m’appeler que comme ça ! Porte-toi bien en tous cas. Et si tu peux arrêter la guerre, n’hésite pas. Elle a assez duré.
- La guerre ne s’arrêtera que quand la démocratie règnera sur notre pays, Arthur. Pas avant malheureusement.
Nous retrouvons Luka qui nous accueille avec un énorme sourire. Le grand benêt n’est certes pas très intelligent, mais il a un bon cœur et le voyage avec lui se passe le plus naturellement du monde. Il fait même le guide touristique en montrant telle ou telle ruine bombardée et en expliquant ce qu’il y avait avant. Cette partie de la Silvanie est vraiment ravagée et mon cœur se serre devant tant de destructions. Mon pays, si beau en temps de paix, est criblé des blessures infligées par le conflit. Même si la paix est déclarée, je sens que le travail de mon ONG ici est loin d’être terminé. Il faudra des années pour tout reconstruire et que la vie retrouve sa normalité.
Lorsque nous arrivons à la petite maison d’où nous allons nous échapper, je ne peux que penser à la cabane dont j’ai parlé à Julia. Il s’agit du même type d’habitation, et je me dis que ma mère a bien fait les choses. Quand les militaires vont la trouver, ils auront vite fait de la fouiller et de découvrir les quelques armes qui y sont cachées. J’espère seulement que les personnes habitant à proximité, et ils sont très peu nombreux, ne seront pas trop inquiétés. Luka nous laisse sortir de la Jeep puis ouvre le capot. Il sabote le moteur comme nous allons raconter l’avoir fait avant de nous saluer et de repartir, à pied, vers le campement des rebelles en sifflotant. Cet homme est vraiment incroyable. Gentil et dévoué entièrement à la cause qu’il défend.
Avant de reprendre notre route pour rejoindre le chemin que nous allons emprunter pour nous “évader”, nous nous reposons quelques instants dans la petite maison. Je referme la porte d’entrée derrière moi et viens me coller dans le dos de Julia pour l’enlacer.
- Julia, tu crois que ça va bien se passer ? demandé-je en essayant d’accéder à sa peau pour la caresser mais ne trouvant que le tissu de son treillis.
- Bien sûr que ça va aller. Repère bien les lieux, il faut pouvoir décrire la maison et la pièce où nous avons été retenus…
- Là, j’ai envie de repérer autre chose, si tu vois ce que je veux dire, lui murmuré-je à l’oreille.
- Arthur, on n’a pas le temps, soupire-t-elle alors qu’elle frissonne. Ta mère a dit qu’on était à plus de trois heures de marche, je te signale…
- Ça nous laisse une marge de quinze minutes, non ? essayé-je de lui répondre d’un ton enjôleur.
- Oui, quinze minutes durant lesquelles tu pourras reposer ta jambe quand elle deviendra trop douloureuse, jolies fesses. Tu veux bien te concentrer un peu s’il te plaît ?
- Mais je suis très concentré, là ! Ça ne se voit pas ? Est-ce que je peux avoir quand même un baiser avant le départ, ou bien on n’a pas le temps pour ça non plus ?
- C’est négociable, me répond-elle en se retournant dans mes bras avec un sourire aux lèvres, si ensuite tu arrêtes de jouer l’enfant gâté, Mon Chou.
- Avec toi, je serai toujours gâté, dis-je en tendant mes lèvres vers elle.
Ses lèvres se posent sur les miennes dans une douce caresse, qui semble insuffisante même pour celle qui en est l’instigatrice, puisque Julia approfondit rapidement les choses et nous terminons plus ou moins haletants tous les deux.
- Voilà, Monsieur. On peut y aller, maintenant ?
- Oui, on va y aller Madame. Mais là, ce n’est pas la jambe qui est douloureuse, c’est mon gros fusil.
Elle ne peut s’empêcher de pouffer à ma mauvaise blague avant de reprendre son air sérieux, celui qu’elle a quand elle dirige les hommes. Nous ne sommes pas encore revenus à la civilisation, mais déjà elle s’éloigne de moi en reprenant ses attitudes et habitudes de militaire.
Une fois qu’elle a noté soigneusement dans sa tête tous les détails de la petite maison à laquelle je n’ai de mon côté jeté qu’un rapide coup d'œil, nous sortons et je prends la tête de notre petite excursion. Nous sommes en effet dans une partie de la région que je connais un peu pour l’avoir étudiée sur les cartes avant mon départ. Il était prévu que l’on vienne s’approvisionner en céréales dans le coin si nous en avions l’opportunité.
Nous empruntons un petit chemin qui serpente entre les champs pour descendre jusqu’à la rivière dont nous allons suivre le cours jusqu’à un village où nous pourrons sûrement contacter les forces de l’ordre gouvernementales. Je m’arrête devant une pâture où se trouve un troupeau de vaches placides et paisibles qui ruminent non pas contre la guerre et ses horreurs, mais juste parce que c’est bon de n’avoir que ça à faire.
- C’est beau toutes ces prairies vertes autour de nous, tu ne trouves pas ? Et la vue sur ces montagnes, la Silvanie est vraiment un pays fantastique !
- Oui, c’est superbe. Dommage que la guerre ravage tout sur son passage…
- Tout n’est pas ravagé, Julia. Regarde ce champ, écoute ces oiseaux. Si tu n’étais pas en treillis, on pourrait presque se croire en vacances. J’ai l’impression qu’on est dans un endroit oublié de la guerre.
- Presque… J’ai du mal à oublier les combats. On doit être autant en sécurité ici qu’au beau milieu d’une zone de guerre, ne traînons pas, Arthur.
- On ne risque rien, ici. Tu penses qu’il peut nous arriver quoi ? Que cette vache sorte un fusil d’un de ses nombreux estomacs et nous tire dessus ?
- Qui te dit que ça n’a pas été miné ? Qui te dit qu’il n’y a pas des militaires qui vont nous tirer dessus à dix-sept heures pétantes ?
Je soupire sans répondre. Elle a sûrement raison, mais nous ne sommes clairement pas sur la même longueur d’ondes. J’apprécie cette promenade bucolique, alors qu’elle stresse et assure son rôle de militaire. Nous reprenons le chemin d’un bon pas, malgré la douleur dans ma jambe qui s’intensifie au fil de la marche. J’en viens même à prendre une branche et à m’en servir de béquille pour ne pas trop poser le pied à terre. Quand nous entendons au loin les cloches d’une église sonner cinq heures, nous nous stoppons net dans notre marche et nous nous regardons.
- Je crois qu’on est un peu en retard sur le planning prévu, dis-je un peu inquiet. Il est déjà cinq heures et on n’est pas encore au village. Il nous faudrait encore au moins une heure trente de marche pour y arriver. On fait quoi, Julia ? Une nuit près d’un feu de camp à la belle étoile, ça te tente, jolie femme ?
- Un feu de camp ? rit-elle. Tu veux ameuter l’armée ? Mon Chou, c’est à la dure qu’on va devoir dormir… Il faut qu’on gagne la forêt pour être moins visibles. Ça va ta jambe ?
- La jambe, ça va, mais dans la forêt, on ne pourra pas voir les étoiles. Et sans feu, on va se les geler. Tu n’as pas une meilleure idée ? Tu sais, le genre qui se termine par une étreinte passionnée et un orgasme fulgurant ?
- Arthur, tu veux bien arrêter de penser au cul cinq minutes ? s’agace-t-elle avant de soupirer. Ok, excuse-moi, mais je n’aime pas trop l’idée de dormir dehors avec les dernières annonces du Président…
- Tu veux qu’on fasse quoi ? Qu’on continue à marcher et qu’on se fasse tirer dessus dès qu’on arrive au village ? Ce serait du suicide. Non, il faut se trouver un coin tranquille ici.
- Je n’ai jamais parlé d’aller jusqu’au village, je te parle de la forêt. Mais si Monsieur veut voir les étoiles, autant rester là, au beau milieu du chemin, en priant pour qu’aucun militaire ne passe par là cette nuit.
Monsieur aimerait bien voir les étoiles et profiter de la jolie créature qui est à ses côtés. Mais monsieur sait aussi que ce n’est pas possible, que le rêve est déjà en train de se terminer et que le réveil ne va pas être agréable.
- Non, c’est toi qui as raison, je te suis. Où tu iras j’irai. Fidèle comme une ombre. Jusqu’à destination.
Je ne peux peut-être pas avoir ma soirée romantique, mais cela ne m’empêche pas de chantonner en suivant Julia qui trouve rapidement un recoin entre deux rochers imposants. Nous sortons la grande couverture que José nous a forcés à emmener avec nous et nous nous installons l’un contre l’autre. Il fait froid, Julia annonce prendre le premier tour de garde. On ne voit pas les étoiles, il n’y a pas de feu, et pourtant, malgré tout ça, je ne laisserais ma place à personne. Quand on est avec la femme de ses rêves, rien ne peut venir perturber le plaisir d’être à deux.
Annotations