50. Retour glacial

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Arthur

Nous sommes assis l’un en face de l’autre dans le camion militaire du Gouvernement qui nous ramène au campement. J’observe Julia en face de moi, mais elle ne me décoche toujours pas un mot. Depuis l’incident dans le petit village de montagne, tous nos échanges se résument au strict nécessaire, rien de superflu, rien d’agréable. Comme si mon dérapage avait permis d’installer la distance qu’elle désirait pour reprendre notre vie normale.

- Faut dire que tu as quand même fait fort ! C’était quoi cette idée de l’épaule dénudée ? Tu as trouvé ça où ?

Si j’avais la réponse à cette question, qu’est-ce que je serais content ! Là, je ne sais même pas pourquoi j’ai dit ça. Enfin, si, je sais que c’est parce que j’étais sous pression, elle m’avait demandé de donner des détails vraisemblables, d’expliquer les choses pour être crédible. Et j’ai voulu en faire trop.

- En même temps, elle t’a bien montré ce que ça faisait de la traiter comme ça. Tu as vu le bleu que tu as sur la cuisse ? Tu imagines si elle avait vraiment voulu te faire mal ?

Elle ne m’a peut-être pas fait mal physiquement, mais clairement, la distance qui s’est installée entre nous, c’est horrible, j’ai du mal à vivre comme ça. Même si personne n’a remis en cause ma version suite à sa démonstration, c’est comme si une barrière était montée entre elle et moi avec ce mensonge.

- Une barrière ? Un mur ! Pire que pendant la guerre froide ! Tout ça parce que tu n’as pas su résister à la pression et la fatigue. Il est beau le héros de l’humanitaire à craquer dès que les choses se corsent un peu !

Ouais, j’assure pas. Je n’ai pas assuré. Je mérite en fait ce qui m’arrive et ce qui m’est arrivé. Parce que pendant les interrogatoires qui ont suivi, ça n’a pas été terrible non plus. Même si j’ai tenu la version que j’avais expliquée aux deux policiers abrutis, à chaque fois que j’ai du reparler de la scène, c’est le regard de Julia qui est revenu me hanter. A la fois blessé et énervé. Elle pourrait au moins me remercier d’être resté soft, quand même. Et puis, merde alors, pourquoi c’est moi le civil qui ait dû faire toute la discussion alors que c’est elle, la militaire, qui a l’expérience ?

- Parce que tu es celui qui parle Silvanien, idiot de Tutur. Tu aurais juste dû faire de la traduction plutôt que de te lancer dans la composition. Tu sais bien que tu n’es pas un écrivain reconnu. Franchement, tu as déconné.

En tous cas, les Silvaniens n’y ont vu que du feu. Ils ont été contents de la version que je leur ai donnée, Julia a raconté la même chose, ils ont trouvé la cache avec quelques armes, fait du zèle en arrêtant quelques villageois qu’ils ont vite relâchés et nous voilà libres de retourner à nos occupations. On sera sûrement en surveillance quelque temps, mais ça ne devrait pas trop nous embêter. En tous cas, ça m’embêtera moins que le regard de glace de Julia.

- Ouais, il est où ce regard qu’elle t’a lancé quand tu l’as pénétrée ? Et toute la chaleur qu’elle dégageait pendant que vous étiez unis, l’un contre l’autre, l’un dans l’autre ? Tu as merdé, Tutur. Tu as vraiment merdé.

Le pire, c’est que j’ai essayé de relancer des choses, mais elle a simplement répondu par monosyllabes. Je me demande ce qu’elle pense, mais elle ne laisse rien paraître. Elle regarde par la vitre arrière du camion et fait semblant d’être concentrée sur le paysage, me laissant ainsi admirer son profil. Elle est vraiment magnifique. Tu m’étonnes que tout le monde ait cru à mon histoire, qui ne serait pas déconcentré par la vue de son épaule ? Et du reste…

- Julia, tout va bien ? Tu es contente d’être enfin de retour au campement ?

Ouais, je sais, je suis désespéré et dingue de croire qu’elle va enfin me répondre. Mais je me dois d’essayer. J’ai besoin de lui parler, d’échanger avec elle. D’être avec elle. Et si je peux commencer à faire un petit trou dans le mur, je me dois d’essayer.

- Oui, il est temps que la vie reprenne ses droits, dit-elle sans quitter des yeux la vitre du camion.

- C’était une belle parenthèse, non ? Ce serait bien de ne pas la refermer complètement, tu ne crois pas ?

- N’importe quoi, Tutur. Tu es vraiment désespéré, là. Tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? Elle va t’envoyer bouler ! Boum ! Explosé ! C’est parti mon kiki !

- Les parenthèses marchent toujours par deux, Arthur, soupire-t-elle en plongeant enfin son regard dans le mien. S’il y a celle qui s’ouvre, il y a celle qui la ferme ensuite.

- Tu penses vraiment ce que tu dis ? Tu veux que l’on oublie tout ce qu’il s’est passé chez les rebelles ? Tu n’éprouves donc rien pour moi ?

- On est ici pour bosser, Arthur. Pas pour batifoler. J’ai dit qu’on fermait la parenthèse, il y a quelque chose que tu ne comprends pas dans le mot “fermer” ? Tu as besoin de synonymes ?

- Pan dans ta gueule, Tutur. Tu l’as bien cherché. Et puis, tu croyais quoi ? C’était du sexe, du bon sexe, certes, mais rien que du sexe.

Ça fait mal. Le ton froid, le regard qui m’ignore. Elle ne doit pas être fière d’avoir ainsi abusé de ma confiance. Et moi qui y ai cru. Putain, je suis con des fois. Je me renfrogne dans mon fauteuil et ferme les yeux, faisant semblant de dormir. Au moins, ça évite de devoir faire semblant de parler. Et de toute façon, on a quoi à se dire ? La parenthèse est fermée.

- Peut-être qu’elle serait restée un peu ouverte si tu n’avais pas fait le con devant les policiers en la ridiculisant. Et que tu aurais ainsi pu essayer de transformer le sexe en quelque chose de plus profond.

- Ta gueule, la petite voix. C’est mort. Laisse-moi dormir.

Oui, je parle à ma petite voix. C’est de pire en pire. Mais bon, quitte à être fou, autant ne pas le faire à moitié. Et ça a marché en plus, me revoilà seul dans ma tête. Seul dans ma vie aussi d’ailleurs.

Quand on arrive à l’entrée du camp, les gardes à l’entrée font passer le message après avoir ouvert la porte. Une rumeur s’empare du camp et rapidement une foule de personnes mêlant soldats et quelques réfugiés débarque sur le petit chemin, rendant l’avancée du camion compliquée, mais nous parvenons enfin devant le bâtiment principal. La porte du camion s’ouvre sur Snow qui réceptionne Julia dans ses bras. Il la serre contre lui durant un temps infini avant d'attraper son visage entre ses mains et de la détailler comme s'il cherchait la moindre trace de blessure.

Je descends à mon tour et les bouscule un peu. Et non, je ne fais pas ça exprès. Pas du tout.

- Ça va, Zrinkak ? me demande Snow. Vous avez une petite mine !

- Ouais, ça va. Et la Lieutenant aussi, vous pouvez lâcher sa tête, elle ne va pas s’envoler !

- Ravi de le savoir, merci pour l'information. Ju, il va falloir que tu me racontes tout ce qu'il s'est passé. On s'est fait un sang d'encre ici.

“Ju” ! Non, mais c’est pas vrai ! Il se permet de lui donner des petits noms, à la Lieutenant. Et elle ne réagit pas en plus ! Tu parles d’une parenthèse, je comprends mieux pourquoi elle l’a fermée ! Je rage et me demande où sont mes amis à moi, ou en tous cas mes collègues de l’ONG. A priori, ils ne sont pas encore arrivés car il n’y a quasiment que des militaires autour de nous. J’écoute donc, malgré moi, la réponse de Julia à son sergent.

- Rien d'important, on a été bien traité dans l'ensemble, je te raconterai plus en détails en privé, lui répond-elle en l'embrassant sur la joue. Et ici, quoi de beau ?

- Tu m’as manqué, indique Snow en souriant avant d’ajouter, tu nous as manqué à tous en fait. Et on s’est vraiment inquiétés pour vous deux. Comment vous avez fait pour vous en sortir ? Le Colonel va vouloir te voir, c’est sûr !

- J'ai distrait les gardes, dit-elle en me jetant un œil assassin, avant de les maîtriser. Y a pas grand-chose à dire de plus…

- Tu les as distraits et maîtrisés ? Je suppose que le civil n’a rien fait pour t’aider, dit-il en me jetant un regard qui me rabaisse plus bas que terre.

- Le civil, il a fait ce qu’il pouvait et sans lui, pas sûr qu’on serait là en train de se parler, grommelé-je avant de m’éloigner pour éviter d’entendre d’autres remarques de ce genre.

J’entends quand même une dernière phrase de Julia à son Snow qui me hérisse le poil et me fout encore plus en rage.

- C'est un civil, et qui plus est, c'est Arthur. Je te laisse imaginer le côté rêveur dans ce genre de situations, viens donc me retrouver après dans ma chambre, et je te raconterai tout en détails.

Et là, mon cerveau s’emballe. Même pas besoin de la petite voix pour les imaginer tous les deux se retrouver. Refermer complètement la parenthèse. De toute façon, quelle chance j’ai avec Julia, moi le civil qui n’y connais rien à la guerre contre ce soldat à qui elle peut se confier et qui peut la comprendre ?

J’en suis là de mes réflexions, de ma rancoeur, quand tout à coup quelqu’un me saute dans les bras en passant ses deux petits bras autour de mon cou.

- Lila ! Tu es là !

- Arthur ! Tu étais où ? J’ai cru que tu m’avais abandonnée, mais Tonton Dan m’a dit que tu reviendrais et tu es là !

Je retrouve tout de suite le sourire avec cette jeune fille dans les bras qui me couvre de bisous et rit aux éclats, toute heureuse de me retrouver.

- Oui, tu sais bien que je ne vais pas te laisser comme ça ! Et puis, tous les méchants qui ont essayé de me faire du mal, tu sais bien qu’ils ne sont pas assez forts pour moi !

- Oh, la Gitane n’est pas méchante, si ?

- Eh ! Chut ! Ne dis plus rien sur elle, d’accord ?

Et mince, si la petite me dit ça, c’est que tous les réfugiés au moins sont au courant que j’étais avec la Gitane. Et si certains en savaient plus que notre version officielle ? Ce serait une catastrophe. Je regarde rapidement autour de moi et suis rassuré de voir que personne ne fait attention à moi. Sauf Julia qui s’appuie négligemment sur le bras de ce satané Snow. Son regard croise le mien et j’ai du mal à le déchiffrer. J’ai quand même la surprise de la voir se rapprocher de nous alors que Dan et Laurena arrivent enfin, accompagnés de Laurent et Justine. Lila me repousse gentiment et va se jeter dans les bras de Julia qui éclate de rire.

- Bonjour Lila. Contente de te revoir.

- Bonjour Julia. Je suis contente aussi ! répond-elle dans son joli français un peu maladroit.

- Sois sage avec Arthur. Il doit être fatigué après ce qu’il a vécu. Et il va avoir besoin de câlins, je crois, ajoute-t-elle doucement en me jetant un regard en coin que j’ignore.

Elle retourne ensuite voir Snow et les autres militaires qui viennent tous échanger un mot avec elle. Elle leur adresse plus de sourires à chacun qu’elle ne m’en a adressés ces deux derniers jours. J’ai mon cœur qui souffre face à ce que je croyais être le début d’une belle histoire et qui s’est révélé n’être qu’un plan cul. J’ai l’impression que la seule chose qui nous réunit désormais, comme le montre l’étreinte avec Lila, c’est notre travail, ce sont les réfugiés. Et ça enlève une grosse partie de la joie que je devrais ressentir quant à mon retour sur le campement.

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