57. Leur beau sapin
Julia
- Viens, Julia !
J’observe Lila qui a débarqué dans mes quartiers comme si elle était chez elle, toute excitée, emmitouflée dans une doudoune trop grande pour elle. Bon, techniquement, elle est un peu chez elle, puisqu’elle a passé plusieurs nuits avec moi lorsqu’Arthur était aux mains des militaires, sur la base. Cette gamine est trop mignonne pour mon petit cœur sensible. Elle a beaucoup progressé en français, et son accent est absolument adorable. Je fonds chaque fois qu’elle me regarde, me parle, sourit, rit… Bref, je ne terminerai pas cette mission indemne, c’est certain.
- J’ai des choses à faire, Lila, je ne peux pas descendre maintenant.
- Mais je veux que tu décores le sapin avec moi, bougonne-t-elle en me lançant un regard digne du chat potté de Shrek.
Je n’ai aucune volonté, encore moins avec cette gosse. Je récupère mon manteau et l’enfile bon gré mal gré avant qu’elle n’attrape ma main et m’entraîne dans les escaliers.
- Doucement, Lila, on y va, on y va, ris-je en l’attrapant pour la prendre dans mes bras.
- Il faut aller vite sinon Arthur va faire tout pas bien.
Merde, Arthur est vraiment de la partie ? Evidemment, quelle dinde. Mauvais plan, surtout après tout à l’heure. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Envoi de signaux contraires ! J’ai vrillé et pas qu’un peu.
- Oui, oui, on fait vite, soupiré-je en prenant la direction du champ.
C’est l'effervescence dans le camp. Tous ces sapins, si ridicule soit l’idée, égaient un peu l’ambiance. Même mes hommes, qui ronchonnaient, ont pour beaucoup souhaité participer à la décoration. A défaut de pouvoir le faire chez-eux, en famille, ils vont garder un souvenir impérissable de ces moments passés loin de leurs proches. Et au beau milieu de tout ce foutoir, où se pressent réfugiés et soldats, adultes et enfants, les bras chargés de décorations, le sourire aux lèvres, l’humeur légère, se dessine la silhouette du Bûcheron en train d’installer son sapin devant la tente des humanitaires. Il n’a jamais aussi bien porté son surnom qu’à cet instant, alors qu’il découpe le filet de cet arbuste qui se libère de ses liens et s’ouvre comme s’il respirait à nouveau.
Bien dommage que son manteau cache l’une de ses chemises à carreaux, parce que l’image, là, est idéale. Mon barbu s’applique et est comme un poisson dans l’eau, observant son sapin avec fierté comme un bûcheron fier de son travail. Ne manque que la hache pour parfaire ce tableau, finalement.
- Arthur, je suis allée chercher Julia, crie la petite traîtresse dans mes bras qui me ramène à la réalité.
Je la dépose au sol et fais les quelques pas qui me séparent du Bûcheron qui me sourit. Merde, faut vraiment qu’il arrête ça, ma raison vacille à chaque fois que ses yeux plongent dans les miens sans aucune rancoeur.
- Il paraît que vous avez besoin d’un coup de main pour décorer ce sapin, souris-je en caressant l’arbre doucement.
- Il paraît ? Mais oui ! C'est essentiel ! Lila a dit que je ne saurai pas le faire tout seul. C'est elle qui a insisté pour aller te chercher. Et j'avoue que ça me fait plaisir. Ça fait longtemps qu'on n'a rien partagé tous les deux. On dirait presque que tu m'évites.
Est-ce que je l’évite ? Bien sûr ! Je ne veux pas craquer une nouvelle fois. Enfin, entendons-nous bien, je ne rêve que de ça, mais je ne le peux pas. Alors j’instaure toute la distance nécessaire pour m’éviter de trop souffrir. Quoique ça ne change pas grand-chose, c’est nul de rester loin de lui quand l’un comme l’autre nous voulons poursuivre ce que nous avons entamé, délicieusement consommé, avec un goût de trop peu et de reviens-y amer.
- Je fais ce qu’il faut pour le bon fonctionnement du camp, soupiré-je en fouillant dans les décorations pour éviter son regard.
- Et pour le bon fonctionnement de nos vies, tu y penses parfois ? Les soirées solitaires, c'est pas terrible.
- Il faut parfois savoir se sacrifier pour les autres, Arthur, dis-je en me relevant et en approchant de lui. C’est pas l’idéal, je sais, mais trop de vies dépendent de ma capacité à assumer mon rôle de cheffe. Sans crédibilité, c’est mal embarqué pour la suite. Je suis désolée, sincèrement.
- Vu ce que Snow et les autres militaires font, j'ai du mal à croire qu'il y en aurait qui oseraient te critiquer…
- Crois-moi, je l’ai vécu lors de ma première mission de commandement. Un soir, rien qu’un, et ça a été la merde. Tu les entends déjà ronchonner constamment ? Imagine si en plus ils considèrent que je passe du bon temps pendant qu’ils triment. Ajoute à ça le fait qu’une femme qui couche est tout de suite aux moeurs légères, et tu as un mini aperçu de ce que j’ai pu vivre. Je t’assure que j’ai pris le temps de peser le pour et le contre. Pour le moment, il vaut mieux rester à bonne distance, mais, qui sait, une fois que tout ça sera terminé, peut-être qu’on pourrait reprendre une vie normale et envisager quelque chose ?
- Une fois que ce sera terminé ? Tu crois qu'on aura l'occasion de se voir quand tu seras postée quelque part et moi dans mon bureau en France ?
- Donc quoi, on baise pendant les deux mois et demi qui restent et ensuite on se dit au revoir ? Je ne suis pas comme ça, baiser pour baiser pendant des semaines et tout lâcher sans s’attacher ? Non merci.
- Pour ce qui est de s'attacher, je crois que c'est trop tard pour moi, pas moyen de vraiment refermer la parenthèse, me dit-il en s'approchant derrière moi pour accrocher une boule à côté de la mienne. La bonne distance, c'est ça, non ?
Il dépose alors un petit bisou furtif à la naissance de mon épaule, sur le peu de peau qui apparaît sous mon écharpe. Le contraste entre la chaleur de son souffle et la fraîcheur de l’air me tire un frisson, ou bien est-ce les retrouvailles… Un contact physique avec cet homme qui m’a fait vibrer il y a peu de temps sous ses baisers, ses caresses et bien plus encore.
- C’est trop tard pour moi aussi, soupiré-je en ajustant ma boule pour profiter encore un moment de sa chaleur. Autant ne pas tenter le Diable et éviter de souffrir davantage encore.
Il me regarde, surpris de mon aveu, et ses magnifiques yeux plongent dans les miens avec un espoir qui me fait mal car je sais qu’il ne mènera à rien. Lila nous interrompt cependant en tirant sur ma manche.
- Julia, notre sapin, c’est le plus beau, hein ? On en fera un comme ça tous les ans à trois ?
- Il est superbe, ce sapin, dis-je en la prenant dans mes bras, mal à l’aise. Tu nous passes des boules, Arthur ? Qu’on en mette en haut avec Lila…
- Tu sais Lila, répond-il en me tendant des boules, personne ne sait où on sera l’année prochaine. Toi, tu seras peut-être avec ta famille, si on la retrouve, Julia sera en mission ici ou ailleurs, et moi, je serai peut-être de retour à mon bureau en France. On ne peut rien te promettre pour l’année prochaine, mais si on peut, on se retrouvera pour fêter Noël ensemble, d’accord ?
- D’accord, Arthur, lui répond la petite, un sourire triste sur le visage.
- Et là, cette année, on va faire une fête que tu n’oublieras jamais. Tu sais comment on va faire pour que notre sapin soit le plus beau ? Il faut mettre une étoile en haut. Tu m’aideras à en fabriquer une ?
- Oui ! Mais il faudra qu’elle soit forte, vu que le sapin est dehors !
- Forte ? Tu veux dire solide ? Avec un bûcheron comme moi, elle le sera, dit Arthur en me faisant un clin d'œil craquant.
Je ris alors que Lila répète le mot “solide” plusieurs fois, comme si elle cherchait à l’imprimer dans son cerveau. Nous continuons à décorer le sapin dans une bonne humeur relative, un sourire plaqué sur le visage, mi-naturel, mi-forcé. Lila nous rapproche indéniablement, mais le fossé entre Arthur et moi persiste et je fais mon possible pour rester de mon côté, même si nos mains se touchent en récupérant des décorations, même si nos corps se frôlent près du sapin, même si nos regards se croisent constamment. C’est à la fois très agréable, à la fois malheureux. J’aimerais tant que tout soit plus simple...
- Lieutenant !
Je soupire en entendant la voix de Snow et me tourne dans sa direction alors qu’il approche rapidement.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu t’es encore fait voler ton arme par un civil parce que t’étais trop occupé à baver sur un joli petit cul ? marmonné-je après avoir déposé Lila dans les bras d’Arthur.
- Ouais, t’es pas cool là. C’était une trahison interne, on ne peut rien faire dans ce cas-là.
- Être concentré sur ce qu’on fait, déjà, ça aide à ne pas se faire avoir. Qu’est-ce que tu veux, Mathias ?
- Il y a des Silvaniens à la porte qui demandent refuge. On les laisse entrer ou on dit qu’on n’a plus de place ? En plus, on ne sait pas comment ils ont fait pour arriver chez nous. C’est étrange, tout ça. Tu peux quitter ton sapin quelques instants et venir bosser un peu ?
- Très drôle. Tu peux arrêter de baiser à tous les coins de bâtiments et bosser un peu, toi ? me moqué-je. Désolée, Jolie Lila, il faut que je vous laisse. Tu m’accompagnes rapidement, Arthur ? Possible qu’on ait besoin d’un traducteur…
- Oui, bien sûr. Lila, tu restes ici ?
- Je peux venir ? Je serai sage !
Arthur soupire, imcapable lui aussi de résister aux demandes de la petite fille qui nous mène par le bout du nez. Il lui tend la main et elle attrape aussi la mienne, sous l'œil amusé de mon sergent qui nous emboite le pas, en imitant Lila, comme s’il tenait la main à deux géants à ses côtés.
Nous traversons le campement pour rejoindre la grande porte d’entrée et découvrons une petite dizaine de personnes qui patientent à l’extérieur. Je fais signe au soldat devant eux de les laisser entrer et constate son soupir alors qu’il recule et les invite à passer. Quelle idée de les laisser dehors alors que le danger rôde. Que vont-ils bien pouvoir faire, là, juste devant la grille, avec cinq hommes, armes à la main, sérieusement ?
Je m’apprête à parler quand je vois Lila partir en courant en direction du groupe. Elle manque de s’étaler dans la boue mais reprend son équilibre rapidement avant de se jeter dans les bras d’une petite vieille emmitouflée dans son châle.
- Mamiiiiie !
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