62. A l'étable, sans bœuf ni âne gris
Arthur
Avec l’arrivée de ma mère, je n’ai pas eu trop le temps de gérer les préparatifs de Noël et j’ai donc laissé Dan gérer les choses avec Lorena, et les deux ont fait des miracles. Ils ont mobilisé des soldats et des réfugiés pour bouger des tables, des chaises et tout mettre dans la grande étable qui s’est transformée en salle des fêtes digne d’une petite ville. Il y a de quoi mettre presque tout le monde et ils ont même installé une petite scène au milieu de la pièce, de telle sorte que les artistes en herbe qui se produiront pourront être vus et entendus de tous. Je fais ma petite inspection et m’approche des deux organisateurs du jour.
- Alors, tout est prêt ? Vous avez fait des miracles, on dirait !
- Oui, chef, tout est prêt. Il ne manque que les artistes. On a déjà une liste de gens intéressés. Les soldats attendent l’autorisation de la Lieutenant pour s’inscrire. Mais si elle dit oui, on aura de quoi tenir toute la soirée !
- Eh bien, bravo ! C’est super !
- Tu pourrais pas lui parler à la militaire ? Elle t’écoute, toi.
- Je suis sûr qu’elle va dire oui, n’hésitez pas à aller la solliciter. Si je la croise, je lui en parle, promis. Pour l’instant, il faut que j’aille retrouver ma mère. J’espère qu’elle n’est pas encore partie dans une de ses folies !
- Ah oui, tout le monde parle de son aventure avec le Colonel, intervient Lorena qui était restée silencieuse jusque là.
- Son aventure ? m’étranglé-je. Tout le monde est au courant ?
- Oui, c’est la meilleure blague de toute l’année ! Le Colonel était prêt à lui manger dans la main, il parait ! Elle est trop forte, la Gitane !
Je soupire et me dis qu’elle est vraiment la championne de la discrétion. Je ne sais pas ce qu’elle est allée raconter, mais au niveau communication, elle n’a pas besoin de prendre des cours. Tout le monde, même les indécis, se sont laissés convaincre de la supporter dans le camp. Et tout ça sans même faire une vraie politique de recrutement. Pourquoi n’ai-je pas ses qualités de persuasion quand je cherche de l’argent pour l’ONG ?
Je la retrouve sous la tente et une fois encore, elle me surprend. Elle a quitté sa vieille robe terne qu’elle portait à son arrivée pour revêtir une magnifique robe de couleur rouge pleine de froufrous à paillettes. Elle a lâché ses cheveux et on dirait une crinière de fauve autour de sa tête. Et pour couronner le tout, elle porte un collier aux éclats argentés et dorés, le meilleur moyen qu’elle soit le centre de toutes les attentions pendant la soirée.
- Maman ! Tu fais quoi avec cette tenue ? Tu ne vas pas aller à la fête comme ça ?
- Bien sûr que si ! C’est Noël, Arthur, voyons ! C’est joli, non ?
- Ouais, c’est la discrétion assurée comme ça. Tu sais, le Colonel est reparti, il n’y a plus personne à séduire.
- Oh Arthur ! Voyons ! Ce n’était qu’un petit jeu avec le Colonel. Là, c’est Noël et il faut faire un effort. C’est bien toi qui m’as dit tout à l’heure que tu allais te mettre sur ton trente-et-un, non ? Eh bien, moi, c’est ce que j’ai fait. Tous les gens du camp vont faire pareil, tu le sais bien, non ? Tu ne te souviens pas des grandes fêtes de fin d’année que l’on faisait quand tu étais petit ?
- Tu joues à des jeux dangereux, Maman. Et si le Colonel t’avait reconnue tout à l’heure ? Et non, je ne me souviens pas des fêtes. Tu m’as abandonné alors que j’étais trop jeune pour me souvenir de tout.
- Alors là, c’est bas et méchant. Et faux, surtout ! Tu te souviens de tout ! Même de l’odeur des chandelles qui étaient allumées durant toute la soirée de Noël. Tu ne vaux pas mieux qu’elle si tu t’abaisses à mentir comme ça, Tutur.
- Personne ne sait à quoi la Gitane ressemble, Arthur. Il n’y avait aucun risque, juste de l’amusement. Et ma vie est dangereuse, un peu plus, un peu moins…
- Mais là, tu risquais la vie et la carrière de Julia. Et la mienne aussi sûrement ! Tu es complètement folle, Maman.
- Écoute-toi parler, Arthur. Ta carrière ? C’est ce qu’il y a de plus important pour toi ? Ce n’est qu’un travail, Chéri. La vie mérite plus d’attention que ça, il faut de la folie, de l’amour, de l’épanouissement, des rêves qu’on réalise !
- Garde tes discours politiques pour tes supporters. Moi, ici, je suis déjà en train de réaliser mon rêve. J’aide les gens qui se retrouvent sans rien à cause de la guerre. Si tu mets ça aussi en danger par tes excentricités, ça ne va pas aller, crois-moi.
- Vous voyez le danger partout, il n’y a aucun risque, soupire-t-elle en rajustant son collier. Tu préfères quoi, que j’y aille à poil ?
- Bonne idée, ça ! ris-je alors qu’elle m’ignore et sort de la tente après avoir passé son châle sur ses épaules.
Je repense à ce qu’elle vient de me dire, à la façon dont elle brûle la vie par les deux bouts, à l’intensité avec laquelle elle traverse le temps. J’ai vraiment du mal à la comprendre. Il y a un point sur lequel elle a raison, par contre. Tous les réfugiés du camp vont mettre leurs plus beaux habits et, si je ne veux pas faire tâche, il va falloir que je fasse un effort.
- Et si tu veux essayer de séduire Julia, tu as intérêt à faire plus qu’un effort ! Donne-lui envie.
Oui, il faut aussi que je m’avoue que si je vais mettre une belle tenue, c’est également dans le but de reconquérir les attentions de la Lieutenant. Je fouille dans mes affaires et sors la tenue que je réserve à mes rencontres avec les autorités ou les cérémonies officielles. Je la pose sur le lit et saisis mon matériel pour tailler ma barbe et faire en sorte que pas un poil ne dépasse. J’enfile mon pantalon noir au-dessus de ma chemise bleu océan, glisse mes bras sous les bretelles que j’attache à la taille de mon pantalon et enfile ma veste noire en velours. Je sais que ça fait un peu kitsch, mais j’aime le velours et je sais que je ne serai pas le seul ce soir. C’est ce qui se fait de plus classe ici en Silvanie. J’hésite à mettre une cravate mais je ne veux pas en faire trop. Il s’agit d’un simple repas dans une étable quand même. Si je m’habille mieux que pour mon éventuel futur mariage, il y a un souci !
Je ressors de la tente et me joins à la file de personnes qui se rendent à l’étable. Les discussions portent toutes sur la Gitane, sur l’honneur qu’elle fait au camp en venant passer les fêtes avec nous, sur le fait qu’elle sera la prochaine présidente si la rébellion aboutit. Dans l’obscurité, les gens ne font pas attention à moi et c’est tant mieux. J’essaie de voir si Lila est parmi les personnes qui se pressent pour se rendre au réfectoire, mais je ne la vois pas. Lorena a promis de lui trouver une belle robe et c’est donc avec elle qu’elle va nous rejoindre.
Quand j’entre enfin, je vois que les préparatifs ont continué pendant que j’étais en train de m’habiller. Toute la pièce est illuminée par des chandelles et je suis accueilli par Dan qui s’occupe de la répartition des personnes par table.
- On ne s’assoit pas où on veut ? Tu as vraiment fait un plan de table ?
- Evidemment ! On fait les choses bien ou on ne fait rien, Chef. Il fallait mélanger un peu tout le monde, non ?
- Ouais, tu m’aurais demandé, j’aurais juste mis un code couleur sur les chaises et chacun s’assoit où il veut tant que c’est la bonne couleur. Bref, vous êtes fous. Et tu m’as mis où, alors ?
- Lila m’a dit de te mettre en tête à tête avec la Lieutenant, rit-il.
Je le dévisage un instant et plisse les yeux.
- Et tu fais tout ce que les enfants te disent ? Il y a vraiment des tables où on est en tête à tête ?
- Non mais, t’as vu sa bouille ? On lui donnerait le bon Dieu sans confession à cette gamine ! Y a pas de table à deux, mais vous êtes installés là-bas, dans le coin, avec nous et quelques militaires.
- Et ma mère, tu l’as mise où ? m’inquiété-je.
- A la table des enfants, avec quelques grand-mères, s’esclaffe-t-il. Elle devrait pas te causer de souci ce soir.
- Ouais, si elle y reste. Tu verras qu’avant la fin de la soirée, elle sera en plein centre. Je ne serais pas étonné qu’elle vienne sur scène pour y chanter l’hymne des rebelles, tu sais celui où ils utilisent l’hymne national et parlent du sang et des larmes versées pour la justice et l’égalité ?
- Je suis Français, je te rappelle. Et notre hymne n’est pas génial.
- Ouais, mais c’est pas ta mère qui va le chanter, rétorqué-je, gêné comme un adolescent dont les parents ne respectent pas les conventions sociales.
Je vais m’installer à la table que l’on m’a assignée. Ce soir, je ne me suis occupé d’aucun détail et ça fait du bien, pour une fois, de juste avoir à me poser et d’attendre que la soirée se déroule comme les organisateurs le souhaitent. J’observe du coin de l'œil ma mère faire son petit tour et adresser ses sourires à tous, soldats comme civils. Elle en impose et dégage une vraie présence que personne ne peut ignorer. Tout à coup, je sens deux petites mains se poser sur mes yeux.
- Devine qui c’est ?
- Je pense que c’est la fée Clochette ou alors sa sœur !
- Elle n’a pas de sœur la fée Clochette, Arthur ! Tu es bête parce que c’est moi ! Lila !
- Oh Lila ! Quelle surprise !
Elle vient s’asseoir sur mes genoux et j’admire la petite robe que lui a dégotée Lorena. Elle est presque du même bleu que ma chemise, et je constate avec plaisir que les longs cheveux de la petite fille ont été tressés et qu’elle a une petite couronne argentée dans les cheveux.
- Oh, je me suis trompé, ce n’est pas la fée Clochette, c’est la Princesse de Silvanie qui est avec moi ! Comment allez-vous Princesse ?
- J’ai trop hâte de danser ! Tu danseras avec moi, Arthur ?
- Mais bien sûr ! Pas sûr qu’une autre jolie femme me réclame une danse !
- Moi, je ne dis pas non à une petite danse, me surprend Julia en posant sa main sur mon épaule.
Je me retourne et vois que Julia est, comme tous les autres militaires présents, habillée de son treillis habituel. Par contre, elle a ajouté des petites touches qui changent de l’ordinaire. Son maquillage, discret mais présent, souligne la finesse de ses traits, ses cheveux sont plus relâchés que d’habitude, même si là-aussi le changement est discret. Je pense qu’à part moi, et peut-être Snow, personne ne verra la différence avec ce qu’elle nous propose tous les jours.
- Peut-être qu’elle a mis des sous-vêtements de fête ? Tu devrais lui demander, je suis sûr qu’elle te répondra !
Je suis à deux doigts d’écouter ma petite voix et me retiens de justesse. Pas le moment de déraper, alors que tout le camp est présent. Julia s’installe à mes côtés et me sourit. Lorena s’avance alors au milieu de la scène et attend tranquillement que le silence se fasse. Au fur et à mesure, les conversations se stoppent, les enfants présents s’arrêtent de jouer et viennent s’agglutiner autour de la jeune Silvanienne qui prend enfin la parole et répète chaque phrase dans les deux langues.
- Bienvenue à tous. Aujourd’hui, c’est la veille de Noël et c’est dans un esprit de fraternité et de paix que nous allons célébrer ensemble cet événement. Joyeux Noël ! Que la fête commence !
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