80. Invitation piégée
Arthur
Comme tous les matins, je pars faire ma ronde du camp avec Lila qui ne me lâche plus. J’aime bien ce petit tour avec elle qui me tient la main. Elle est toute fière de m’emmener dans les différents coins du camp qu’elle visite quand je suis occupé à mon petit bureau à organiser le dispositif, à faire les commandes au siège, les rapports. Et j’apprends toujours quelque chose avec ces petites visites. Ne serait-ce que les derniers potins du camp. Ce matin, Dan m’accompagne et nous échangeons sur les militaires qui nous protègent. Il trouve qu’il y a du laisser aller ces derniers temps, surtout depuis que Julia a dû se rendre à la base principale à la demande du Colonel. Avec la convalescence de Snow, c’est Collins qui gère.
- Dan, calme-toi. J’ai reçu un message de la Lieutenant Vidal. Elle sera de retour aujourd’hui ou demain. Elle va remettre un peu d’ordre, tu sais ?
- Ouais, ben il faudrait, parce que là, il n’y a pas eu de tour de garde cette nuit, par exemple,. Ils sont tous restés au chaud ! Tu imagines s’il y avait eu une attaque ?
- C’est fou quand même. Le chat s’est à peine absenté que les souris dansent déjà !
- Oui, un chat qui a quand même un bien joli sourire, tu ne trouves pas ? Vu le temps que tu passes avec elle, tu dois bien en profiter un peu, non ?
Je le regarde du coin de l'œil mais il n’a pas l’air d’impliquer plus que ce qu’il dit. Je crois vraiment qu’il ne se doute de rien et qu’il pense que je ne fais que profiter de ses sourires. S’il savait que je profite de tout le reste aussi !
- Oh tu sais, on doit pas mal se voir, surtout en ce moment avec tout ce qu’il se passe. C’est vrai qu’elle est pas mal, mais ça reste une militaire. On ne rigole pas tout le temps à deux.
- Sauf quand elle discute avec sa famille et que tu te caches dans son lit, coquin !
Oui, c’est vrai que c’était drôle, ce petit moment, dommage que je n’aie pu retrouver Julia depuis ce jour-là. Je me demande d’ailleurs ce qu’elle est partie faire avec le Colonel. J’ai tellement hâte qu’elle revienne.
- Dan, tu as suivi les dernières histoires avec la Gitane ? Tu as appris, je suis sûr, que c’était ma mère, non ?
- Oui, j’ai entendu Justine et Snow en parler.
- Et tu en penses quoi ? Ça ne te dérange pas, j’espère ? Avec tout ce qu’elle est en train de faire, c’est pas la meilleure chose qui aurait pu m’arriver.
- Je suis pas là pour juger. Et puis, tu n’es pas responsable des actes de ta mère, Chef.
- Merci de ta confiance, Dan. Tu sais que la petite Lila est de ma famille aussi ? La fille d’un cousin malheureusement décédé. Alors, je crois qu’elle m’a adopté. Et le pire, Dan, c’est que moi, l’éternel célébataire, je me fais à l’idée d’avoir une fille. J’aime ça !
- Il va falloir te trouver une nana alors, pour nous faire plein de petits humanitaires !
- Avec le départ de Justine, il ne reste plus que quelques militaires, pas sûr que ça fasse un bon mélange, ça, ris-je en donnant un coup à l’épaule de mon collègue et ami.
- La Doc est mignonne, mais mariée. Bien dommage pour tes bébés humanitaires. Ne te reste plus que la Lieutenant et sa copine un peu dingue, au choix !
- Il y a aussi toutes les femmes réfugiées, tu sais. Si on veut vraiment, on trouve, mais je ne cherche pas et je suis heureux d’avoir la petite Lila avec moi. Regarde comme elle est mignonne. Tu crois que je pourrais m’arranger pour la faire rentrer en France avec nous ?
- Aucune idée… Tu t’es renseigné sur les démarches à faire ? J’imagine que ça doit être faisable, mais il faut que votre filiation soit prouvée. Non ?
- J’en sais rien. Tu sais, ici, une filiation, ça se fait vite ! Avec cinq euros, tu as un acte de naissance qui te met en relation avec l’empereur du Japon !
- Alors ça ne devrait pas être bien compliqué de la ramener avec toi. Tu comptes rester au bureau par la suite ? Plus de missions ?
- Je ne sais pas. Le terrain, c’est quand même beaucoup plus passionnant, mais mon boulot à moi, c’est de m’occuper de tout l’administratif et le financier de l’ONG, pas de compter les caisses de riz et de bananes qu’on remet aux personnes. Je vais donc retourner au bureau, oui. Après, je ne garantis pas que je ne reviendrai plus sur le terrain.
- Pas facile de s’enfermer dans un bureau quand tu as fait du terrain. On ne fait peut-être pas la même chose avec les militaires, mais on a le même discours à ce sujet, sourit-il.
- C’est clair, dis-je alors que Lila tire sur ma manche pour attirer mon attention. Oui, Lila, qu’est-ce qu’il se passe ?
- Là-bas, un camion. C’est Julia, tu crois ?
Je regarde dans la direction indiquée par Lila et vois en effet un nuage de poussière sur la route qui mène au camp. Un camion militaire approche et mon cœur accélère un peu. Julia a peut-être réussi à se libérer un peu plus tôt de ces conférences et formation qu’elle a dû suivre avec le commandement central en France. Je fais un signe à Dan qui m’emboîte le pas et nous retournons vers le bâtiment central. Tout le monde a remarqué l’arrivée du véhicule qui s’engage maintenant sur le petit chemin pour se rapprocher de nous. Je vois tout de suite la belle chevelure brune de Julia et ne peut retenir un sourire qui s’atténue un peu quand je découvre que le Colonel est aussi présent. Que nous vaut l’honneur de sa présence ? Ce sont rarement des bonnes nouvelles qu’il amène.
- Il faut espérer qu’il ne soit pas venu une nouvelle fois pour t’arrêter. Ce n’est jamais agréable de passer du temps enfermé, surtout avec tout le boulot qu’il y a à faire.
Pourquoi je n’arrive pas à me défaire de ce sentiment qu’il n’est pas venu juste pour une simple visite de courtoisie ? Peut-être en raison du regard un peu contrarié de Julia ? Je confie Lila à Dan en lui demandant de s’en occuper avant de me diriger vers les deux gradés.
- Eh bien, quelle surprise, Colonel, vous êtes venu faire votre inspection ? Je crains qu’il y ait eu du laisser-aller en l’absence de la Lieutenant.
- Bonjour Monsieur Zrinkak. J’aurais aimé ne venir que pour cela, mais je prends note que la gérance n’est pas idéale. Allons à l’intérieur.
- A l’intérieur ? Euh… D’accord. Juste vous et moi, Colonel ?
- Non, la Lieutenant vient aussi. Elle est au courant de ce qui m’amène ici.
- Et absolument pas d’accord avec la décision du Colonel, me marmonne Julia alors que nous suivons le Colonel dans la grange. Mais je ne suis que Lieutenant, mon avis importe peu, apparemment…
- Lieutenant, vous avez la responsabilité du camp, vous ne pouvez l’abandonner, vous le savez aussi bien que moi.
- Vous racontez quoi, là ? C’est quoi cette histoire d’abandonner le camp ? demandé-je, vraiment intrigué.
- Lis donc ça, soupire Julia en posant une lettre sur la table de réunion.
Je m’installe sur une des chaises de la salle des opérations alors que le Colonel reste debout près de la fenêtre et que Julia s’appuie contre la table. Visiblement aucun des deux n’est à l’aise avec ce courrier que je découvre en fronçant les sourcils.
- Pourquoi vous ont-ils envoyé cette invitation qui me concerne à vous et pas à moi directement ?
- Nous avons intercepté le messager sur le trajet.
- Ah oui ? Cela vous arrive souvent de prendre mon courrier ? m’agacé-je alors que le Colonel trouve visiblement ça normal. Donc, ils veulent organiser une célébration en mon honneur, c’est ça ?
Je ne peux m’empêcher de lire et relire l’invitation, comme si j’allais y découvrir des indices cachés.
- Ça pue le piège à plein nez, tout ça… L’invitation n’est qu’à mon nom… murmuré-je.
- Un piège ? Evidemment que c’en est un ! Et le Colonel pense que tu peux y aller sans risque, que tu n’as pas besoin de protection et qu’ils n’oseront rien vu l’événement, me dit Julia, clairement agacée.
- Non, Julia, vous n’irez pas avec lui, j’ai besoin de vous ici. C’est ferme et définitif.
- Et si, moi, je n’y vais pas non plus ? Rien ne m’y oblige, si ?
- Si vous faites un affront comme ça au Gouvernement, vous pouvez dire adieu à la mission. Ils n’attendent que ça pour vous renvoyer chez vous. Vous ne pouvez pas tout foutre en l’air par peur ou par fierté, Monsieur Zrinkak. Si vous leur faites un coup comme ça, le camp sera immédiatement fermé, croyez-en mon expérience !
- Donc, j’ai le choix entre aller dans la gueule du loup ou me faire manger par le loup, c’est ça ? dis-je un peu amer.
- Colonel, je vous en prie, vous savez que le Sergent Snow peut assurer mon remplacement le temps du voyage, insiste Julia. Soyons sérieux, le Gouvernement est prêt à tout pour coincer la Gitane ! Si nous laissons Arthur y aller seul, nous prenons position dans cette guerre et ce n’est pas notre rôle, ici !
Je surprends un petit sourire vite effacé chez le Colonel. Peut-être que c’est ça, ce qu’il veut. Remettre un peu d’équilibre en donnant un atout insoupçonné au Gouvernement. Mais ai-je une autre alternative ? Peut-être que je devrais rentrer en France en prétextant une urgence familiale ? Mais puis-je ainsi tout abandonner ? Peut-être que ce n’est pas si risqué que ça d’y aller ? C’est un événement qui a l’air public, quand même !
- Julia, je n’ai pas le choix, je dois y aller. Et l’invitation est pour moi seul, non ? Un repas public comme ça, que peut-il m’arriver ? Ils n’oseront rien contre moi, dis-je d’un ton plus confiant que je ne le suis vraiment.
- Un repas public, ça veut dire qu’ils ne feront pas de scandale si tu viens accompagné. Réfléchis bien, Arthur. Toi, là-bas, sans aucune protection ? Vraiment ? Tu seras capable de t’en sortir si, au moment où tu vas aux toilettes, trois gorilles te font prendre la tangente ? Tu seras réveillé par le moindre bruit dans ta chambre ? Tu sauras désarmer un mec qui te pointe son flingue sur la tempe ? Tu es vraiment sûr de vouloir y aller seul ?
- Non, tu as raison, je vais emmener Laurent ou Dan avec moi. Toi, le Colonel ne veut pas que tu partes, et ici au moins, tu es en sécurité.
- Ah tu m'énerves, toi aussi, bon sang ! s’exclame-t-elle en se redressant brusquement. Colonel, on peut la jouer incognito. Personne ne saura que je suis militaire, je passerai pour la petite amie nunuche s’il le faut, je m’en fous. Mais je pense sincèrement que c’est un militaire qu’il faut aux côtés de Zrinkak. Ma mission c’est de le protéger, je refuse de rester les bras croisés ici à attendre que vous m’annonciez qu’il est retenu prisonnier ou pire.
- Lieutenant, un peu de logique ! Jamais vous ne passeriez pour sa petite amie ! Qui pourrait s’imaginer autre chose qu’une relation professionnelle entre vous deux ? Non mais, soyez sérieuse un peu !
- Colonel, ne vous emportez pas. Elle a raison, vous savez. Cela serait bizarre que j’y aille sans protection de l’armée. Ils doivent s’attendre à ça, sinon ils vont se dire qu’on prépare un plan foireux… Il faut que quelqu’un vienne avec moi. Et je crois que la Lieutenant serait plus forte pour faire la nunuche que vous, non ?
- Monsieur Zrinkak, vous n’êtes pas sérieux ? Je vais envoyer Collins ou un autre soldat avec vous, et ça ira bien. Je ne veux pas perdre la Lieutenant !
- Non mais, c’est vous qui n’êtes pas sérieux ? Je ne veux pas une seconde main pour me protéger, moi ! Et si vous envoyez un homme, les Silvaniens vont le laisser poireauter dans le hall alors que si c’est une femme, avec leur sens de l’étiquette, ils seront obligés de la laisser m’accompagner. Vous comme moi, on n’a pas beaucoup le choix. Nous sommes un peu coincés.
- Ravie de voir que chacun de vous se sent coincé avec moi, ronchonne Julia en s’asseyant. Donc, on fait quoi, Colonel ? J’ai bien envie de vous dire que peu importe votre décision, j’irai, même si ça semble enquiquiner Monsieur Zrinkak ici présent, mais je ne me permettrai pas un tel affront…
- Julia, le Colonel a raison. On aurait du mal à faire croire aux gens que tu m’accompagnes parce qu’on est en couple, rigolé-je doucement avant d’insister lourdement. C’est tellement improbable. Alors, si tu viens, c’est en tant que garde du corps. Et ça t’étonne que ça m’enquiquine ?
- Je note que c’est totalement improbable, je m’en souviendrai. J’ai besoin de te maîtriser une nouvelle fois pour que tu sois convaincu que, même si je suis une nana, je peux faire mon job ? Ou, c’est quoi, tu as l’impression que je suis castratrice ? Mes excuses pour ton ego, mon cher.
Cela m’amuse de la voir aussi énervée alors que je joue un jeu devant le Colonel qui nous regarde, intrigué. Mais finalement, peut-être qu’elle aussi fait semblant pour donner le change devant son chef ?
- Bon Colonel, je vois que vous avez perdu votre langue. Donc, moi, je n’ai pas le choix, je vais répondre à cette invitation. Et je pense que vous n’avez pas non plus beaucoup de marge de manœuvre. Par conséquent, vous validez la venue de Julia à mes côtés ?
- Vous êtes tous les deux foutrement têtus, marmonne-t-il. Très bien… Mais je vous préviens, aucune opération de sauvetage ne pourra être envisagée s’il y a un problème.
- Ne vous inquiétez pas, ils cherchent juste à mettre la pression sur ma mère, rien de plus. Lui montrer qu’ils peuvent me toucher. Mais quand ils verront que, un, elle s’en moque et que deux, avec l’appui des médias internationaux, me faire du mal, ça leur nuirait, ils vont vite revenir à leur sens.
- Si vous le dites, Monsieur Zrinkak, soupire le Colonel qui semble avoir pris dix ans en cinq minutes. Je vous laisse donc vous organiser tous les deux. Et surtout, faites tout ce que vous pouvez pour que, s’il y a des morts, ce ne soit que parmi vous deux. Je détesterais perdre des hommes pour une folie comme ça.
Avant que nous puissions répondre, il est déjà sorti et je l’entends descendre lourdement les escaliers. La fête aura lieu demain et nous allons en faire partie. Ensemble, Julia et moi. C’est sûrement le seul point positif de toute cette histoire.
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