Une nuit intemporelle...
Je suis consterné par ce qui m’atteint au plus haut point. L’oncle Alexandre a repéré ma liaison avec Isabelle. Depuis quelques jours, il me surveille en douce et a fait part de sa découverte à Mère qui a sauté dans le premier avion en partance pour Paris.
Mon sommeil est fortement agité. Je me réveille, tourne dans le lit, constate qu’Isabelle est bien présente à mes côtés. J’essaie de me rendormir en collant ma peau contre la sienne. Je passe un bras sous l’oreiller. Ma tentative d’assoupissement est embrouillée, tandis que je plonge dans un rêve éveillé.
Mon oncle Alexandre convoque le Tribunal… Il veut me soutirer moult explications sur l’idylle que j’ai nouée avec une femme qui, paraît-il, affiche toute la beauté du monde… Ma chère mère, qui s’est transformée en redoutable agent secret, a déjà enquêté sur celle qui partage mon existence et confirme les informations de l’oncle. Désormais, Mère n’ignore plus que ma bien-aimée a posé à moitié dévêtue pour un peintre. À partir de ce prétexte, elle s’est installée devant son bureau pour établir un rapport circonstancié, celui-là même que l’oncle Alexandre lit minutieusement au juge avant d’affirmer : « plus je regarde cette femme, plus je déclare que sa beauté est suspecte… Ne représente-t-elle pas celle qui personnifie la laideur immonde des ténèbres ? »
Il conclut en ces termes : « Vous m’en réclamez la cause et la voici ; les matrones qui l’ont examinée attentivement ce matin m’ont soutenu qu’elle affichait sur son flanc droit une marque étrange en forme de patte évoquant l’empreinte du démon. Je demande à ce tribunal de condamner la citoyenne ici présente à la peine de mort… »
Je sursaute, car j’entends distinctement le mot « Citoyenne ! »
Mais où suis-je ? Pour quelle raison ces gens sont-ils tous habillés comme au Moyen Âge ? Pourquoi d’autres portent-ils des bonnets phrygiens ? Que signifie ce rêve ?
J’ouvre les yeux, tourne et retourne dans le lit, soulève le drap afin d’apposer ma main sur la hanche d’Isabelle, profitant du clair de lune pour laisser un baiser sur sa tache de vin. Sa cuisse se desserre légèrement par l’effet produit. Refermant les yeux, je me rallonge et me positionne sur le flanc avant d’essayer de me rendormir. Je m’énerve, car je ne peux que m’emporter contre les terribles mensonges sortis de la bouche de l’oncle Alexandre qui a pris les traits de l’accusateur public : Fouquier-Tinville, ce qui est compréhensible puisqu’il y ressemble comme deux gouttes d’eau, ce que j’avais remarqué lors de la visite d’une exposition consacrée à la Révolution française au musée de l’histoire de France à Versailles. Comme quoi, dans un rêve, on peut générer des associations improbables. Je tourne encore et me retourne une nouvelle fois, m’enroule dans le drap et cherche à retrouver un sommeil qui ne semble pas vouloir apparaître. Immobile, j’attends patiemment que la torpeur me saisisse pour espérer dormir quelques heures. Je commence à compter des moutons. Ne sait-on jamais : un, deux, trois…
Flash…
J’avais bien été contraint d’engager un homme de loi pour qu’il se transporte promptement à Paris en diligence. Une bourse bien remplie avait suffi à lui démontrer ma complète motivation. Toute une journée sur la route cahoteuse reliant Dieppe à Paris nous avait obligés à passer la nuit dans une mauvaise auberge à Pontoise. Le lendemain, maître Bachelet était reparti de bonne heure pour s’informer des évènements qui avaient conduit à l’arrestation de Marie Anne Duchastel, la mère de mes deux filles. C’est un fâcheux concours de circonstances qui avait fourré la femme que j’aimais dans de sacrés embarras. Bien malin avait-il été, maître Bachelet, car n’avait-il pas eu cette présence d’esprit d’emporter avec lui une seconde robe d’avocat afin que je puisse l’enfiler avant d’obtenir l’autorisation de m’infiltrer en sa compagnie à l’intérieur de la sinistre prison de l’Abbaye.
Place du Petit Marché, j’avais pu repérer l’inquiétante bâtisse, un imposant édifice, flanqué de deux tourelles, autour duquel étaient postés trois soldats de la Garde nationale. Dans l’encoignure du porche d’une habitation, maître Bachelet me présente ses dernières recommandations afin que la confrontation avec les révolutionnaires se passe au mieux. Dès la tenue revêtue au milieu d’une courette, je me découvre hésitant à suivre le défenseur qui se dirige vers la rue Marguerite où se trouvait l’entrée du lieu d’enfermement de ma chère Marie Anne.
Derrière une porte à guichet, un concierge coiffé d’un bonnet phrygien est rétif à l’idée que deux hommes de loi puissent visiter en même la ci-devant Marie Anne Duchastel dans le cachot. Un gendarme et un sans-culotte interviennent. Bien malgré moi, je m’emporte, je vocifère, puis, je leur tends à chacun une pièce d’une livre avant d’en donner deux. Ils se regardent et nous font signe de nous introduire… Nous franchissons un grand porche. Aussitôt, mes narines sont saisies par les odeurs effroyables qui gouvernent l’atmosphère. D’abord, il y a cette émanation d’eau-de-vie qui me pique le nez en pénétrant à l’intérieur de ce lieu sordide, puis surviennent les exhalaisons d’urines et d’excréments provenant d’un local à moitié ouvert. L’endroit est inquiétant, voire angoissant, parce que l’année dernière dix-neuf prêtres réfractaires furent égorgés par des Marseillais et des Bretons. C’est encore là que Tape-Dur, un type de Gournay-en-Bray, un normand bien de chez nous, Maillard qu’il s’appelait, après avoir massacré cent cinquante autres ecclésiastiques, improvisa un tribunal pour juger une cinquantaine de gardes suisses et du corps du roi, ainsi qu’un certain nombre d’innocents. Je sais qu’il fut l’un de ceux qui arrêtèrent Launay, le gouverneur de la Bastille. Si jamais, il officiait ici, j’espère ne pas le croiser. Peut-être, me repérerait-il s’il était déjà rendu sur la place du marché de cette belle bourgade de Gournay pour vendre des chevaux. Maître Bachelet me fait signe de rester discret. Un gendarme nous accompagne. Nous le suivons dans un étroit escalier. Après avoir longé un corridor où deux sans-culottes jouent aux dés sur un petit fut, il ordonne à l’un d’eux d’ouvrir une porte épaisse derrière laquelle sont entassées quelques prisonnières. Une vingtaine peut-être. Là encore, l’odeur est infecte. Nous pénétrons à l’intérieur de la cellule. La porte se referme sur nous. Je distingue dans la pénombre une femme prostrée au coin de la pièce. Paraissant malade, elle est en train de vomir. Marie Anne, qui me reconnaît malgré mon accoutrement, se détache des autres détenues et court vers moi pour me prendre dans les bras. Nous nous embrassons et nous pleurons ensemble. J’explique à mon tendre amour la raison de ma visite. Elle m’écoute attentivement. Maître Bachelet intervient aussitôt pour me signaler que le temps est compté et me recommande d’exposer tout ce que j’avais à déclarer avant de me tenir à l’entrée du cachot. Toutes les captives se sont tues. Posté contre la porte, je le regarde s’entretenir avec Marie Anne qui instantanément répond aux questions posées :
— Ton nom ?
— Duchastel Marie Anne, Monsieur,
— Citoyen… Il ne faut pas dire Monsieur, mais Citoyen… Monsieur, cela peut faire suspect… tu dois te méfier…
— Bien ! Si tel est votre désir… Mons… Citoyen…
— Citoyenne, ce n’est point ma volonté… Mais je me dois de rester prudent… pour les mêmes raisons, il ne faut plus dire « vous » ni « votre » ! On emploie le tu, toi, ton… dis-moi… Cette famille du Chastel est fut… est fort bien connue à Rouen ! Es-tu noble ?
— La branche de ma famille a dérogé… C’est mon grand-père qui me l’a dit… Mon père payait la taille, mon grand-père et son père étaient taillés également… Mon grand-père m’avait rapporté que nous en étions dispensés jadis… Il y eut une requête après qu’un intendant eût affirmé que l’aïeul avait été déclaré usurpateur. Ce qui était faux…
— C’est mieux ainsi de ne pas être noble par les temps actuels… Ton âge, citoyenne ?
— Trente-deux ans, mon père m’a dit…
— Tu serais donc née en… 1761. D’où es-tu native ?
— D’Offranville, près de Dieppe… Mon père occupe une ferme… Il possède d’autres tenures, l’une à Bully confiée à mon frère, l’autre à La Feuillie où un autre de mes frères tient une fiefferme…
— Es-tu mariée ?
— Je l’ai été, citoyen… Je suis veuve, mon homme qui avait servi le roi fut tué à la bataille des Saintes… un an seulement après mon mariage…
— Les Saintes, c’est aux Antilles, n’est-ce pas ? As-tu eu des enfants de cette union ?
— Non, mais…
— Mais quoi ? Qu’as-tu à me déclarer ?
— J’ai deux filles… j’ai eu deux filles jumelles avec le sieur Prevel qu’il a reconnu… Elles sont en garde chez leur grand-mère… la mère de sieur Prevel ici présent.
— Il ne m’a rien dit à ce sujet…
L’avocat, sourcilleux, me regarde longuement avant de reprendre.
— Comment se nomment-elles et quel âge ont-elles ?
— Marie Anne et Marie Julie… Elles ont environ 5 ans…
— Si ton mari est mort, tu n’as plus rien… De quel expédient vis-tu ? Es-tu mendiante ?
— Non, Citoyen, je vis habituellement chez mon frère à Bully… Mais je peux aussi demeurer chez mon père qui possède une ferme dans les environs d’Offranville. Seulement lorsqu’il m’en fait la demande, car les journaliers ne sont pas en nombre suffisant pour vaquer dans les champs.
— C’est donc à Offranville que tu en as profité pour rencontrer le sieur Prevel ; Nicolas Prevel ici présent ?
— … Je…
— Ne baisse pas la tête, Citoyenne, et réponds !
— Oui, Citoyen…
— Ce n’est pas cela qui t’est reproché… Sais-tu pourquoi tu es ici ?
L’avocat me parcourt à nouveau, car à cette question, Marie Anne est visiblement apeurée.
— J’ignore la raison pour laquelle on m’a prise… Je rendais visite à ma cousine qui avait accouché, il y a deux mois… Elle vit avec son mari dans le village d’Auteuil. Des hommes ont commencé à me suivre lorsque je suis revenue vers l’église.
— Ce n’est ni devant l’église ni devant la maison de ta parente qu’ils t’ont saisie ! Je me suis renseigné… Où te rendais-tu ?
— Je passais par la rue du Buis parce que j’y étais obligé ! Je me suis arrêtée un instant pour regarder une demeure… Celle de madame de Gouze. C’est à ce moment-là qu’ils m’ont attrapée…
— Tu étais donc au fait que dans cette même rue résidait Olympe de Gouge… Olympe Gouze ? Connais-tu cette bourgeoise qui avait rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ? Ils t’ont appréhendée juste devant ce logis, c’est bien ça ?
— Oui, je sais qui elle est… c’est une amie de ma mère… Une honnête personne… C’est elle qui avait hébergé ma sœur quelque temps… C’est elle qui avait repéré la maison dans laquelle habitent ma cousine et son mari… C’est à deux pas de son domicile…
— Pour quelle raison ta cousine et son homme demeurent-ils le village d’Auteuil ?
— Par simple convenance… Je viens de vous le dire… C’est madame de Gouze qui…
— Citoyenne Gouze… Tu dois dire… Je suis au fait que ta cousine et son époux ont été arrêtés en même temps que toi… Sais-tu où se trouve actuellement ta parente ?
— Elle est dans cette cellule… C’est elle qui est malade… Elle est maintenant couchée sur le grabat… Je crains qu’elle soit de nouveau enceinte. On l’a aussi séparé de son enfançon qui a besoin de lait… je sais qu’on doit la transférer dans un autre endroit pour qu’on puisse la soigner… Je ne sais pas ce qu’il est advenu de son mari… Nous n’avons absolument pas agi contre la République.
— Si elle est grosse, il ne lui arrivera rien… Pour toi, je me suis déjà renseigné… Tu as été appréhendée il y a cinq jours, le 21 juillet… le 3 thermidor, le lendemain de l’arrestation de la citoyenne Gouze. Sais-tu si elle est également dans cette prison ? Le mari de ta cousine a été emmené à la Force… Es-tu certaine de n’avoir rien à te reprocher ?
— Rien, Citoyen, ni ma cousine d’ailleurs… Madame de… La citoyenne Gouze a été écrouée dans le cachot d’à côté… Faites… Faites votre possible pour nous libérer de cet enfer… Je vous en conjure…
— Parle moins fort, malheureuse ! Sinon les gardes vont t’entendre et vont nous contraindre de sortir !
L’avocat en impose par sa stature. Marie Anne continue de manifester sa peur. Elle crie… La porte s’ouvre en grinçant. Nous sommes obligés de partir. Cette présence inopportune m’empêche d’étreindre Marie Anne. Nous quittons ce terrible endroit pour atteindre le centre de la place Sainte Marguerite où l’homme de loi me le confirmera aussitôt : « Elle ignore pour quelle raison on l’a enfermée ici. Elle n’a absolument rien à se reprocher… On l’a interpellée par hasard, car elle a eu la mauvaise idée de s’être arrêtée un instant devant le domicile de la citoyenne Gouze. Or, Marat planifiait d’abattre ladite citoyenne Gouze… Tout le monde le sait ici… ».
Je le sais fort bien que Marat eut le malheur de se faire estourbir dans sa baignoire, il y a de cela huit jours. Je sais aussi que la criminelle, une fort belle fille de 25 ans, Charlotte Corday qu’elle s’appelait, est montée toute souriante dans la charrette pour se faire raccourcir pendant que le bourreau qui l’accompagnait était au plus mal, m’avait mentionné un poudré, hier dans une taverne. Sept jours, ils ont donc attendu sept jours pour faire obstacle à la citoyenne Gouze, puis à tous ceux de son entourage. Je scrute le regard désespéré de Maître Bachelet qui me glisse alors : « Je vais tenter l’impossible… ».
Immédiatement, nous nous rendons jusqu’au Procope, situé à quelques pas d’ici, où Maître Bachelet va plaider notre cause auprès de Danton qui fréquente assidûment le café.
Point de Danton. D’ailleurs, je découvre avec effarement que Danton a été écarté du Comité de salut public, il y a de cela quelques jours, pour profiter de sa toute nouvelle épouse, nous rapporte un personnage légèrement talqué qui s’est dressé devant nous comme par enchantement et en affichant l’air le plus idiot qui soit. Reste maintenant Robespierre que nous venons d’entrevoir dans le reflet d’un miroir après qu’il eut descendu l’escalier, car nous apprenons par le même homme que ce sera lui qui succédera à Danton dans les prochains jours. Alors que le sieur de Robespierre se rapproche de nous, nous parvenons à le coincer alors qu’il ajuste son chapeau à plume sur sa perruque. Nous le prenons à part. Méfiant, il nous toise, nous défie, se montre intraitable et hausse le ton… mes yeux se ferment… Je m’évanouis…
Un flash soudain parti de nulle part m’aveugle… Je ne suis plus sur la place Sainte-Marguerite… Miraculeusement, les odeurs nauséabondes ont été remplacées par des fragrances de parfums divers. Je sens l’arôme des fleurs…
Tout à côté de moi, une jeune femme entièrement nue, étirée sur son grabat, se redresse sans réfléchir et me repousse à tour de bras avant de poser ses mains sur les épaules pour me secouer énergiquement. Agenouillée à mes côtés, la même femme me caresse la nuque et le visage… Je devine qu’elle me parle, car sa bouche s’ouvre et se clôt sans discontinuer et sans aucun son. Qu’y suis-je ? Qui est-elle ? Maintenant, je peux voir mon corps de l’extérieur. Je le distingue inerte, couché en travers du matelas, le sexe érigé pendant que la femme continue de gesticuler, cherchant à demander de l’aide en pleine nuit.
Elle enfile sa robe de chambre pour appeler les secours.
De l’endroit où je suis, j’ai comme l’impression que deux personnes coexistent, l’une physique, restée allongée sur le lit, et l’autre virtuelle, habitée par une conscience… Visualisant la scène de chaque coin de la pièce, je réalise que c’est Isabelle qui est revenue pour me secouer à nouveau et me gifler, avant de saisir ma tête entre ses mains… Elle me parle, une larme perle sur sa joue et…
Flash…
Je concrétise que, comme un somnambule, j’ai voulu honorer Isabelle qui s’est subitement réveillée, et pour calmer mes ardeurs, elle s’est redressée, surprise de me découvrir les yeux hagards. C’est à ce moment que je suis tombé à la renverse, tel un corps mort… Elle a tenté de me réanimer, tandis que le voisin du dessous précédait les pompiers qui surgissaient dans l’appartement.
J’entends le hurlement d’une sirène, celle d’un véhicule de secours qui m’emmène dans un hôpital. Isabelle est à mes côtés, me tenant la main. Je me sais sous le contrôle d’un médecin urgentiste qui surveille l’ensemble de mes paramètres.
Flash…
L’enfer perdure… Un insondable trou noir s’ouvre devant moi… Puis un nouvel éclat de lumière sillonne le ciel… Je suis en train de vivre l’existence d’un notable de campagne qui s’est précipité à Paris pour retrouver la femme qu’il aime… C’est la femme que j’ai serrée contre moi quand je me suis introduit dans le cachot… Des bribes de souvenirs me reviennent : le voiturier du chasse-marée, qui effectue continuellement le trajet entre Dieppe et les Halles de Paris, m’a rapporté, lors de son passage par Tôtes, la terrible nouvelle. Il la tient du citoyen Nicolas Grébauval, ancien commis de Fouquier-Tinville, qui a été désigné comme juré au Tribunal révolutionnaire… J’ignore comment un simple voiturier peut connaître un si sinistre personnage, mais il le fréquente quand même. Grébauval… Nicolas Grébauval… Il me semble avoir déjà entendu ce nom. J’apprends que le jugement et le verdict sont prévus pour le 3 vendémiaire de l’an II à la Conciergerie… Je suppose que le voiturier m’a correctement renseigné…
Je m’y rends juste avant l’ouverture de l’audience. Avec difficulté, je parviens à me trouver une place sur un banc, au tout dernier degré et à droite de la salle du Tribunal. Face aux gradins réservés aux accusés, j’ai remarqué la présence de beaucoup de femmes dans la première rangée dont certaines ont même sorti leur pelote de laine pour tricoter… Cette journée va être longue, très longue… Patiemment, je vais attendre que Marie Anne puisse assurer vaillamment sa défense devant les cinq juges qui viennent de s’installer… Voici le greffier qui s’amène pour discuter avec l’un des douze jurés. Je compte maintenant sur maître Bachelet que j’ai payé à prix d’or et qui m’a redemandé, encore hier, un surplus afin de pourvoir aux frais de bouche… C’est que ça mange bien, un avocat… Sans compter qu’il a souvent soif et que je le traîne de taverne en taverne pour étancher son envie de boire… Tiens, voilà l’accusateur public et deux de ses sbires qui s’avancent et s’asseyent au pied des gradins. Le temps passe… Je languis sur mon banc, car le président est parti précipitamment et se fait attendre… Je redoute ce jugement… Une porte grince… Il revient enfin. Je ne m’étais pas aperçu qu’il claudiquait. Il parvient à prendre place tandis que les avocats demeurent impatiemment debout ou assis dans un coin de la salle. J’observe Fouquier-Tinville, l’accusateur public qui les regarde d’un œil mauvais… Le président déclare la séance ouverte… Un huissier appelle le premier suspect. Pourquoi ne l’installe-t-on pas dans les gradins ? Ah ! Un autre huissier lui apporte un tabouret, mais lui intime l’ordre de rester debout… Des hommes de la Garde nationale se tiennent près de lui. D’ores et déjà, le spectacle a commencé, car l’accusé, un poissonnier, gueule comme un putois, ne comprenant pas les raisons de son arrestation… Fouquier-Tinville se lève, s’emporte et s’énerve pendant de longues minutes avant de se rasseoir et de se relever pour tourner autour du malheureux et le convaincre d’avouer qu’il avait applaudi la mort de Marat le 25 messidor de l’an I de la République. Le verdict ne se fait pas attendre : la peine capitale. Puis, à chacun leur tour, passent un bourgeois, deux journaliers, un émigré, un menuisier, un comte lui aussi émigré, un ancien sous-officier, la cousine Thérèse Salezard, puis Marie Anne. À chaque fois, la même sentence est requise et rendue quelques instants plus tard sous les quolibets des furies qui sont assises au premier rang… Sans sourciller, elles continuent leur tricotage… Je suis abasourdi… Marie Anne n’a pas pu défendre sa cause. L’avocat s’est complètement tu à la vue de Fouquier-Tinville qui a déversé, à ce moment-là, une diatribe violente à l’encontre de tous ces contre-révolutionnaires qui ont voulu rétablir la Royauté… Le sort de sa cousine, enceinte, reste encore incertain en raison de son état… Une sage-femme va l’examiner, vient de déclarer l’un des juges.
Présentement, j’ai compris que l’exécution doit avoir lieu en fin d’après-midi. Maintenant que la liste est close et contresignée par Fouquier-Tinville, mon voisin de droite m’explique en détail ce qui va se dérouler dès aujourd’hui. Quant à mon voisin de gauche, je n’ai pas envie d’écouter ses commentaires. Je ne sais même pas ce qui me retient de lui cogner très fort la tête lorsqu’il s’esclaffe en évoquant la nouvelle « fournée » qui se prépare. Ce vocable inconvenant « fournée » suggérant que la cuisson du pain va irrémédiablement parvenir à son terme m’exaspère, car il me tenaille les tripes… Un homme, qui vient de se retourner vers moi, a saisi qu’une des femmes accusées était l’une de mes proches. Malgré sa mise négligée, je pressens qu’il appartient à l’ancien ordre. C’est un noble, me dis-je en regardant ses mains qu’il sort de ses poches. Discrètement, il m’explique que Marie Anne va rejoindre les autres condamnés de la journée dans la cour de Mai. Elle devra patienter encore un peu jusqu’à ce que le bourreau l’appelle par son nom. Ses cheveux et son col seront coupés. Ensuite, elle sera hissée dans une vieille charrette à ridelles… Je décide d’attendre que le « carrosse à trente-six portières » comme disent tous ceux que j’ai entendus dehors, quitte la conciergerie… Une citoyenne enragée, bonnet phrygien sur la tête, tente de me relater le calvaire que vont devoir endurer les condamnés avant d’aborder la bascule à Charlot… Je ne peux faire autrement que d’écouter cette vieille vipère malgré le dégoût qui m’étreint le cœur… Je ne pourrais pas escorter ce convoi avec tout ce monde dans les rues… Je ne parviendrais pas à supporter ces cris de haine de la populace qui crache, qui conspue ou qui hurle sur ceux qui vont bientôt mourir. J’ai mal, j’ai très mal… Ne pouvant éviter de passer par la rue Saint Honoré, je choisis de suivre le cortège de loin, de très loin… À mi-chemin, je récupère une voie de traverse qui va me permettre de longer le jardin des tuileries jusqu’à la place Louis XV rebaptisée pour la circonstance place de la Révolution… Le convoi n’est pas encore arrivé à destination et je crois comprendre qu’il approche si j’en juge les propos des aides qui patientent en piétinant de long en large sur l’échafaud. En attendant, une odeur pestilentielle composée de crottins de cheval, d’urine et de je ne sais quoi me pénètre dans les narines… Partout des flaques de sang séchées maculent le sol dont certaines collent aux semelles de mes bottes. Je n’en peux plus de me morfondre, car j’ai excessivement mal à mon âme et il fait horriblement chaud… Je manque de m’évanouir… Un brouhaha soudain m’oblige à me retourner… Des Gardes nationaux maintiennent la populace à distance. La charrette vient de parvenir par la rue Royale Saint Honoré, passe devant le garde-meuble et s’arrête à deux toises des marches de l’échafaud. Je ne distingue pas immédiatement Marie Anne. Aussitôt Sanson ordonne aux gardes de faire descendre douze hommes et deux femmes, dont les noms sont cités. Tous ont les mains liées derrière le dos… Je reconnais enfin son incomparable silhouette, me refusant toujours à croire à la tragédie qui est en train de se mettre en place… Ses beaux cheveux châtains sont coupés à hauteur de sa nuque… Son jupon est taché par du sang et son col est largement échancré… On dirait qu’elle s’est débattue, son corsage étant légèrement déchiré, ce qui laisse apparaître la rondeur d’un de ses seins… Oh mon Dieu ! Elle pleure ! Je pleure aussi… Elle semble cependant très courageuse malgré ses larmes… Le ventre noué, je regarde les hommes qui, l’un après l’autre, au son des tambours, montent sur l’échafaud. Je ne peux pas voir ce spectacle si horrible que je me retourne pour écraser les gouttes qui envahissent mon visage… Même si elle pressent ma présence, car elle scrute à droite et à gauche, elle ne doit pas découvrir que je me suis dissimulé parmi la foule. Pourtant, nos yeux parviennent à se croiser… Elle ne peut s’empêcher d’étouffer un sanglot… C’est maintenant au tour de Thérèse Salezard de grimper les quelques marches… Elle était enceinte, m’avait affirmé son mari… Marie Anne sait que cela sera son tour juste après… Elle pleure et refuse son sort. Sans aucun ménagement, les aides de Sanson la saisissent par les bras et lui font monter les degrés jusqu’à cette impressionnante machine qui me fait frémir d’effroi… Ils l’attachent sur la bascule… Je ne peux pas croire à ce qui se passe… Je baisse la tête et aussitôt un bruit sourd me glace le sang… Comme pour les autres, Sanson montre la tête au peuple et aussi comme pour les autres, je ne peux pas visionner l’horreur en face… Effondré parmi les vivats, je traverse une sorte de brouillard… Dans ce brouillard diffus, la guillotine s’estompe comme par enchantement pour se métamorphoser en une horloge qui ne ressemble pas tout à fait à celle qui se trouve dans la bibliothèque, car celle que je perçois s’avère en cours d’assemblage… cependant, je distingue un balancier orné d’un soleil doré qui, oscillant devant la lucarne, semble faire office de couperet.
Je crie, j’ouvre enfin les yeux pour les refermer d’emblée. Isabelle me tient la main que je serre très fort. J’entrevois un médecin qui surveille un instrument de mesure, tandis qu’une sirène à deux tons transperce la nuit. Tout cela me paraît sombre, obscur, irréel, comme si je vivais entre deux dimensions temporelles où s’entrechoquent le passé et le présent, un monde physique et un autre virtuel dans lequel je me débats à l’intérieur d’un vortex quantique dans lequel émane une étrange source lumineuse.
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