Le satrape du Bilhel

5 minutes de lecture

Akshan gardait sa tête entre les mains et relisait inlassablement la missive. Sa chevelure blonde tombait le long de sa tête, coulant entre ses gros doigts pendant que son visage affichait une moue contrariée, expression encore renforcée par la protubérance de ses joues.

« Par décret impérial et suite au récent assassinat du prince Shilan, toutes les provinces doivent sans délai purger l’hérésie qui s’y trouve et rendre compte des mesures prises en ce sens. Sa Majesté vous enjoint à honorer le serment de fidélité que vous lui avez prêté et jugera de vos efforts. Il récompensera ses loyaux serviteurs et punira les mauvais.

Grand vizir et archimage, Aïshana. »

Naturellement, la lettre n’était pas arrivée seule. Une demi-douzaine de membres de l’Œil sans paupière l’avait escortée. Ils appartenaient autant au message que les mots qui s’y trouvaient inscrits. Ils veillaient sur le satrape en ce moment même. L’autorité dont ils étaient pourvus et la pression qu’ils exerçaient sur le gouverneur l’intimidaient plus que mille ennemis en armes. Leur robe blanche avec, comme seul motif, une pupille noire en son centre n’aidait pas à éprouver de la sympathie à leur endroit. Akshan soupira fortement, espérant que cela évacuerait au moins un peu la tension. La chasse aux hérétiques était lancée. Le problème avec les infidèles, c’est qu’ils ressemblent comme deux gouttes d’eau aux loyaux sujets de l’Empereur. À ceci près qu’ils assassinent, de temps à autre, un fonctionnaire ou un noble. Cela relevait presque du folklore à force. Mais de là à s’en prendre à un prince, au propre neveu du Souverain. Quelle folie.

En temps normal, Akshan recevait ce genre de rappel une à deux fois par an. Il se contentait alors d’emprisonner un ou deux rebelles notables et les brûlait lorsque l’Œil envoyait un de ses membres pour le surveiller. En règle générale, il finissait par sympathiser avec l’émissaire autour d’un godet et tous deux terminaient immanquablement la soirée à rigoler du zèle de certains de leurs confrères respectifs. Pas cette fois.

Ils étaient six et l’esprit du texte ainsi que les rumeurs qui circulaient autour indiquaient que le ton avait changé. Rien dans la forme ne différenciait ce mot de tous les précédents. Cependant, l’atmosphère qui l’entourait s'était transformée. Comme si cette maudite sorcière avait embaumé le papier de quelques sortilèges propres à diffuser l’effroi dans le cœur de celui qui le lirait. Et puis, il y avait les faits. Le grand vizir précédent et le gouverneur de Moufakdi avaient été exécutés de bien horrible façon. On ne lui avait même pas envoyé de missive à ce sujet. On avait laissé la nouvelle se répandre, pariant sur les inévitables ajouts et affabulations que chaque intermédiaire ne manquerait pas de broder autour de l’histoire originelle. À cet instant, le satrape sentait le couperet au-dessus de sa tête plus sûrement encore que le meurtrier sur le billot.

Il parcourut à nouveau l’ordre qu’il venait de recevoir.

« Il récompensera ses loyaux serviteurs et punira les mauvais. »

Cette phrase ne relevait plus de la tradition ou de l’automatisme rédactionnel des fonctionnaires du palais. Elle était désormais à prendre au pied de la lettre. Sans doute possible. Il leva la tête et jeta un regard par-dessus l’épaule aux six agents qu’on lui avait envoyés. Leurs mines étaient aussi crispées que la sienne. Ils ne partageraient pas une bonne bouteille d’Arak tous ensemble lors du diner.

Il redéchiffra la directive.

« … rendre compte des mesures que vous avez prises. »

Un bête compte rendu ne suffirait pas. On avait d’ailleurs accompagné le papyrus de plusieurs centaines de fiches, vierges pour l’instant. Enfin, pas tout à fait. Il s’y trouvait deux colonnes. Une avec inscrit : « Je confesse pratiquer l’hérésie et assure me repentir » et l’autre où l’on attendait indubitablement un paraphe. Absurde. L’immense majorité des gens d’ici ne savait ni lire, ni écrire. Assurément, un millier de croix ne convaincraient pas les idiots d’intendants qui liraient ceci. Il leur faudrait des courbes variées, certains caractères soigneusement dessinés, d’autres plus grossièrement. Sans quoi, ils risquaient de suspecter quelques supercheries et de jeter sur lui l’anathème. Et toujours ces six surveillants qui ne le lâchaient pas d’un pouce. Toute tentative de duperie se verrait invariablement éventée avant même d’avoir été entamée. À cette pensée, l’un d’eux s’avança. Le plus imposant, naturellement.

— J’allais oublier. On m’a demandé de vous préciser que les signataires devraient écrire avec leur sang. Ordre du grand vizir.

Quelle idée de nommer une sorcière à un poste si important. Généralement, lorsqu’on demande à quelqu’un d’employer son sang pour une tâche quelconque relative à la magie, cela ne se termine jamais bien pour lui.

— Qu’adviendra-t-il alors ?

— Oh, je ne suis pas au fait de toutes les subtilités. Mais il va sans dire que toutes les personnes ayant avoué un tel crime devront être châtiées.

Cela ressemblait bien au Roi des rois. La clémence et la pitié ne l’effleuraient jamais. Mais, cette fois, on se donnait les moyens de vérifier. Et ce genre de bricole enchantée possède la fâcheuse tendance à couter horriblement cher. Pas sûr qu’à la capitale on se réjouisse d’un gâchis. On lui avait envoyé trois cents fiches, il fallait qu’il en renvoie trois cents. Sinon… Mieux valait ne pas y songer.

Il se replongea dans sa lecture.

« Il récompensera ses loyaux serviteurs et punira les mauvais. »

Cette fois-ci, on les mettait en concurrence. Le satrape se contentant du minimum finirait à coup sûr décapité. Dans le meilleur des cas. Oui, cela expliquait les fiches, les envoyés de l’Œil, les racontars qu’on laissait courir. Le grand vizir se couvrait. Elle voulait la preuve que les seigneurs de province agissaient sans preuve qu’elle les enjoignait au zèle. Grâce au ciel, Akshan pantouflait depuis longtemps à ce poste et connaissait les rouages et les subtilités de l’administration impériale. Il plaignit les novices de sa profession. Mais là… plus de trois cents pages… Cela ferait au moins dix mille exécutions… Mais il savait ce qui l’attendait s’il se contentait du minimum.

Il reposa son regard sur le parchemin.

« Sa Majesté vous enjoint à honorer le serment de fidélité que vous lui avez prêté et jugera de vos efforts. »

Il récita cette phrase dans sa tête une bonne dizaine de fois. Il la décomposa, l’analysa, la retourna, la chuchota jusqu’à ce que cette bouillie de lettre ne forme plus qu’un amas de sons vides de sens. Soudain, un éclair jaillit dans son esprit. Pourquoi ne l’avait-il pas réalisé plus tôt ? Cette dernière partie : « Jugera de vos efforts. » Cela n’était pas naturel. Jamais l’Empereur ne s’abaisserait à une si basse besogne. Non, évidemment non. Mais il devait agir comme si. Et dans ce cas, il ne fallait reculer devant rien pour remplir ces fiches. Si l’on tenait à sa tête et à sa famille plus qu’à son peuple en tout cas. Quel climat délétère pouvait bien régner à la capitale pour qu’on se résigne à de telles extrémités ? Le satrape s’imagina un court instant les conséquences de ce qu’il s’apprêtait à commettre. Puis il se représenta les visages de sa femme et de ses enfants. Puis il regarda les fiches. Il se résigna. Après tout, les cadavres ne se voient pas sur le papier.

Il sortit alors sa plume, son encrier et son papyrus, puis commença à rédiger ses ordres d’une main tremblante, de peur autant que de honte.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0