Chapitre I - Un temps d'accalmie (4)
L’antichambre du bureau royal offrait une vue plongeante sur les quartiers ouest d’Orebrune, avec leurs rues tortueuses qui se lançaient à l’assaut de la crête rocheuse. En dépit des fauteuils capitonnés disposés dans la pièce, l’amiral Costen Matven, chef d’état-major de la Marine aérienne, ne trouvait pas la patience de demeurer assis. Debout devant la fenêtre, il observait la ville pour tenter de dissiper sa nervosité.
Malgré les responsabilités qui le tenaient éloigné des salles de commandement, le vieux militaire conservait la soif intense des espaces célestes. Il lissa le revers de son uniforme bleu, tout en songeant à la vanité des galons et des médailles qui s’y accumulaient. Pendant toute la durée de la guerre, il avait mené son propre combat contre le sentiment récurrent de n’être qu’un embusqué, quand la quasi-totalité des « volants » évoluait sous le feu. À présent, dans ce cabinet aux murs tendus de brocard vert pâle et au plafond délicatement mouluré, il se sentait comme prisonnier et, pire encore, de l'être de son plein gré.
Un chambellan pincé apparut à la porte :
« Amiral, Sa Majesté est disposée à vous recevoir. »
Son bicorne sous le bras, Matven lui emboîta le pas. Ouvrant un seul des battants, le chambellan lui fit signe d’entrer. Il le délesta de son couvre-chef avant de sortir en refermant doucement. Si ce singe en livrée ne restait pas planté dans un coin, cela impliquait une entrevue strictement confidentielle. Peut-être l'amiral échapperait-il à une énième discussion sur les questions budgétaires.
La salle de travail le frappait toujours par son exiguïté. Les murs plaqués de sombres boiseries semblaient se resserrer autour de Matven comme les parois d’une nef, malgré la lumière froide projetée par les candélabres à cristaux. Derrière un bureau décoré de fins rinceaux dorés était assis un homme mince à l’expression pragmatique : Lamon aur’Elzavar, souverain de Tramonde. Debout dans son dos se tenaient deux personnes. L’amiral reconnut avec contrariété le plus grand des deux, dont le visage s’ornait d’imposants favoris gris : Liren Jurson, conseiller privé à la Paix intérieure, envers qui il éprouvait l’antipathie foncière du militaire pour le policier.
« Votre Majesté... salua Matven en esquissant un rapide garde-à-vous.
— Amiral Matven, répondit le roi d’une voix de ténor bien modulée. Vous connaissez déjà le comte Jurson, je pense ? »
Les deux hommes échangèrent un salut poli, mais glacial. Matven remarqua que le souverain n’avait pas jugé nécessaire de lui présenter l’autre personnage, un individu trapu au regard vert particulièrement incisif.
« Asseyez-vous, amiral ! reprit le roi en l'invitant d'un geste de la main. Quelles sont les nouvelles ? »
Matven casa sa large carcasse dans l’un des fauteuils qui faisaient face au bureau, tandis que Jurson s’installait dans le second. L’inconnu prit place à une petite table en retrait et organisa avec des gestes soigneux son matériel d’écriture, sans prêter plus d’attention que nécessaire aux autres occupants de la pièce. L’amiral s’éclaircit la voix :
« Huit nouvelles nefs sortent des arsenaux prochainement, Votre Majesté. Nous sommes encore loin d’avoir reconstitué notre flotte, mais nous ne sommes plus aussi vulnérables qu’au sortir de la guerre. Nous avons choisi de renforcer le contingent du comptoir de Sikar, ainsi que la frontière sud-est où nous avons eu à déplorer quelques incursions estrepalaises…
— Fort bien, lança le roi avec indifférence. Mais je ne vous ai pas convoqué pour cela. Que savez-vous de la situation des Marches dardaniennes ? »
Matven haussa un sourcil perplexe :
« C’est la dernière province directement administrée par son seigneur, le prince Tallis aur'Lerranen, Pair du Royaume et Second du Premier cercle. De fait, nous n’y assurons qu’une présence minimale : quatre ports et un arsenal, à Korind. C’est une région de landes parsemées de bosquets, des terres souvent impropres à la culture. Les Marches dardaniennes tirent l’essentiel de leurs revenus du transit commercial entre Tramonde et les petits états de l'est. Comme aucun des pays frontaliers n’a intérêt à perturber l'économie, la situation reste calme.
— Si l’on n’escompte, intervint Jurson d’un ton incisif, la recrudescence d’activité des courseurs durant ces derniers mois. »
Matven ne put retenir un haussement d’épaules :
« Conseiller, les courseurs sont des pirates tramondiens. C’est à la Paix intérieure de gérer les crimes de droit commun.
— Vous n’étiez pas si regardant quand vous traquiez les corsaires foromalais, répliqua son interlocuteur, caustique.
— Il s’agissait de Foromalais, comme vous l’avez si bien dit ! Et qui plus est de corsaires, officiellement mandatés par une puissance étrangère. Les attaques qu’ils menaient contre notre flotte marchande rentraient dans le cadre d’une guerre que la Confédération avait omis de déclarer… »
D’un geste, le roi coupa court à la discussion :
« Messieurs, je comprends vos points de vue respectifs, mais ce problème est en train de prendre un tour sensible. Comte Jurson, vous serait-il possible de montrer à l’amiral le rapport de l’intendant responsable de ce secteur ? »
Non sans répugnance, Matven saisit les feuillets couverts d’une écriture serrée que lui tendait le conseiller et les parcourut rapidement. L’intendant de sécurité, un dénommé Durvan, avait établi des statistiques précises des attaques sur les derniers mois : sur un trafic quotidien d’une trentaine de vaisseaux de toutes origines, on ne dénombrait pas moins de cinq agressions. Malgré le renforcement des armements civils et les escortes de patrouilleurs, les courseurs devenaient de plus en plus difficiles à mettre en déroute.
« Voilà qui paraît effectivement préoccupant, Votre Majesté, admit Matven. Mais je ne vois pas en quoi mon état-major est concerné. Il suffirait de reporter les contingents de patrouilleurs des zones plus calmes vers le secteur des Marches dardaniennes. »
Le roi s'appuya les accoudoirs de son fauteuil et joignit l’extrémité de ses doigts :
« Cette solution paraît appropriée… à première vue, répondit-il d'un ton posé. Cependant, nous pensons que les patrouilleurs ne disposent ni du matériel ni de l’expérience nécessaire pour mener ce genre de combat. Vous n’ignorez pas que nos finances connaissent des difficultés considérables. Nous ne pouvons permettre que le trafic des routes dardaniennes soit ainsi perturbé. Aussi avons-nous pensé qu’il serait adéquat d’apporter aux patrouilleurs un peu de l’esprit et de l’expertise propres à la Marine aérienne. »
Il marqua une pause et vrilla l’amiral de ses prunelles gris pâle. Mal à l'aise, Matven remua dans la chaise, qui émit quelques craquements douloureux. Les circonvolutions empruntées par le roi ne présageaient rien de bon.
« Ce que nos forces frontalières sont en mesure de faire, si le besoin se présente, répondit-il enfin sans parvenir à bannir la méfiance de sa voix. Si l’ordre leur en est donné, ils ne pourront refuser de coopérer… »
Le souverain se recula dans sa chaise, haussant un sourcil critique :
« Leur tâche est liée à la proximité de la frontière externe du royaume, amiral, répliqua-t-il, et il n’est pas question de les détourner de leur mission. Par ailleurs, le prince Tallis prend ses prérogatives à cœur : la présence de contingents de la Couronne, qu’il s’agisse de la Marine aérienne ou de la Paix intérieure, est soumise à des accords très stricts. Toute intervention des contingents frontaliers dans l’intérieur des territoires, hors une incursion étrangère caractérisée, pourrait être perçue comme une dénonciation de ces accords. »
Le déplaisir du roi clairement à travers ses paroles, mais même le monarque héréditaire de Tramonde ne pouvait contrevenir au Pacte fondamental qui avait offert le pouvoir à sa lignée : en un temps de grave instabilité, l’assemblée des plus puissants seigneurs de Tramonde avait choisi l’un de ses ancêtres pour assumer la dignité royale. Des six familles initiales, seulement quatre subsistaient, mais la plupart des Pairs avaient abandonné à la Couronne leurs prérogatives politiques. Si le souverain ne pouvait s’élever contre l’indépendance affirmée par Tallis aur'Lerranen, il la considérait sans doute comme un affront.
« Par contre, il ne nous est pas interdit d’envoyer un appui occasionnel à ces contingents, poursuivit le roi, en particulier s’il s’agit d’une mission d’assistance et de conseil – à condition cependant qu’elle soit agréée par le prince Tallis. »
Matven lança un bref regard en direction de Jurson, mais le visage osseux de ce dernier, concentré sur les paroles du souverain, ne trahissait rien de ses pensées. L’amiral froissa machinalement le papier entre ses doigts ; il détestait toutes ces manœuvres et manipulations politiques.
« Votre Majesté sait combien la flotte aérienne a été mise à mal par le conflit. Je ne pourrai distraire que quelques bâtiments. Beaucoup de nefs nécessitent des travaux importants de remise en état, à la suite des dommages et des défauts d’entretien dus à la guerre… »
Le roi leva les mains en un geste apaisant :
« Il ne sera pas nécessaire de rassembler un gros contingent, amiral. Comme je vous l’ai précisé, la teneur de la mission repose sur la transmission d’un certain… esprit que vos hommes ont développé durant la guerre.
— Que Votre Majesté me pardonne, mais… de combien de nefs souhaite-t-elle l’envoi ?
— Une seule devrait suffire. »
Le sang de l’amiral ne fit qu’un tour. Il frappa de la main la liasse de papiers qu’il tenait toujours :
« Ce rapport parle d’une vingtaine de courseurs bien armés !
— Les patrouilleurs de la Sécurité intérieure pourront l’appuyer en cas de besoin, précisa Jurson avec un sourire mielleux. Votre aigle se contentera de leur donner une petite leçon de combat… »
Matven tourna vers lui un regard incendiaire :
« Si je désigne un bâtiment, cette décision risque d’être perçue comme une sanction autant pour le mondrad que pour son équipage !
— Vos troupes sont-elles si peu sensibles à la raison d’État ? » trancha le souverain, irrité.
Matven serra les mâchoires et baissa la tête : ses troupes avaient vécu un véritable enfer durant la guerre des Comptoirs ; elles ne connaissaient que trop bien le prix de la raison d’État, en vies perdues, en sang versé, en peine et en douleur.
« Votre Majesté souhaite-t-elle que je trouve un volontaire ? demanda-t-il, en arrachant chaque mot à sa gorge crispée de colère.
— Ce ne sera pas nécessaire », intervint l’homme aux prunelles vertes, pour la première fois.
La plume en suspens, il avait levé les yeux de son écritoire et posait sur l’amiral un regard amusé. Matven fronça les sourcils et attendit la suite ; quand elle tarda à arriver, il dut se résoudre à la solliciter :
« Cela signifie-t-il que le choix est déjà opéré ?
— Vous pouvez toujours formuler des objections, mais je doute qu’elles soient acceptées », rétorqua l’inconnu d’un ton cynique, mais non dénué de sympathie.
L’amiral ne put réprimer un sentiment de malaise. Qui était cet individu, pour se permettre de critiquer implicitement le souverain, sans que ce dernier prît la peine de le remettre à sa place ? Toute cette pantomime ne lui revenait guère : l’ordre aurait pu tomber purement et simplement du ministre de la Marine ; il n'y avait nul besoin de faire peser une telle chape de secret.
La raison d’État...
Son regard se reporta vers le souverain, dont le visage mince portait une expression indéchiffrable :
« Puis-je savoir à quelle nef pense Votre Majesté ? »
Une ombre de sourire joua sur les lèvres fines du monarque :
« Le Ferragon. »
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