Chapitre I - Un temps d'Accalmie (6)
Matven se figea, sa main libre crispée sur l’accoudoir du fauteuil. Il tenta de se persuader que tout cela n’était qu’une stupide et sinistre farce, en vain. La demande venait de son souverain et une décision aussi fermement établie n’admettait pas la contestation. Malgré tout, l’amiral refusa de trahir son devoir en acceptant cette mesure sans protester :
« Votre Majesté, la guerre n’est finie que depuis trois mois. Le Ferragon a payé un très lourd tribut au conflit. Comme Votre Majesté le sait peut-être, c’est une nef miraculée, qui a failli être déclassée en raison de l’étendue de ses avaries. Sous le commandement du mondrad Tallamond comme sous celui du mondrad aur’Commara, elle a pris ou abattu un nombre remarquable d’ennemis…
— Je suis au fait de tout cela, amiral, répondit le roi d’un ton aussi froid qu’agacé.
— Le Ferragon est devenue légendaire. La mobiliser pour une expédition – si Votre Majesté me pardonne – indigne de la Marine aérienne représente un affront envers l’ensemble de la flotte. Cette mission de… police représentera une anomalie inexplicable dans des états de service de son mondrad, dont Votre Majesté connaît l’exceptionnelle valeur… »
Le visage du souverain se ferma ; ses fins sourcils se froncèrent avec sévérité :
« Il suffit, Amiral. Notre décision est irrévocable. En tout état de cause, les compétences du mondrad aur'Commara et de son équipage ne sauraient être mieux employées ! »
Matven était décidé à ne pas lâcher si facilement, quelles qu’en fussent les conséquences. Il se tourna vers le conseiller :
« Comte Jurson, les officiers de la Paix intérieure n’accepteront pas d’être considérés comme des incompétents, même si la plupart ont derrière eux des années d’expérience. Il faudrait un diplomate aguerri pour éviter de les heurter. Le mondrad Aur’Commara est peut-être un excellent officier, mais il n’a jamais eu l’occasion de faire preuve du moindre talent politique ! »
Le roi se crispa ; il semblait sur le point de laisser libre cours à sa colère, quand l’homme aux yeux verts lui lança un regard comminatoire. L’échange fit naître un frisson inexplicable dans la nuque de l’amiral Matven. Il se reprit et poursuivit sa diatribe avec autant de conviction qu’il en était capable :
«… Il risque de s’embourber dans une situation à laquelle il n’est pas préparé. Je peux sans doute désigner à Votre Majesté quelqu’un de plus expérimenté ! »
Le roi sourit avec une feinte indulgence :
« Votre zèle à défendre le mondrad aur’Commara, même s’il vous faut pour cela le déprécier, est louable et compréhensible. Nous le croyons tout à fait à la hauteur de la tâche. Sa capacité à s’imposer à un équipage aussi difficile que celui du Ferragon l’a démontré, ne pensez-vous pas ? »
Matven faillit rétorquer que l’équipage de la nef reconnaissait surtout le courage et la compétence. Des qualités susceptibles d’attirer la vindicte des médiocres quand elles ne se dissimulaient pas sous un épais vernis d’entregent et d’artifice.
« Bien sûr, Votre Majesté, murmura-t-il, le visage sombre. Je vais avoir besoin de tous les éléments nécessaires à l’établissement de son ordre de mission.
— Ce ne sera pas la peine, intervint l’homme aux yeux verts. Il est déjà rédigé. Vous n’aurez qu’à y ajouter les sceaux de l’Amirauté. »
Il se leva pour tendre à Matven une feuille de parchemin couverte d’une l’écriture ampoulée, qui n’était plus utilisée que pour les plus officiels des décrets royaux. L’amiral le parcourut rapidement ; ses yeux s’écarquillèrent d’étonnement quand il constata les termes employés.
« Votre Majesté…
— Amiral ?
— Le mondrad aur’Commara doit-il réellement se conformer à ces consignes… ou ces formules sont-elles employées pour des raisons… politiques ? »
Jurson étouffa une petite toux nerveuse, qui lui valut un coup d’œil goguenard de la part de l’inconnu. Le roi se crispa légèrement, avant de répondre d’un ton sec :
« Nous laisserons le mondrad en juger par lui-même. »
Matven hocha lentement la tête ; la situation le dépassait encore plus qu’il ne l’avait cru.
« Amiral, reprit le souverain avec un regain de courtoisie, nous comptons sur vous pour transmettre ces ordres au mondrad aur'Commara. Si vous avez besoin de la moindre précision, le comte Jurson reste à votre disposition. Vous pouvez disposer. »
L’officier supérieur se leva et salua. Il s’apprêtait à partir, quand son regard accrocha les motifs qui couraient sur la frise médiane des boiseries : des animaux symboliques droit issus des armoiries d’une des plus grandes familles de Tramonde. Pas les aigles de la branche royale, mais les dauphins des Marches océanes. Jadis la plus puissante lignée du continent, à présent réduite à un seul et unique descendant. Il se retourna à demi :
« Votre Majesté ?
— Amiral ?
— Ce n’est pas en raison de ses talents militaires que le mondrad aur'Commara a été choisi pour accomplir cette mission… n’est-ce pas ? »
Il s’agissait d’une constatation plus que d’une question. Un lourd silence s’installa dans la pièce. Jurson se détourna avec gêne, mais l’homme aux yeux verts esquissa un sourire appréciateur. Le roi se contenta de répondre avec une grave courtoisie :
« Qu’importe la raison, amiral ? Le mondrad aur'Commara possède un très vaste potentiel. Il est légitime qu’il soit employé pour le bien du royaume… »
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