Le portefeuille perdu

20 minutes de lecture

C’est un portefeuille qui vous parle.

Aussi incroyable et invraisemblable que cela puisse vous paraître, je suis bien un vulgaire portefeuille, que le dictionnaire définit comme étant : un petit étui formé de deux parties qui se replient l’une sur l’autre, équipé de compartiments où l’on ran= ge des billets de banque, ses papiers et autres documents. (Personnels en général).

Je ne viens absolument pas d’une planète où tous mes semblables seraient doués d’une conscience et d’un esprit, nous donnant le pouvoir de penser, de réfléchir et de nous exprimer sous toutes les formes.

Non.

Disons, pour faire bref, qu’après avoir été manufacturé dans une usine d’un lointain pays, je me suis retrouvé, après moult péripéties, dans un magasin de la vieille ville, spécialisé entre autre, dans la vente de sacs, sacoches, valises parapluies et même porte-monnaie. (Notez que, la différence qu’il y a entre un porte-monnaie et moi, est la même qu’entre une voiturette et une limousine !)

La cliente qui m’a acheté, il y a de cela un an, deux mois et trois jours, n’a pas hésité longtemps avant de me choisir. Je correspondais tout à fait à ce qu’elle voulait offrir à son amant, car j’étais à la fois pratique pour loger ses billets de banque, sa carte d’identité et autres cartes membre et de fidélité.

Si je vous raconte mon histoire, (Et ne me demandez pas comment j’y parviens, car cela n’est pas le propos et puis, avec les progrès de la technique, tout est possible désormais), c’est parce qu’elle est loin d’être banale et, qu’ensuite, les deux princi= paux protagonistes en sont incapables. L’un, parce qu’il n’est plus de ce monde et l’autre, parce que, à force de la raconter, a été considérée comme défaillante menta= lement (Entendez par là, qu’elle avait perdu une case) et internée dans une maison de repos.

Mon but est de relater la vérité. Toute la vérité. Rien que la vérité. Même si je sais très bien, qu’à la fin de mon récit, les choses resteront telles quelles. D’ailleurs, c’est la promesse que j’ai dû faire, en contrepartie de la possibilité qui m’a été donnée de m’exprimer tout au long de ces pages.

Mais, assez de préambule. Passons au fait.

L’avant dernière fois que j’ai vu mon propriétaire, Loïc Le Trot, (Et non la der= nière, comme tout le monde le prétend, à l’exception du deuxième personnage principal de ce récit et de moi-même) c’était dans un bar, au coin du boulevard Delfino et de la rue Arson.

Il m’a sorti de sa poche pour régler sa consommation (Un pastis) et celle de Suzanne (Un porto), son ex maîtresse, qu’il aimait encore énormément, si j’en juge à la façon dont il gardait précieusement, dans l’un de mes compartiments, une petite photo d’elle et quelques billets qu’elle lui avait écrits, soigneusement pliés en quatre.

Une fois extrait de ma tanière, il a pris un billet de dix euros qu’il a remis au garçon, et m’a tenu dehors en attendant que celui-ci, lui rapportât la monnaie sur six euros cinquante.

La conversation qu’il avait avec Suzanne était assez animée et, surtout, très passionnée. Il la suppliait de reprendre la vie commune, mais elle ne voulait pas. Elle opposait à ses arguments, leur liaison compliquée, difficile, faite plus de bas que de hauts. Lui, lui assurait que ce ne serait plus pareil : il avait changé, il avait mûri, il s’était rendu compte de ses erreurs ; or, rien n’y faisait. Elle continuait de l’apprécier beaucoup, de l’aimer tendrement, d’être bien en sa compagnie, mais heureuse de rentrer chez elle. Libre d’aller et venir à sa guise et de fréquenter qui bon lui semblerait sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. Et Loïc continuait à insister et à l’implorer, jusqu’au point que, excédée par cette pression, elle s’est levée et est partie précipitamment.

Comme il ne voulait pas rester sur cet échec et la perdre à tout jamais, il s’est levé également et, en bousculant la table, m’a fait tomber par terre sans même s’en rendre compte.

Lorsqu’il a réalisé que je n’étais plus dans la poche interne de sa veste, il était déjà chez lui à une bonne vingtaine de minutes d’ici et, de toute façon, il avait d’au= tres préoccupations plus importantes que celle d’essayer de se souvenir où m’avait-il oublié.

En outre, ce n’est pas l’argent que je contenais qui l’eût rendu plus pauvre. Peut-être la photo de Suzanne et quelques petits billets d’amour, témoins de leur bonheur révolu, l’eût chagriné quelque peu. Mais il possédait chez lui une boîte à souvenirs dans laquelle il gardait plein d’autres souvenirs d’elle. Quant à sa carte d’identité, périmée depuis un bail, il s’en fichait pas mal, vu que là où il voulait se rendre, les papiers et autres documents officiels étaient inutiles.

Dieu merci, je ne suis pas resté longtemps par terre. A peine le garçon revenu avec le reste, qu’il a empoché avec un grand sourire vu que personne n’était plus là pour le réclamer. A peine a-t-il débarrassé la table et l’a-t-il nettoyée d’un coup de torchon, que Sylviane, la deuxième protagoniste de cette histoire (Celle pour qui je la raconte, d’ailleurs), est venue s’asseoir et a commandé un soda zéro pour cent.

En se penchant pour poser son sac près de la chaise, elle m’a aperçu m’a re= cueilli et, comme toute femme qui se respecte (Que celle qui ne l’a jamais fait me lan= ce la première pierre), m’a ouvert pour voir ce que je contenais.

Comme je l’ai dit plus haut je ne possédais plus qu’un billet de 5 euros et de la petite monnaie logée dans la poche appropriée. Mais cela n’a pas semblé l’intéresser, ni même la photo de Suzanne et ses billets d’amour (Qu’elle ne s’est toutefois pas, privée de lire). Non. Ce qui l’a décidée à ne pas me remettre aux mains du garçon, qui arrivait avec le soda mais non au pourcentage qu’elle avait demandé mais qu’elle a accepté tout de même vu que l’établissement était en rupture de stock de zéro pour cent. Ceux qui l’a décidée, donc, à ne pas me remettre entre ses mains, c’est qu’en ayant regardé la carte d’identité de Loïc, elle a souri et a dit : « Je n’en crois pas mes yeux ! Ainsi, le client habituel s’appelle Loïc Le Trot, il est né à Paris le Douze Mai Soixante-deux et habite rue Lépante !! Car c’est lui. J’en mettrais ma main au feu » Et tout de suite après, elle m’a rangé dans son sac (qui empestait la menthe fraîche), a sorti son téléphone et je l’ai entendue dire (Je n’ai pas eu à faire de gros efforts vue que d’une part elle parlait assez fort et que, d’autre part, elle n’avait pas tiré la fermeture éclair de ma nouvelle demeure)

« C’est moi Katia ! Tu ne devineras jamais ce que j’ai entre les mains. »

La réponse de son interlocutrice et amie avait dû être à la fois assez marrante et choquante car elle lui a répondu en s’esclaffant :

« Oh ! Comme tu y vas ! Je ne suis pas comme toi et, même celle de Fabien, je n’ose pas toujours la prendre entre mes mains ! »

Je suppose que Katia a dû, sinon s’excuser, du moins plaider à sa décharge que ce n’était qu’une plaisanterie qu’elle devait reconnaître comme étant de mauvais goût, car Sylviane lui a rétorqué :

« Je l’avais compris ! »

Puis, il y a eu un silence et elle a ajouté à voix un peu moins élevée

« La carte d’identité du client habituel. »

Katia a dû lui balancer d’un ton plus sceptique que stupéfait quelque chose du genre :

« Arrête ! Tu me fais marcher ! Qu’est-ce que tu ferais avec sa carte d’identité Et cætera, et cætera… »

Et Sylviane, baissant encore plus le ton lui a répondu :

« J’ai trouvé son portefeuille. »

Suivi de l’endroit, et du motif qui l’y avait conduite, et concluant par :

« Bien sûr que je vais lui rendre. Je te raconterai »

Puis elle lui a envoyé des bises, des souhaits de prompt rétablissement, a coupé son portable et a commencé à boire son soda.

Vous vous demandez sans doute, comment ces deux jeunes femmes que sont Sylviane et Katia connaissaient Loïc et, surtout, qu’entendaient elles par : « Client habituel ». Je vais vous satisfaire sans délais.

Toutes les deux étaient caissières dans une supérette située rue Lépante, dans le centre-ville et, toutes les deux le voyaient régulièrement y faire ses courses. Comme il ne se contentait pas d’un seul passage journalier, mais plutôt de deux, trois, voire quatre passages, elles lui ont attribué ce surnom au fait qu’il était, d’après elles, le cli= ent qui venait le plus régulièrement (Ou, tout au moins, celui qu’elles remarquaient le plus). Et, c’est bien connu, dès lors que quelqu’un commence à avoir une certaine no= toriété ou, plus exactement, commence à être repéré, on échafaude des théories, des hypothèses et des supputations, purement gratuites la plupart des fois, mais non dé= nués de fondements.

Ainsi, lui ont-elles attribué une adresse, non loin de l’établissement, un âge ou, plus précisément une fourchette, un état civil, un métier, j’en passe et des meilleures.

Vous comprenez maintenant, quelle fut la joie de Sylviane d’être tombée sur moi qui lui avait dévoilé, enfin, une grande partie du mystère qui entourait leur « Client Habituel ».

Je vous avouerai que le fait d’être momentanément la possession de cette jeune femme, ne me déplaisait guère. Et, même si son sac empestait la menthe fraîche, je m’y sentais en sécurité. Elle avait quelque chose de rassurant, de réconfortant, d’apaisant.

Contrairement à ses autres collègues, dont les seules paroles qu’elles pronon= çaient lorsque le tour de Loïc était venu de leur déballer ses achats étaient : « Bon= soir… Ça fera tant… Merci et bonne soirée », Sylviane avait toujours quelques petites paroles amènes : ou sur le temps, ou sur le nombre de clients – peu ou trop – ou sur son état de santé ou même, tout simplement un : « Comment allez-vous ? » Petites attentions qui faisaient qu’il ne se sentait plus tout à fait un anonyme parmi les autres, qu’il était considéré. Or, le grand drame de mon propriétaire était justement ce sen= timent qu’il avait de se sentir transparent, invisible, incalculable aux yeux des autres.

Lorsqu’il m’a acheté – ou plutôt, lorsque Suzanne m’a acheté et m’a offert à lui le jour de son anniversaire, le couple commençait déjà à battre un peu de l’aile et bien souvent, elle partait deux ou trois jours toute seule :

« J’ai besoin d’y voir plus clair, Loïc »

Et lui tout penaud qui lui demandait :

« Tu me tromperas pas ? »

Et elle excédée qui lui répondait :

« Tu peux dormir sur tes deux oreilles. S’il y a une chose dont je rêve, pour le moment, c’est de m’exiler dans un couvent »

Et ses départs en solitaire devenaient de plus en plus fréquents. Et Loïc som= brait de plus en plus dans la mélancolie, le désarroi, le chagrin et la tristesse. Au point que, lorsqu’elle rentrait, ce n’était plus avec un sourire plein d’amour de reconnais= sance et de gratitude qu’il l’accueillait, mais avec une tête renfrognée maussade et ré= barbative, qui lui donnait plus envie de repartir que de rester. Et ce qui devait arriver, est arrivé. Un jour elle n’est plus revenue Elle est resté deux bonnes semaines sans même lui donner signe de vie. Puis, un Samedi matin, elle l’a appelé pour lui proposer une promenade au bord de la mer suivie d’un pique-nique et je l’ai vu sauter de joie, partir à la superette acheter les provisions (Sylviane n’était pas de service ce jour-là), puis monter dans sa voiture, traverser la ville – en dépassant parfois la vitesse autorisée – et, arrivé en bas de l’appartement de Suzanne et l’apercevant debout en train de l’attendre sourire aux lèvres, je l’ai vu bondir dehors, lui sauter au cou et la serrer très fort contre lui.

Après cette journée, elle est retournée vivre chez lui. Pas définitivement. Une semaine par-ci, une semaine par-là.

La vie semblait lui sourire à nouveau. Et, à nouveau, entre bouquets de fleurs et cadeaux somptueux ; entre dîners aux chandelles dans les restaurants chics de la Côte et weekends de rêve en amoureux, il lui a demandé de rester un peu plus longtemps et puis après, encore plus longtemps et, finalement, de se réinstaller définitivement.

Et le malheur, c’est qu’elle a accepté, convaincue qu’il avait vraiment changé. Hélas, elle n’a pas été longue à réaliser, qu’il était resté le même voire, qu’il avait empiré. Donc, ça a été la rupture définitive.

Le jour où il m’a oublié, ils venaient de se reparler après deux mois de silence radio.

Les questions que devait se poser Sylviane, quant à mon sort, pendant qu’elle s’occupait des clients qui défilaient devant sa caisse étaient sans doute les suivantes :

« 1 – Passera-t-il à la supérette ?

« 2 – Si oui, vais-je le lui rendre, au moment où je lui annonce le prix à payer ?

« 2 bis – S’il attend à une autre caisse – celle de Jeanne ou d’Amédée, vais-je lui faire signe de venir à la mienne ?

« 3 – S’il ne passe pas – ce qui m’étonnerait – irai-je le lui amener demain, ou le lui rendrai-je par la poste ? »

Or, ce jour-là, il n’est pas passé. Ce qui lui laissait toute amplitude pour tran= cher entre les deux possibilités de sa dernière question. Elle analyserait les deux options sereinement chez elle.

En attendant, elle avait un long trajet à parcourir, assise dans le bus numéro 39 de 20 heures 36 qui, au deuxième arrêt – soit huit arrêts avant qu’elle ne descende – a embarqué un passager qui a pris un ticket, qui l’a composté et qui est allé s’asseoir.

Trop, occupée à regarder ses SMS sur son téléphone, elle n’a pas fait attention à lui (Ni lui à elle, d’ailleurs), ce qui lui eût été salutaire s’il en était resté ainsi durant le reste du trajet ou, tout au plus, jusqu’à l’arrêt du cimetière. (Arrêt qui lui donnait chaque fois froid dans le dos, car elle ne pouvait se défaire de l’appréhension de voir, un soir, monter un revenant qui, lassé de tant de siècles de solitude souterraine, aurait voulu avoir un peu de compagnie.)

Elle aurait dû continuer à lire ses textos, plutôt que de relever la tête et regar= der autour si un nouveau passager, ou deux ou plus, étaient montés à bord.

Mais elle l’a vu. Elle l’a tout de suite reconnu. Elle a écarquillé les yeux et, sans perte de temps en questionnements oiseux, elle s’est levée et s’est assise à côté de lui :

« Bonsoir, monsieur Le Trot »

Il s’est retourné, l’a regardé et lui a répondu :

« Bonsoir Sylviane. »

Puis il est resté pensif quelques instants, devant sans doute se demander com= ment connaissait-elle son nom, car ce ne pouvait être par sa carte de crédit, (Qu’il ne rangeait jamais à l’intérieur de moi, préférant sagement ne pas mettre tous les œufs dans le même panier) avec laquelle il payait régulièrement, qu’elle aurait pu l’ap= prendre vu que c’est lui-même qui l’introduisait dans le lecteur.

C’est elle qui lui a apporté la réponse :

« Si je connais votre nom c’est parce que cet après midi j’ai retrouvé votre por= tefeuille »

Puis, d’un ton gêné, elle a ajouté :

« Je me suis permise de l’ouvrir pour voir si je trouvais quelque indice pouvant identifier son propriétaire et, j’ai vu votre carte d’identité. »

Enfin, en rougissant elle a conclu :

« Je suis désolée. »

Elle m’a sorti de son sac (Je devais empester la menthe fraîche) et m’a tendu à mon propriétaire, que je n’étais pas mécontent de retrouver.

Il m’a pris, m’a retourné dans tous les sens, m’a ouvert a contrôlé si tout y était puis, il m’a refermé, m’a rangé dans la poche habituelle et l’a rassurée :

« Ne soyez pas désolée. Vous l’avez retrouvé, vous me l’avez rendu et tout y est. Je vous remercie. »

Puis, changeant de sujet, il a ajouté :

« Ca y est, vous avez fini votre travail ?

— Oh oui. Contente de rentrer chez moi. Aujourd’hui la journée a été particu= lièrement pénible. Deux clochards se sont bagarrés pour une canette de bière qu’ils prétendaient avoir vue en premier. Heureusement que deux agents étaient en train de faire des courses. Ils se sont approchés et ça les a clamés. Ils m’ont laissé un euro chacun en s’excusant d’avoir fait tomber la canette qui a explosé par terre.

— Ils les ont laissé partir ?

— Oui. »

Puis, après un temps elle lui a demandé :

« Et vous, vous avez fini votre travail aussi ?

- J’ai fini depuis presque trois heures. Je me rends chez des amis. Ils habitent près du cimetière. A première vue, ça peut paraître lugubre, mais ils m’ont dit qu’on s’y habitue. Et que leurs fenêtres donnent de l’autre côté.

Il a pris sa respiration et a continué :

« Je vais déménager. »

J’ai pensé en moi-même : « Ca y est, tu vas déménager ? Quitter enfin cet appartement si chargé de souvenirs ? Bravo. Nous allons recommencer une nouvelle vie ! »

Elle lui a demandé :

- Où ? »

Bravo, Sylviane. Moi je n’aurais pas pu et j’étais curieux de le savoir.

Il a répondu :

« Dans leur quartier. Ils m’ont parlé d’appartements disponibles et bien situés. Alors, pourquoi pas ? »

Et j’ai compris l’allusion.

Et j’ai compris aussi pourquoi sa voix avait quelque chose d’étrange d’indéfi= nissable. Pourtant, c’était la sienne… sans être la sienne tout à fait.

C’était son timbre qui me déroutait. Il était neutre, sans modulation. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle ressemblait à ces voix fabriquées de toutes pièces avec lesquelles on fait « parler » des robots mais, elle en avait la monotonie, l’uniformité, la platitude.

Sylviane, elle, n’y avait sans doute pas prêté attention. Il faut dire qu’elle ne la connaissait pas bien.

Quand le bus a fait son arrêt au cimetière, il lui a serré la main. Elle lui a de= mandé :

« C’est quand que vous déménagez ? »

Il lui a répondu :

« Demain. »

Et nous sommes descendus.

Voici la version de Sylviane. Celle qu’elle ne cesse de répéter, de marteler, de ressasser. Version que je corrobore d’ailleurs. J’ai bien été remis à mon propriétaire Loïc Le Trot dans le bus de la ligne 39 à 20 heures 45 environ. J’affirme aussi qu’il est bien descendu à l’arrêt du cimetière. Mais, il ne s’est pas rendu chez des amis. Il y est entré. Il s’y est promené (Je devrais dire : il y a erré). Il marchait lentement, les mains derrière le dos, s’arrêtant devant chaque tombe pour y lire le ou les noms inscrits dessus ainsi que les dates de naissance et de mort. On aurait dit un colonel passant en revue ses troupes.

Une fois l’inspection finie, il a reculé de quelques pas, afin d’avoir une vision d’ensemble de tous les caveaux et, au terme de quelques instants, il a dit d’une voix d’outre-tombe :

« Je m’appelle Loïc Le Trot, je suis votre nouveau voisin. »

La suite de cette histoire, je l’ai entendue à la terrasse du café qui se trouve en face de la supérette où travaille Sylviane. Il était 20 heures 20, elle était attablée avec le lieutenant de police Fred Altieri :

« Merci madame d’avoir accepté cet entretien. Lorsque je vous ai entendue parler avec votre collègue de monsieur Le Trot et du portefeuille que vous lui avez restitué, j’ai eu besoin d’avoir quelques éclaircissements. »

Il m’a sorti de sa poche et lui a demandé :

« Est-ce bien celui-ci ?»

Elle m’a regardé et a répondu :

« Oui. »

Puis, elle s’est empressée d’ajouter :

« Vous savez, je n’ai rien pris ! Je vous le jure. Il n’y avait qu’un billet de cinq euros et…

Le lieutenant l’a coupée :

« Je le sais. Ce n’est pas pour cela que j’ai demandé à vous parler, mais plutôt pour savoir : où l’avez-vous trouvé et, quand et comment le lui avez-vous restitué et, surtout, à quelle heure ? »

Et Sylviane lui a tout raconté dans les moindres détails.

Le lieutenant l’a écoutée avec attention hochant la tête de temps en temps en me tripotant. Et, quand elle a eu fini, il est resté pensif, il a bu une gorgée de bière (C’est ce qu’ils ont commandé tous les deux) et lui a dit :

« Ce qui ne colle pas dans votre version, madame Bracco, c’est l’heure où vous l’avez vu dans le bus. Vous m’affirmez qu’il était environ neuf heures moins dix du soir.

— Et je l’affirme à nouveau, lieutenant. »

Puis, après un instant elle a demandé :

« Mais quel est le problème ? Il n’est pas à lui, ce portefeuille ? Il l’a volé ?

— Pas du tout, madame. C’était bien le sien. »

Elle a répété :

« C’était bien le sien, vous dites ?

— Il est mort, madame. Il s’est suicidé en se tirant une balle dans la tête. »

Sylviane a mis ses mains devant sa bouche et s’est exclamée :

« Le pauvre ! Ça s’est passé après la visite chez ses amis ? Ceux qui habitent près du cimetière ?

Le policier a tourné deux fois sa tête à gauche et à droite :

« Non, madame. Il s’est suicidé à 20 heures précises. Juste au moment où commençaient les infos télévisées. Ce sont ses voisins de palier qui ont entendu le coup de feu, plus un bruit qui ressemblait à celui que fait un corps qui tombe. L’homme est sorti, a sonné à sa porte, pas de réponse. Il a ensuite tambouriné, toujours pas de réponse. Alors il a appelé les pompiers qui l’ont défoncée et ont aperçu le corps de monsieur Le Trot. »

Il s’est arrêté un instant et a ajouté :

« Je vous passe les détails. »

Puis l’a regardée dans les yeux et lui a dit :

« Vous comprenez maintenant pourquoi votre version ne colle pas ? A l’heure où vous dites l’avoir rencontré dans le bus, lui avoir parlé et restitué son portefeuille, il était déjà mort depuis une cinquantaine de minutes. »

Elle a chancelé. Ses mains se sont mises à trembler comme des feuilles agitées par le vent d’automne. Heureusement qu’elle a eu la présence d’esprit de reposer son verre sur la table. Sinon, il serait tombé et se serait brisé en mille morceaux et la bière se serait répandue sur le sol, comme celle de la canette que les clochards ont faite tomber la veille, et qu’elle a dû nettoyer tout le sol avec la grosse « bêbête à brosses » comme elle l’appelait.

« Mais pourtant, je n’ai pas rêvé. C’est bien monsieur Le Trot que j’ai vu dans le bus. C’est bien à lui que je l’ai remis.

— Non, madame, vous n’avez pas rêvé. C’est bien à monsieur Le Trot que vous l’avez remis. Nous l’avons retrouvé chez lui. Tout concorde dans ce que vous dites. Le bar où vous l’avez trouvé est bien celui où il l’a oublié. Il n’y a que cette histoire de bus et d’heure qui ne colle pas.

Il l’a regardée dans les yeux et lui a dit :

« Pourquoi vous ne voulez pas me dire la vérité ? Vous n’avez rien à craindre. Il s’est bel et bien suicidé. Et quand on l’aurait tué, ce ne pouvait pas être vous, puisqu’à 20 heures vous étiez encore derrière votre caisse. Alors, de quoi avez-vous peur ? »

C’est presque avec des sanglots dans la voix qu’elle a imploré :

« Mais je n’ai peur de rien. Je vous jure juste que c’est comme ça que ça s’est passé. »

Fred Altieri a bu une nouvelle gorgée de bière puis il a sorti de sa poche un petit carnet format 11x17, l’a ouvert à une page donnée et a lu :

« Treize heures Quarante. Sylviane (Ma caissière préférée du « Petit mar= « ché ») est passée me rendre le portefeuille que j’ai oublié au bar de la rue Delfino. « C’est Suzanne qui va être contente. Elle qui se faisait du souci pour la carte « d’identité qui se trouvait dedans et que, quelqu’un peu scrupuleux aurait pu «voler pour usurper mon identité (…)

« Pour la remercier, je lui ai proposé un café. Elle a regardé l’heure et a accepté. Nous avons pu parler un peu de tout. Moi, de mon boulot d’agent d’assurances, elle de son mari, Fabien, qui est routier et qui est absent quatre jours sur sept. Elle m’a regardé en face et m’a dit qu’il ne revenait qu’après demain.

« Désolé, Sylviane. J’ai interprété cela comme un signe. C’est pour « cela que je t’ai proposé un dîner ensemble après ton travail. Je suis un « gentleman » je sais me tenir. Si tu n’avais pas voulu aller plus loin, je t’aurais ramenée chez toi… Et je t’aurais remerciée d’avoir accepté ma proposition. Mais tu as refusé. Catégoriquement. En plus avec un ton et une attitude qui laissaient croire que je t’avais proposé de coucher avec toi. Là, sur le champ !

« Non, vraiment je n’ai pas compris ta réaction. Et surtout, surtout, lorsqu’avant de partir, tu m’as embrassé pendant Trente bonnes secondes et tu m’as dit : « C’est tout ce que je peux vous donner. » Je n’en demandais pas plus. Un dîner. Un simple dîner au bord de la mer. Ta compagnie m’aurait fait du bien. Elle aurait chassé cette idée noire, morbide, funeste qui trotte dans ma tête (…)

« Ça ne fait rien Sylviane. Ça ne fait rien. « Le cœur a ses raisons que la raison ignore. » Et puis, si tu savais le nombre de choses que je n’ai pas comprises dans ma vie – dans cette vie ! J’espère que la prochaine m’apportera les réponses. »

Il a refermé le calepin et l’a regardée droit dans les yeux en lui demandant :

« Alors, qui croire madame : un écrit qui reste, ou une parole qui s’envole ? »

Là, Sylviane s’est écroulée par terre. Il a appelé le SAMU qui l’a conduite à l’hôpital où, paraît-il, en pleine nuit, elle s’est mise à hurler :

« Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Je ne suis jamais allée chez lui ! Je n’ai jamais bu de café chez lui ! Je ne l’ai jamais embrassé ! Le portefeuille je le lui ai rendu dans le bus numéro 39 de 20 heures 36 que je prends tous les soirs pour ren= trer chez moi !! C’est la vérité !! La vérité !!!!! »

Et malgré les calmants et les sédatifs qu’on lui avait administré, elle répétait toujours la même chose... Toujours la même chose… Toujours la même chose. Mais à chaque fois, on ne la croyait pas… On ne la croyait pas… On ne la croyait pas…

Encore aujourd’hui, lorsqu’elle se promène dans le joli parc rempli d’arbres d’où chantent des gentils oiseaux, de la belle et confortable maison de repos où elle réside, elle répète à toute personne qui marche à ses côtés – infirmières ou malades ou même membres de sa famille : mari, père, mère, frère et sœur, ou anciennes col= lègues (Katia le plus souvent) – elle répète inlassablement la même histoire :

« Je l’ai vu dans le 39 ce soir-là. Je me suis assise à côté de lui… Et cætera »

Et moi, pauvre portefeuille, pauvre objet inanimé, qui traîne désormais dans le sac de Suzanne (Elle m’a ajouté une petite photo de Loïc ainsi que quelques petits billets manuscrits de sa main) Moi, je ne peux même pas témoigner et jurer que Syl= viane a raison. Tout à fait raison, puisque j’y étais dans ce bus ce soir-là !

Qui sait ! Peut-être on ne m’aurait pas cru, moi non plus. Et, à l’heure où je vous parle je serais enfermé dans son sac qui empeste la menthe fraîche !

FIN

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