La force du verbe
La force du verbe
La conjugaison n’a jamais été mon fort. Mais je m’y suis plié. Et je dois modestement constater qu’à mon âge je fais moins de fautes d’accords que nombre d’étudiants bardés de diplômes actuels.
Il est des verbes amicaux, des verbes complaisants. Ceux des deux premiers groupes. Ils sont dociles, prévisibles. Ils rassurent. Ils se conjuguent toujours pareil. D’ailleurs, dans notre monde toujours plus complexe, on crée les nouveaux verbes toujours dans cette catégorie. Plus simple. Atterrir, alunir, se connecter, bugger, googleliser.
C’est pourtant un verbe du troisième groupe qui tourne dans ma tête. Simple, très ancien. Même pas difficile à conjuguer. Pas comme coudre par exemple – Elle cousit ? Elle cousut ? - Il aurait pu faire partie d’un groupe plus sociable. Il le mériterait. Il a tellement servi, tellement fait rêver ou pleurer. Depuis l’antiquité. On lui doit beaucoup, et les légions romaines pourraient en parler. Du bien et du mal, bien sûr. Il a tant fait bouger le monde qu’il semble tout usé, presque rabougri. Il en a perdu ses aspérités. Il aurait mérité d’être plus long. L’académie française devrait se pencher sur le problème au lieu de traduire des anglicismes à tour de bras. Pour laisser le temps à celui qui écoute de bien comprendre ce qu’il signifie, qu’une seule syllabe suffit à changer les vies, et ainsi admettre tout ce qui va suivre.
J’imagine volontiers que, dans le passé, il fallait de la grandeur pour le prononcer. Forcément avec panache. En tout cas dans la version qui me concerne. Car le verbe est ambigu. Il faut le dire sobrement, avec aplomb, sans hésitation. Sinon il fait passer pour un lâche, donne l’impression que celui qui l’a prononcé va détaler à toute allure. Non, je ne veux surtout pas passer pour un lâche ! Pas aujourd’hui.
Christophe Colomb parlait espagnol. Je ne trouve pas comme çà, d’emblée, l’équivalent de ce verbe en espagnol. Je ne sais pas comment je dirais çà en espagnol. D’ailleurs je ne le dirai pas en espagnol. Cette langue dédramatise tout. C’est le problème, impossible de faire sérieux. C’est étrange. Un verbe si simple, si définitif, doit pourtant exister en espagnol. Un synonyme paraitrait faible, discutable. Oui, Christophe Colomb a dû le prononcer, et beaucoup ont dû rire. Surtout à cause de son accent. Christophe Colomb était-il un homme sérieux ? Est-on sérieux quand on affirme que la terre est ronde, contre toute évidence ? Qu’on charge trois bateaux de caisses de vivres, qu’on ne connait des Indes que les trois boîtes d’épices des cuisines de l’Escurial ? En tout cas, il l’a dit. J’en suis sûr. Avec détermination. Un frisson a du parcourir l’assemblée : les marchands qui pariaient sur lui, les matelots ramassés sur le port. Isabelle la Catholique, qui n’était pas une grande expressive, avait esquissé un sourire. Mais elle aussi avait dû ressentir quelque chose. Elle était reine, mais elle était femme, et les femmes n’aiment pas ce verbe. Dans ce mot, pourtant, l’Amérique était déjà présente. La mer démontée, les jours de jeûne, les périodes de découragement. Puis la découverte, l’histoire du monde qui prenait une nouvelle route. Les verbes qui modifient l’histoire sont toujours très simples ?
Que reste-t-il à découvrir aujourd’hui ? Le monde est fini, chaque recoin de la terre est identifié, chaque peuple accède à internet. Moi, quand je prononce ces mots, je suis humble. Ils ne provoqueront aucune ride à la surface de la seine. Pas un papillon dans le jardin ne modifiera sa course en ce mois de juillet. Pas un éclat de voix. Et pourtant, quand il sera dit, tout sera chamboulé. Ils atteindront tous ceux que j’aime. Tous ceux qui ne sont pas là, à cet instant précis. Ceux qui m’ont appris à lire et à écrire. Ceux qui m’ont appris les premiers mots de vocabulaire, les mêmes qui m’ont appris à conjuguer.
Il fera du chagrin aux gens qui m’ont élevé. Qui n’étaient pas, eux, des champions du vocabulaire. Quand l’exemple, à défaut des mots, servait d’enseignement. D’ailleurs, ils ne répondront rien. C’est un verbe du troisième groupe. Tout le monde va le comprendre du premier coup. Même ceux qui diront « quoi, qu’est-ce que tu viens de dire ? » pour essayer de gagner du temps. Il ne mérite pas d’être dans la liste des exceptions, celles qu’il faut apprendre par cœur, surtout les étrangers. Ils sont pourtant concernés eux. Au moins, il n’est pas difficile à prononcer. Il doit cesser de me perturber avec cette sotte simplicité. Les choses graves ne peuvent être dites de façon aussi abrupte !
Et puis il y a ceux qui ne comprennent pas le français. Qui ne comprennent pas grand-chose en fait. Seulement leur petit environnement, la recherche de leur nourriture quotidienne. Je pense aux moineaux qui viennent picorer le pain que je leur dispose, chaque matin d’hiver, juste entre deux ramifications du vieil érable. L’endroit idéal d’où je peux les observer, derrière la vitre, assis dans ma cuisine, tandis que je prends mon petit déjeuner. Eux, ils se fichent de ce que je vais dire, encore moins du vocabulaire. Ils ont tort, car ils sont concernés. Quand je les ai observés, la première fois, frigorifiés, c’était un dimanche après-midi de décembre. Moi douillettement accoudé à mon bar, en chaussons, sirotant mon café. Je les regardais, tout ébouriffés, frappant l’écorce de leur petit bec. D’abord indifférent, j’ai apprécié peu à peu leur présence, jusqu’à ce qu’elle devienne quelque chose d’essentiel dans ce jardin déserté en hiver. Un souffle de vie lors dans ce moment en solitaire. Je leur ai disposé des graines. A l’endroit précis où une branche démarrait paresseusement, parallèle au sol, avant de bifurquer vers le ciel. Créant le faux plat utile sur lequel j’avais posé une mangeoire. J’avais étalé un peu de lard pour que les moineaux reprennent des forces et survivent au froid. Puis des graines, puis du pain trempé dans du lait. Si bien que, les mois passant, ils avaient pris leurs habitudes. Ils étaient revenus chaque année plus nombreux. Bientôt rejoints par les rouges-gorges, un bouvreuil, un couple de fauvettes. Ainsi, patiemment, de mois en mois, nous nous étions installés, eux et moi, dans cette complicité muette. Je leur offrais à manger, ils me donnaient un peu de leur liberté. Mais attention, pas toute l’année. Tout ce stratagème complice ne fonctionnait qu’en hiver. Dès le printemps je cessais de leur offrir une pitance facile. Il leur fallait conserver les facultés de se nourrir par eux-mêmes. Sinon je les aurai aliénés. Je voulais les observer, pas les mettre en cage. Mes moineaux, mes fauvettes, je ne leur ai jamais parlé. Cela aurait été ridicule. Je ne me suis jamais adressé à un chat ou à un chien quand il m’est arrivé d’en côtoyer. Alors vous imaginez, un oiseau. Non, je ne leur ai jamais parlé, je ne leur ai pas donné de nom. Pour leur indépendance !
Bien sûr, eux, ils ne comprendront pas. Quand les premiers froids vont arriver, ils vont venir, un par un, sur la grosse branche. Ils viendront quémander leur larme de beurre, leur petit bout de graisse. Comme d’habitude. Ils ne sauront jamais qu’ils m’auront soufflé ces mots.
Enfin, je revois madame Cassard. Celle qui fut mon professeur de théâtre. A une époque parler en public me terrorisait.
- Tu viens d’où, m’avait-elle lancé avec une certaine classe dès le premier cours. Car madame Cassard avait beaucoup de classe. Surtout quand elle arrivait, emmitouflée dans son manteau de lapin.
- Du sud-ouest, madame
- C’est pour ça que tu ouvres tant les O. Avec Marivaux, ça marche pas tout çà. Il va falloir faire quelque chose.
Madame Cassard ne m’avait pas seulement extirpé mon accent, elle m’avait appris à m’exprimer. La même phrase, sur tous les modes. Les mêmes mots qui changent de sens suivant le ton. Un oui ou un non devenaient un non ou un oui. Surtout travailler la façon de prononcer les mots. Leur faire dire ce qu’on veut qu’ils disent. Alors mon verbe, du troisième groupe peut-être, mais rudimentaire, c’est si facile de lui faire dire le contraire de ce qu’il exprime. Il me faut le sortir sans tonalité particulière. Madame Cassard m’avait ainsi appris l’intelligence des mots. Nous arrivions chacun avec un poème prêt à réciter. Elle en tirait un au hasard . Quand elle nous reprenait, le renard de Jean de la Fontaine devenait retord, le corbeau naïf et gonflé d’orgueil. Madame Cassard paraissait connaître tous les poèmes de la terre. Quand l’un d’entre nous trébuchait sur un mot, elle le corrigeait :
- Tu es sûr que Rimbaud l’a dit comme çà ?
Madame Cassard doit être très vieille maintenant. Elle ne peut pas se douter que je pense à elle, aujourd’hui. Que m’aurait-elle conseillé ? Alors que mon texte se limite à deux mots. Deux mots des plus élémentaires. Dont le premier, dans sa crudité résume déjà la seule chose que j’emporte avec moi. Je. Je. Toutes mes phrases désormais vont commencer par « je ».
Alors face à Cécile qui me regarde, qui attend que je parle, les yeux mouillés de larmes, je prononce, la gorge nouée mais sans trembler, le texte le plus simple de mon existence, le plus difficile dans l’exécution :
-« Je pars »
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